Réf. : Cass. civ. 1, 23 mai 2012, n° 11-14.104, FS-P+B+I (N° Lexbase : A9031IL3)
Lecture: 13 min
N2896BTG
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Sophie Deville, Maître de conférences en droit privé, Institut de droit privé EA 1920, Université Toulouse 1 Capitole
le 12 Juillet 2012
Dans l'espèce soumise aux juges, une personne a fait donation à son fils, par deux actes séparés, d'une maison d'habitation et de plusieurs terrains en ayant pris soin, comme l'y autorise l'article 951 du Code civil (N° Lexbase : L0107HPN), de se réserver un droit de retour sur tous les biens pour le cas où le donataire décèderait avant elle sans postérité, mais encore dans l'hypothèse où les enfants du donataire viendraient eux-mêmes à décéder sans descendance. Quelques années plus tard, le gratifié décède en laissant deux enfants qui décident de renoncer à la succession, en considération de l'importance du passif laissé par leur père, placé de son vivant en liquidation judiciaire. La grand-mère agit alors pour obtenir restitution de l'objet des donations. Les juges du fond, considérant la demande recevable, déboutent néanmoins le disposant au motif, principalement, que la renonciation des héritiers du donataire ne peut en aucun cas être assimilée à leur décès ; de ce fait, l'élément érigé en condition résolutoire ne s'est aucunement réalisé et le droit de retour ne peut être exercé. Les magistrats d'appel se livrent à une interprétation littérale des termes de la stipulation qui, combinée à une exacte application des principes innervant le mécanisme de la condition, conduisent à rejeter la prétention. Ceci étant, l'argumentation n'obtient pas les faveurs de la Cour de cassation qui censure la décision avec force en statuant sur un moyen relevé d'office. La première chambre retient, en effet, que la renonciation d'un descendant ne peut faire obstacle à l'exercice du droit de retour, que celui-ci soit légal ou conventionnel. Le renonçant étant appréhendé comme un étranger à la succession, il en résulte que "le donataire ne laissait aucune postérité pour lui succéder" ; dès lors, la condition résolutoire affectant les libéralités consenties par l'ascendante est réputée réalisée et cette dernière doit être considérée comme seule propriétaire des biens depuis l'origine.
Il est ici question d'analyser les effets de la renonciation des petits-enfants à la succession de leur père donataire sur le mécanisme conditionnel que constitue le droit de retour apposé aux donations consenties par la grand-mère. Les enjeux de la solution ne sont pas négligeables, notamment en l'espèce, en ce sens que la mise en oeuvre du retour permet à la donataire d'obtenir la restitution des biens libres de toutes charges (C. civ., art. 952 N° Lexbase : L0108HPP), lesquels ne figureront pas à l'actif de la succession de son fils, dont on sait qu'elle se trouve affectée d'un passif très important. Par ailleurs, les liens unissant les libéralités consenties par l'ascendante et l'hérédité du donataire peuvent se comprendre par référence aux objectifs du droit de retour.
Cette clause est entièrement motivée par le souhait du disposant d'éviter, à tout le moins de son vivant, la transmission des biens objets de la gratification à des personnes autres que sa descendance, les stipulations étant susceptibles de varier selon le degré d'intuitu personae qui anime le donateur. On comprend aisément pourquoi certains événements, tel le prédécès du donataire, voire de ses propres descendants, peuvent mettre à mal le désir du donateur de conserver les biens au sein de la proche famille ; les règles de dévolution conduiront à les attribuer à d'autres personnes figurant en rang utile pour succéder. Dès lors, le législateur a très tôt admis que certains éléments soient érigés en conditions résolutoires de la gratification. En ce sens, l'article 951 du Code civil énonce que "le donateur pourra stipuler le droit de retour des objets donnés, soit pour le cas du prédécès du donataire seul, soit pour le cas du prédécès du donataire et de ses descendants". La clause permet au donateur d'obtenir la restitution des biens au cas de prédécès du donataire ou de ses descendants en vertu du mécanisme conditionnel qui emporte l'anéantissement rétroactif de la libéralité ; la propriété du donataire s'efface et c'est le disposant qui est réputé seul titulaire de droits sur les biens depuis l'origine (2). Cette stipulation ne fait nullement échec à l'irrévocabilité spéciale qui s'impose aux donations puisque l'événement élevé en condition échappe en principe à toute influence du disposant ; la libéralité entre vifs peut parfaitement s'accommoder d'une telle modalité en l'absence de toute potestativité (3).
Le retour conventionnel produit des effets particulièrement énergiques par comparaison avec les droits de retour d'origine légale qui se sont multipliés sous l'impulsion des lois n° 2001-1135 du 3 décembre 2001 (N° Lexbase : L0288A33) et n° 2006-728 du 23 juin 2006 (N° Lexbase : L0807HK4). En effet, le droit de retour légal demeure une prérogative de nature successorale (4) ; le bénéficiaire agit en qualité d'héritier et supporte de ce fait les obligations afférentes à sa situation, en particulier le passif s'il accepte purement et simplement la succession anomale. Par ailleurs, le mécanisme n'est aucunement doté d'un effet rétroactif au contraire du droit de retour conventionnel.
Simplement, la clause de retour présente la spécificité de ne pouvoir permettre au donateur de s'opposer aux aliénations consenties par le donataire dès lors que les évènements qui conditionnent l'existence de l'obligation ne sont pas survenus. Ainsi, le bénéficiaire pourra-t-il librement céder les biens donnés à des tiers ; toutefois, au cas de réalisation de la condition, le disposant en obtiendra restitution sans que les ayants cause du donataire puissent lui opposer leurs droits (5). Pour éviter ces situations qui peuvent se révéler délicates, le droit de retour est fréquemment assorti d'une clause d'inaliénabilité. Cette dernière, destinée à conforter l'efficacité du procédé, est alors considérée comme justifiée par un intérêt sérieux et légitime, et respectueuse des dispositions de l'article 900-1 du Code civil (N° Lexbase : L0041HP9) (6).
Le droit de retour stipulé par le donateur manifeste sa volonté de renforcer l'intuitu personae qu'abrite son acte en considération de certains objectifs. En ce sens, si la clause ne peut profiter qu'à lui seul selon les termes légaux, le choix des modalités affectant la libéralité est laissé au disposant. La condition principale réside dans le prédécès du donataire, mais il est tout à fait possible d'adjoindre d'autres éléments, conformément au souhait de l'ascendant. Si le retour peut être stipulé du seul fait du décès du donataire (7), il est plus fréquent que l'auteur de la libéralité conditionne la restitution au prédécès du descendant sans postérité, voire à celui de son enfant et de sa postérité. Dans ce dernier cas, la survivance d'un seul descendant du donataire suffit en principe à faire échec à la restitution. De telles stipulations manifestent le désir de conservation des biens dans la proche famille.
Là étaient exactement les priorités de l'ascendante dans l'espèce soumise aux juges le 23 mai 2012 ; le droit de retour se trouvait en effet conditionné au décès du donataire sans postérité ainsi qu'au prédécès éventuel des descendants du gratifié lui-même. Toute la difficulté réside ici dans le fait que les enfants du bénéficiaire prédécédé, vivants par hypothèse, ont décidé de renoncer à la succession de leur père, répudiant dans le même temps les biens donnés, alors laissés entre les mains des créanciers successoraux. La mise en oeuvre éventuelle de la clause, défendue par l'ascendante, doit dès lors dépendre, a priori, de l'interprétation de ses termes. La renonciation peut-elle être assimilée au décès du donataire sans postérité en dépit du silence de la loi -et avec elle de la stipulation litigieuse- qui ne visent que le dernier ? La question mérite une attention toute particulière ; bien que peu envisagée par la doctrine contemporaine, elle est susceptible de se poser fréquemment en pratique. La problématique a toutefois occupé des auteurs plus anciens bien qu'aucun consensus ne puisse être constaté. Une partie de la doctrine rejetait l'influence de la renonciation sur le droit de retour au motif qu'une interprétation stricte des termes de la stipulation devait s'imposer (8), à moins que le disposant ne l'ait expressément élevée au rang de condition résolutoire (9). Un autre mouvement admettait au contraire que l'assimilation du prédécès et de la renonciation était possible au regard des effets classiquement attribués à cette dernière, à savoir l'effacement rétroactif de la qualité d'héritier (10).
C'est sans conteste en faveur de la première analyse que s'est prononcée la cour d'appel dans cette affaire. Pour refuser la mise en oeuvre du droit de retour, les juges du fond procèdent à une interprétation littérale des stipulations contenues dans les deux donations, précisant que "[...] la renonciation par des descendants à la succession de leur auteur ne peut être assimilée au décès de ceux-ci [...]", mais encore que "[...] l'hypothèse de la renonciation des héritiers du donataire n'a pas été anticipée dans les donations avec stipulation du droit de retour conventionnel [...]". En d'autres termes, en l'absence de clause visant la renonciation, la restitution ne peut être obtenue car les seules conditions résolutoires envisagées par l'ascendant donateur ne se sont pas réalisées (11).
Si cette analyse est respectueuse de la lettre des clauses incluses dans l'acte par le disposant, elle s'éloigne néanmoins des motivations qui animaient ce dernier lorsqu'il les a stipulées. La renonciation des enfants du donataire produit les mêmes effets que leur décès en ce que les biens donnés reviendront à des étrangers au cercle familial. Cet élément n'a pas échappé aux magistrats de la Cour de cassation qui sanctionnent la décision d'appel en préférant une interprétation téléologique. Après avoir rappelé que l'héritier renonçant est censé n'avoir jamais été héritier selon l'article 805 du Code civil (N° Lexbase : L9880HNA), les Hauts magistrats poursuivent en constatant que la condition résolutoire affectant la donation s'est réalisée, "le donataire ne laissant aucune postérité pour lui succéder [...]".
A priori, la position de la Cour de cassation peut surprendre en ce qu'elle prend des distances avec certaines notions bien connues du droit successoral. D'abord, le décès d'un héritier et sa renonciation semblent difficilement assimilables bien qu'aujourd'hui certains mécanismes tendent à les rapprocher (12). Au-delà, en considération des stipulations prévoyant le droit de retour, il apparaît délicat de déduire de la renonciation une absence de postérité, les enfants du donataire étant bel et bien vivants à l'époque de la demande de restitution. Bien que non héritiers de leur père en raison de l'option successorale exercée, ils n'en demeurent pas moins des descendants du gratifié, ce qui inciterait à conclure à une défaillance de la condition résolutoire.
Pour autant, d'autres arguments doivent selon nous conduire à approuver la décision. En premier lieu, la référence déterminante aux objectifs de ce type de clauses et aux souhaits de l'ascendante lorsqu'elle les a stipulées doit guider les juges dans leur interprétation. Si une interprétation littérale conduit à contrarier les intentions qui étaient celles du disposant au moment de la rédaction de l'acte, il nous semble préférable de privilégier une analyse téléologique. Ensuite, l'assimilation de la renonciation des petits-enfants à l'absence de postérité peut tout à fait se comprendre en raison de l'influence importante de la dimension successorale sur la destinée des biens donnés affectés d'une clause de retour. En réalité, c'est la qualité d'héritier qui permet aux descendants de recueillir l'objet des libéralités et par là même de satisfaire au dessein de conservation des biens dans la famille ; la renonciation produit, de ce fait, des effets équivalents à ceux du prédécès des petits-enfants de la donatrice. L'idée a très justement été résumée par un auteur en ces termes : "[...] s'il [le donataire] a bien laissé une postérité au sens physique, il n'est pas certain qu'il en ait laissé une au sens successoral" (13). La cour d'appel de Pau avait d'ailleurs adopté un raisonnement similaire dans une affaire tranchée en juin 2004, avant de revenir sur sa position dans la présente espèce (14).
Finalement, l'analyse défendue par la Cour de cassation semble à la fois respectueuse des souhaits de l'ascendante et de l'objectif qu'abritent ces stipulations, même si l'issue peut paraître particulièrement sévère pour les créanciers de la succession du donataire. Il ne faut pas oublier que le droit de retour est avant toute chose un procédé de nature contractuelle au sein duquel les volontés individuelles occupent une place primordiale (15), dans le respect de l'ordre public. En ce sens, ces clauses font classiquement l'objet d'une interprétation souple, guidée par le respect des intentions du disposant (16).
Cette décision devrait encourager à une nouvelle appréhension des conditions susceptibles de fonder la mise en oeuvre du droit de retour conventionnel. Si les notaires rédigent ces clauses, quasi-systématiques dans les donations, en contemplation des termes de l'article 951 du Code civil, il leur est tout à fait possible d'assortir la condition principale d'autres éléments que le décès des descendants du gratifié dès lors que les modalités apposées à l'acte sont exemptes de potestativité. Aussi, une référence à la perte de la qualité d'héritier de la postérité du donataire permettrait-elle d'envisager toutes les situations dans lesquelles le but poursuivi par le disposant risque d'être contrarié en raison d'événements indépendants de sa volonté (17). De nombreuses difficultés d'interprétation pourraient, de la sorte, être évitées...
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:432896