Réf. : CA Poitiers, 30 mai 2012, n° 10/01027 (N° Lexbase : A2451IMQ)
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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane
le 12 Juillet 2012
Résumé
CA Poitiers, 30 mai 2012, n° 10/01027 Constitue une relation de travail fondée sur un contrat de travail à durée indéterminée la situation dans laquelle un avocat vend une partie de sa clientèle et loue l'autre partie à une société d'exercice libéral à responsabilité limitée. En effet, le cédant ne pouvait plus avoir de clientèle propre, avait vu son nom disparaître du papier en-tête de la société, travaillait dans des locaux loués par la société et en collaboration avec le personnel engagé par celle-ci, était rémunéré mensuellement et forfaitairement par la société qui payait les cotisations sociales afférentes et, enfin, bénéficiait de congés payés déterminés par la société. Ces éléments caractérisent l'existence d'un lien de subordination, dans le respect de l'indépendance de l'avocat telle qu'exigée par l'article 14-1 du RIN (N° Lexbase : L4063IP8), si bien que la relation entre les parties relevait d'une collaboration salariée, par contrat de travail à durée indéterminée, faute d'écrit et de cas de recours valable au contrat de travail à durée déterminée. |
I - Cession de clientèle, collaboration et salariat
Voilà une affaire qui devrait être présentée comme modèle aux étudiants et autres élèves avocats dans tous les cours de procédure pour illustrer comment parfois, le mélange de négligences et, peut-être, d'un peu de mauvaise foi, peuvent étendre la durée des procédures judiciaires bien au-delà du raisonnable (1). Après de nombreux renvois liés à l'absence de dépôt de conclusions pourtant prêtes en date et en heure, après remises de plusieurs notes en délibéré, la cour d'appel de Poitiers est enfin parvenue, plus de deux ans après la décision de première instance rendue par le Bâtonnier de La Rochelle, à trancher le litige opposant un avocat rochelais et la société avec laquelle il avait été associé et était, ensuite, devenu collaborateur (2).
Il est vrai, à la décharge des parties, que l'affaire était complexe. Un avocat, préparant son départ à la retraite, avait décidé de céder la moitié de sa clientèle à une société d'exercice libéral à responsabilité limitée (SELARL) et de lui donner l'autre moitié en location, cette seconde moitié faisant encore l'objet d'une promesse d'achat par la société, promesse devant être réalisée au moment du départ à la retraite de l'avocat. L'avocat, en parallèle de ces cessions, devenait actionnaire et co-gérant de la société.
A la suite de dissensions entre les associés originels et le nouvel arrivant, un contrat était conclu et stipulait que l'avocat cédant démissionnait de ses fonctions de gérant et d'associé, qu'il poursuivait la relation par une simple collaboration moyennant rémunération et paiement des charges afférentes par la société. Un nouveau protocole était négocié pour prévoir les conditions de la collaboration mais ne parvenait pas être conclu par les parties, l'avocat collaborateur continuant malgré tout à travailler et à être rémunéré. A la suite de divers manquements reprochés à son collaborateur, la société mit fin à la relation.
Le collaborateur éconduit saisit le Bâtonnier de La Rochelle afin de voir reconnaître l'existence d'un contrat de travail à durée indéterminée et de condamner la société à diverses sommes en raison du caractère abusif de la collaboration salariée. Le Bâtonnier fit droit à cette demande, ce qui n'empêcha pas le collaborateur de relever appel de cette décision, estimant finalement que la relation devait être qualifiée de contrat à durée déterminée et que la société devait, par voie de conséquence, être condamnée à verser l'intégralité des salaires dus jusqu'à l'échéance du terme du contrat. Par demande reconventionnelle, la société soulevait la nullité de la procédure, question qui ne sera pas développée ici.
La cour d'appel de Poitiers, par un arrêt du 30 mai 2012, réforme partiellement la décision du Bâtonnier sur le montant des indemnités servies en raison de la rupture, mais la confirme pour le reste et, en particulier, pour la qualification de contrat de travail à durée indéterminée conférée à la relation entre les parties.
II - La subordination juridique du contrat de travail adaptée à la collaboration d'avocat
L'article 14-1 du règlement intérieur national de la profession d'avocat définit très clairement les deux statuts de collaboration par lesquels un avocat peut être lié à une société (3). D'un côté, la collaboration libérale est "un mode d'exercice professionnel exclusif de tout lien de subordination, par lequel un avocat consacre une partie de son activité au cabinet d'un ou plusieurs avocats". Le règlement ajoute que le collaborateur peut "développer une clientèle personnelle".
De l'autre, la collaboration salariée est présentée comme "un mode d'exercice professionnel dans lequel il n'existe de lien de subordination que pour la détermination des conditions de travail". Au contraire du collaborateur libéral, le salarié "ne peut avoir de clientèle personnelle, à l'exception de celle des missions d'aide juridique".
On sait que ces règles ont donné lieu, ces dernières années, à quelques retentissantes requalifications de collaborations libérales en collaborations salariées, faute pour l'avocat de disposer de la faculté de traiter des dossiers personnels (4).
La différence, comme en droit commun du travail, se joue essentiellement sur le lien de subordination. En droit du travail en effet, l'existence d'un contrat de travail est conditionnée à l'identification de trois caractéristiques que sont la rémunération, la prestation de travail et le lien de subordination (5). L'avocat collaborateur salarié est, comme certains hauts cadres ou autres médecins salariés de clinique, un salarié disposant d'une grande indépendance, comme le rappelle d'ailleurs l'article 14-3 du RIN.
Dans cette affaire, c'est donc le versement d'une rémunération et des charges afférentes par la société, la mise à disposition de matériel (locaux loués) et de personnel et, surtout, l'impossibilité de disposer d'une clientèle propre qui permettent la requalification de la relation en collaboration salariée.
Une lecture un peu rapide de la décision pourrait laisser croire que la cour d'appel requalifie deux contrats de cession de clientèle, d'une part, de location de clientèle, d'autre part, en un contrat de travail. Que les sociétés qui reprennent les clientèles cédées par des avocats partant à la retraite soient rassurées, ces contrats ne seront pas remis en cause ou, du moins, ce ne sont pas ces contrats de cession qui justifieront la requalification en contrat de travail.
En effet, une autre leçon peut être tirée de la compatibilité du droit du travail avec les statuts d'avocats collaborateurs : celle de l'applicabilité des modes de preuve de l'existence du contrat de travail (6).
La preuve de l'existence d'un contrat de travail est gouvernée par un principe dit de réalité (7). Le juge, pour établir cette qualification, ne s'arrête pas à la qualification donnée par les parties à leur relation mais recherche, dans les faits, quelle est la réalité de celle-ci, s'il existe en pratique une rémunération, une prestation de travail et une subordination (8).
Ainsi, en droit commun du travail, peu importe que les relations entre les parties soient gouvernées par un contrat de location (9), par un contrat de règlement de participation à un jeu de télé-réalité (10) ou, même, qu'elles ne soient régies par aucun contrat (11). Cette règle est importée dans les relations entre l'avocat collaborateur et la société pour laquelle il travaille. Certes, le RIN impose l'existence d'un contrat écrit afin d'établir les conditions dans lesquelles la collaboration salariée se déroulera (12). Pour autant, si l'absence d'écrit cause un préjudice à l'avocat salarié qui ne peut déterminer avec précision un certain nombre de ces droits (13), il ne s'agit pas d'une formalité ad validitatem, le contrat de travail peut exister sans écrit, il n'est pas un contrat solennel, y compris dans les relations entre avocats.
En somme, les contrats de cession de clientèle ou de location de clientèle sont totalement indifférents à la qualification de contrat de travail, en ce sens qu'une relation de travail peut être décelée en leur présence tout comme, à l'inverse, ces contrats peuvent être conclus sans qu'aucune relation salariée ne puisse être identifiée. Il n'aurait pu y avoir de reconnaissance d'une relation de travail si, nonobstant la cession et la location de clientèle, l'avocat collaborateur avait pu continuer à traiter des dossiers personnels (14). La règle énoncée impose ainsi de prendre garde à ce qu'après la cession de clientèle, l'avocat cédant intégré au personnel du cabinet continue d'avoir la faculté de traiter des dossiers personnels, comme tout autre collaborateur non salarié.
C'est encore grâce à la compatibilité entre statut des avocats collaborateurs et droit du travail que la cour d'appel a pu rejeter la demande de qualification en contrat à durée déterminée. On sait, en effet, que le contrat de travail à durée déterminée est soumis à deux conditions essentielles, l'une de forme, l'autre de fond.
En la forme, le contrat à durée déterminée est impérativement écrit faute de quoi (15), s'il s'agit toujours bien d'une relation de travail salariée, celle-ci est nécessairement à durée indéterminée comme le juge de manière constante la Chambre sociale de la Cour de cassation (16). L'argument n'est cependant que d'une faible portée en l'espèce puisque, si l'employeur ne peut combattre la qualification de CDI faute d'écrit, le salarié bénéficie en principe de la faculté de démontrer que le contrat verbal était conclu pour une durée déterminée (17). Sur le fond, le contrat à durée déterminée est exceptionnel et ne peut être utilisé pour pourvoir un emploi lié à l'activité durable et permanente de l'entreprise (18). Ainsi, ce contrat ne peut être utilisé qu'à condition qu'un cas de recours légal soit invoqué : remplacement d'un salarié absent, accroissement temporaire d'activité, etc. (19). Faute que le contrat ait été rédigé par écrit et qu'un cas de recours légal ait été invoqué, la collaboration salariée devait nécessairement être qualifiée de contrat à durée indéterminée.
Là encore, contrairement à ce que les apparences pourraient laisser penser, cette qualification de CDI n'est pas défavorable à la société employeur du collaborateur salarié. En effet, alors que la rupture anticipée non justifiée par une faute grave du contrat à durée déterminée impose à l'employeur le paiement des salaires dus jusqu'à l'échéance du contrat (20), la rupture du contrat à durée indéterminée répond aux règles du licenciement et peut, par conséquent, être rompu sans que le salarié n'ait commis de faute grave, comme cela était le cas en l'espèce. Dans l'immense majorité des cas, les indemnités servies pour licenciement causé seront, compte tenu des calculs légaux ou conventionnels, nettement moins substantielles que le versement des salaires dus jusqu'à l'échéance du terme...
Décision
CA Poitiers, 30 mai 2012, n° 10/01027 (N° Lexbase : A2451IMQ) Réformation partielle, Décision du Bâtonnier de l'Ordre des avocats de La Rochelle, 2 février 2010 Textes concernés : Règlement intérieur national de la profession d'avocat, art. 14-1 (N° Lexbase : L4063IP8) Mots-clés : Avocat. Cession de clientèle. Collaboration salariée. Contrat à durée indéterminée. Liens base : (N° Lexbase : E9968ETD) et (N° Lexbase : E9218ETL) |
(1) Rappelons que la France est régulièrement condamnée pour la longueur trop importante de ses procédures devant la Cour européenne des droits de l'Homme, v. par ex. CEDH, 11 février 2010, Req. 24997/07 (N° Lexbase : A7446ER9).
(2) Les juges d'appel, excédés par les manoeuvres dilatoires des parties ont décidé, compte tenu de "ces errements procéduraux regrettables eu égard à la qualité des parties [...] d'ordonner la communication du présent arrêt pour information à madame le Procureur général et à monsieur le Bâtonnier de l'Ordre des avocats au barreau de La Rochelle-Rochefort" (v. p. 6 de la décision)... Nul doute qu'une telle publicité n'est guère fréquente !
(3) La collaboration peut lier l'avocat à "un avocat individuel ou un groupement d'avocats sous la forme d'une association, d'une société civile professionnelle, d'une société d'exercice libéral ou d'une société en participation", v. loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, art. 7 (N° Lexbase : L6343AGZ).
(4) Cass. mixte, 12 février 1999, n° 96-17.468, publié (N° Lexbase : A4601AY3) ; Dr. soc., 1999, p. 404, obs. Ch. Radé ; Cass. civ. 1, 14 mai 2009, n° 08-12.966, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9766EGS) et les obs. de G. Auzero, Requalification d'un contrat de collaboration libérale en contrat de travail : l'importance de la clientèle personnelle, Lexbase Hebdo n° 353 du 4 juin 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N6304BKP) ; JCP éd. G, 2009, n° 25, 6, note C. Puigelier.
(5) V.-P. Fieschi-Vivet, Les éléments constitutifs du contrat de travail, RJS, 7/1991, p. 414 ; E. Dockès, La détermination de l'objet des obligations nées du contrat de travail, Dr. soc., 1997, p. 140.
(6) Les juges judiciaires ont, en effet, de plus en plus tendance à appliquer les règles générales du droit du travail aux relations entre cabinets et avocats salariés, comme le démontrait déjà l'acceptation de la prise d'acte de la rupture de la collaboration salariée, v. CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 29 septembre 2009, n° 08/11698 (N° Lexbase : A0547EM9) et nos obs., L'influence du droit du travail sur la rupture du contrat d'avocat collaborateur, Lexbase Hebdo n° 10 du 3 décembre 2009 - édition professions (N° Lexbase : N4739BMH).
(7) A. Jeammaud, L'avenir sauvegardé de la qualification de contrat de travail - A propos de l'arrêt Labanne, Dr. soc., 2001, p. 230. D'autres auteurs préfèrent la qualification de "principe de réalisme" ce qui, au fond, semble refléter le même concept, v. Ch. Radé, La figure du contrat dans le rapport de travail, Dr. soc., 2001, p. 803.
(8) Ass. plén., 4 mars 1983, n° 81-15.290, publié (N° Lexbase : A3665ABD), D., 1983. 381, concl. J. Cabannes, D., 1984, IR, 164, obs. J.-M. Béraud ; Cass. soc., 19 décembre 2000, n° 98-40.572 (N° Lexbase : A2020AIN), D., 2001, IR, 355, RJS, 2001 203, n° 275, Dr. soc., 2001, p. 227, note A. Jeammaud ; Cass. soc., 25 octobre 2005, n° 01-45.147, FS-P+B (N° Lexbase : A1443DLZ) et les obs. de S. Martin-Cuenot, Requalification d'une société en participation ou l'application du principe "Participe qui peut et non qui veut", Lexbase Hebdo n° 189 du 10 novembre 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N0520AKH), D., 2005, IR, 2898, ibid., 2006, Pan, 410, obs. E. Peskine, RJS, 2006, 88, n° 62, Dr. soc., 2006, p. 94, obs. J. Savatier ; Cass. soc., 27 juin 2007, n° 04-45.767, F-D (N° Lexbase : A9371DWY) et nos obs., Les frontières encore floues du salariat, Lexbase Hebdo n° 268 du 12 juillet 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N7835BBS).
(9) Cass. soc., 19 décembre 2000, préc. ; Cass. soc., 27 juin 2007, préc..
(10) CA Paris, 18ème ch., sect. D, 12 février 2008, 3 arrêts, n° 07/02721 (N° Lexbase : A0261D7S), n° 07/02722 (N° Lexbase : A0260D7R), n° 07/02723 (N° Lexbase : A0250D7E) et nos obs., Les candidats salariés de "l'Ile de la tentation", Lexbase Hebdo n° 296 du 13 mars 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3805BEN) ; Cass. soc., 3 juin 2009, n° 08-40.981, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A5653EHT), v. les obs. de Ch. Radé, TF1 production pris à son propre jeu ! (à propos de la requalification des contrats des participants à l'émission de télévision "L'Ile de la tentation"), Lexbase Hebdo n° 355 du 18 juin 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N6564BKC) et Questions à Maître Jérémie Assous : quand la télé-réalité devient fiction... elle doit être soumise au Code du travail, Lexbase Hebdo n° 334 du 22 janvier 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N3536BIS).
(11) Ce qui est très souvent le cas, par exemple, dans les relations de travail identifiées dans les cercles familiaux.
(12) RIN, art. 14-2. V. également l'article 137 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, organisant la profession d'avocat (N° Lexbase : L8168AID).
(13) V. par ex. CA Colmar, 10 janvier 2011, n° 09/00102 (N° Lexbase : A8532HCY).
(14) Ibid. dont il résulte que le critère déterminant et suffisant pour asseoir la qualification d'un contrat de collaboration libérale tient à la faculté effective dont dispose l'avocat de créer et de développer une clientèle personnelle.
(15) C. trav., art. L. 1242-12 (N° Lexbase : L1446H9G).
(16) C. trav., art. L. 1245-1 (N° Lexbase : L5747IA4).
(17) V. Cass. soc., 27 novembre 2002, n° 00-46.788, inédit (N° Lexbase : A1209A4K).
(18) C. trav., art. L. 1242-1 (N° Lexbase : L1428H9R).
(19) C. trav., art. L. 1242-2 (N° Lexbase : L3209IMS).
(20) C. trav., art. L. 1243-4 (N° Lexbase : L2988IQQ).
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