Le Quotidien du 2 février 2021 : Couple - Mariage

[Point de vue...] Gleeden ou le tombeau des obligations civiles du mariage

Réf. : Cass. civ. 1, 16 décembre 2020, n° 19-19.387, FS-P+I (N° Lexbase : A06724A7)

Lecture: 11 min

N6303BY4

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Point de vue...] Gleeden ou le tombeau des obligations civiles du mariage. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/64775824-0
Copier

par Jérôme Casey, Avocat au barreau de Paris, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux, Directeur scientifique des Ouvrages Lexbase « Droit des régimes matrimoniaux » et « Droit du divorce »

le 02 Février 2021

Il est certain que l’arrêt rendu le 16 décembre 2020 par la Cour de cassation dans l’affaire « Gleeden » fera date dans l’histoire du mariage. Tout y est pour crisper au-delà du raisonnable partisans et détracteurs d’une approche relaxée des obligations découlant de ce qui n’est presque plus une institution. Car c’est bien de cela, fondamentalement, dont il s’agit, ce qui invite au passage à se demander si ce n’est pas la loi civile elle-même qui est considérée comme quantité négligeable.

Le scenario est simple à poser. Un site de rencontres est créé avec une publicité vantant l' « amanturière », et la femme mariée « s'accordant le droit de vivre sa vie avec passion » et se terminant par ce message : « Gleeden, la rencontre extra-conjugale pensée par des femmes ». Une association confessionnelle (catholique) s’en offusque et demande en justice la nullité des contrats conclus entre les utilisateurs et l’éditeur du site de rencontres et le retrait de la publicité. Jamais les juges du fond ne feront droit à cette demande, et la Cour de cassation rejette son pourvoi.

Scandale devant le recul du mariage ? Soulagement devant l’échec du rigorisme religieux ?

On peut le dire nettement : ce n’est ni l’un ni l’autre. Rappelons que le mariage est un contrat civil depuis une loi du 27 août 1791, qui disposait que « La loi ne reconnaît le mariage que comme contrat civil. Le pouvoir législatif établira pour tous les citoyens sans distinction le mode par lequel les naissances, mariages et décès seront constatés ; il désignera les officiers publics qui en recevront et conserveront les actes. ». Et cela n’a jamais changé depuis… Il s’agissait à l’époque de permettre le mariage des protestants ou des juifs (Portalis s’en était ému dès 1771), et donc de s’assurer que les actes de l’état civil ne soient plus reçus par les membres du clergé catholique. Il est donc toujours un peu curieux de voir une association confessionnelle venir s’ériger en gardien du mariage tel qu’il existe dans le Code civil. Pareille position est, en réalité, un contre-sens historique complet. Le mariage est civil depuis 230 ans, ce qui devrait suffire à clore la question côté religion. En revanche, côté droit civil…

Car voici bien le genre de décision qui divise, qui clive, qui n’est pas très heureuse au plan social, puisque loin d’apaiser la vie en société, elle augmente les frictions entre membres de cette même société. Cette fois, on est en plein dans la raison d’être du droit civil.

Oh, bien sûr, on dira avant toute chose que l’arrêt de la Cour de cassation est pleinement justifié au regard du droit de la presse, au nom de la liberté d’expression. On savait déjà que, comme l’a bien résumé le Doyen Beignier, « imputer un adultère n’est pas diffamer » (v., Cass. civ. 1, 17 décembre 2015, n° 14-29.549, FS-P+B N° Lexbase : A8818NZM ; JCP G 2016, I, 1225, n° 1 ; Dr. Fam. 2016, comm. 42, J.-R. Binet ; JCP G 2016, doctr. 992, n° 6 obs. A. Gouttenoire). Pourquoi ? Parce qu’en « l'état des mœurs de notre société, une liaison adultère « à elle seule », ne suffit pas à constituer un acte diffamatoire, la liberté d'expression cantonnant strictement un tel délit » (B. Beignier, prec.). D’ailleurs, l’arrêt du 16 décembre 2020 dit quelque chose de fort proche lorsqu’il décide qu’interdire la publicité de Gleeden « porterait une atteinte disproportionnée au droit à la liberté d'expression, qui occupe une place éminente dans une société démocratique ». Vive la liberté d’expression donc !

Naturellement, on ajoutera à toute cette rhétorique que les obligations du mariage ne sont pas des obligations ordinaires, qu’il s’agit plutôt de « devoirs » interpersonnels. D’ailleurs, c’est là encore ce que dit la Cour de cassation dans la présente décision lorsqu’elle affirme que « si l'adultère constitue une faute civile, celle-ci ne peut être utilement invoquée que par un époux contre l'autre à l'occasion d'une procédure de divorce. ». En veut-on des preuves supplémentaires ? Elles sont déjà jugées : c’est parce que l’obligation de fidélité s’est désormais rétractée dans le couple, qu’elle n’est donc plus qu’une affaire privée, que l’épouse bafouée ne peut poursuivre la maîtresse de son mari (Cass. civ. 2, 4 mai 2000, n° 95-21.567 N° Lexbase : A4259CMP ; JCP 2000. II. 10356, note Th. Garé ; Cass. civ. 2, 5 juillet 2001, n° 99-21.445, publié au bulletin N° Lexbase : A1098AU9 ; RTD civ. 2001. 856, obs. J.  Hauser), et c’est pour les mêmes raisons que le (ou la) complice d’un adultère peut parfaitement être gratifié(e) d’une libéralité sans que celle-ci ne soit infectée d’une cause immorale ou illicite (v., Ass. plén., 29 octobre 2004, n° 03-11.238 N° Lexbase : A7802DDC Bull. ass. plén., n° 12).

Le juriste pondéré et soucieux de science serait donc voué à admettre que l’arrêt « Gleeden » n’a rien de choquant, qu’il est fondé tant en droit civil strict qu’au regard du droit de la presse.

Pourtant, à y regarder de plus près, nous avons un doute.

D’abord, écrire comme l’a décidé une cour d'appel, sans être censurée par l'arrêt du 17 décembre 2015 de la Cour de cassation, qu’il convient de refuser de tenir compte d'une hypothétique « morale objective » pour s'en tenir aux « valeurs morales communément admises », sonne un peu comme une pétition de principe. Est-il donc communément admis que l’adultère n’est pas choquant ? Qui le dit ? Qui le décide ? Si j’affirme publiquement que notre Président a commis un adultère, est-il vraiment crédible de me défendre en disant que l’adultère que je lui impute ne lui porte pas tort, car il relève de « valeurs communément admises » ? On peut donc accuser tout le monde, connu ou inconnu, de violation d’une obligation civile, cela n’a strictement aucune importance ? On peine à le croire…

Ensuite, on peut se demander à quoi sert de lire le contenu de l’article 212 du Code civil (N° Lexbase : L1362HIB) le jour du mariage civil, si son contenu n’a aucune portée sociale. L’officier d’état civil ne lit pas les obligations du mariage pour rappeler des devoirs privés, il le fait pour marquer le regard que la société conserve sur cet acte important. S’il s’agit seulement de rappeler des devoir privés, on devrait alors lui suggérer de rappeler aussi qu’il faut que les tâches ménagères soient partagées, et que le féminin de « allongé devant la télé » n’est pas « débout dans la cuisine ». Pourtant, un tel rappel, qui serait plus que bienvenu, n’est jamais fait. Non. On préfère lire notre bon vieil article 212. Pourquoi ? Parce qu’il intéresse l’État, car les obligations qui figurent dans ce texte ont pris rang de loi. De loi civile, bien entendu. Mais de loi. Une loi générale, qui s’applique à tous. Aider à la maison ne figure pas (encore ?) dans le marbre de la loi. C’est toute la différence entre une obligation civile et une recommandation infra juridique. C’est en cela que la « rétractation » des obligations du mariage dans la sphère privée constitue, elle aussi, une explication qui tient du sophisme. Une obligation qui n’est plus que privée ne vaut pas plus qu’une recommandation de bonnes attitudes en vie commune. Bref, l’idée que les obligations civiles du mariage se limitent à la sphère privée, c’est les cantonner à des griefs cause de divorce (ce que dit d’ailleurs expressément la présente décision). Mais ces obligations n’ont alors rien de spécifiques, rien de différent de n’importe quelle autre cause justifiant la rupture du mariage parce que sa répétition rend le maintien du lien impossible.

Enfin, est-il certain que l’on jugerait, comme le fait la Cour de cassation, toutes les obligations contenues à l’article 212 ? Chacun sait que Robert Badinter a fait entrer l’obligation mutuelle de respect dans le texte en 2006. Imaginerait-on un site promouvant une absence de respect entre conjoints ? Un concours Lépine des propos dégradant sur son conjoint ? Laisserait-on le site opérer et diffuser de tels propos, au nom de la liberté d’expression ou de la privatisation des obligations du mariage ? Bien sûr, le conjoint qui s’y livrerait serait sanctionnable via le divorce pour faute. Mais là n’est pas la question. La question est : socialement, vit-on mieux dans une société qui accepte, voire encourage, de telles pratiques ? Est-ce cela ce que la liberté d’expression doit promouvoir ?

Notre propos n’est pas de prôner le retour d’un ordre moral, moins encore religieux. Le caractère civil du mariage depuis 230 ans nous va très bien. Il est plutôt de nous demander ce que la société considère comme important, au point de le rappeler officiellement aux époux le jour de leur mariage, et comment notre société protège cette importance tout au long de la vie des époux. Or, il faut bien le dire, toute cette construction jurisprudentielle conduit au résultat inverse. Tout est banalisé, tout est légitimisé. D’un côté les époux se voient lire des devoirs importants au jour de leur mariage, mais de l’autre la société elle-même considère que les atteintes à ces devoirs n’est pas si grave dès lors qu’elle est le fait de tiers, parce que, eux, ne sont pas concernés par cet engagement. Pourtant, il faut être logique : ce que la loi considère comme une obligation civile devrait être protégé par la loi elle-même. Comment dire à des époux que l’adultère n’est pas admis entre eux, si l’alléguer contre un tiers n’est pas un problème, et s’il est possible de laisser ouvrir des sites dont le but même est la violation de ce que la loi considère assez important socialement pour l’ériger en obligation civile ?

La liberté d’expression a bon dos. Si je peux dire publiquement que notre Président, ou mon voisin, ont des aventures au nom de la liberté d’expression, c’est que ce devoir du mariage n’a strictement aucune valeur, que tout le monde s’en fiche. Mais alors, si tout le monde s’en fiche, autant abolir les devoirs du mariage, ou les redéfinir. On sait que les devoirs de secours et d’assistance sont déjà en coma dépassé, et que l’idée de la suppression du divorce pour faute est dans les cartons depuis longtemps, n’attendant que la bonne occasion pour en sortir. Si rien n’est grave, un peu de courage alors ! Brûlons l’article 212 du Code civil ! Mais brûlons aussi avec le devoir de respect… Car la jurisprudence « Gleeden » est une gifle monumentale à ce devoir de respect. Une hypocrisie qui a désormais un nom.

Nulle surprise à ce que le droit pénal s’immisce partout en droit de la famille… Au fur et à mesure que le droit civil refuse d’être lui-même, les rancœurs, les rages, les horreurs que les relations familiales postulent par nature, ont de moins en moins de canaux civils pour trouver une expression, un exutoire, et bien sûr, une sanction juridique. C’est alors le canal criminel qui prend le relais, car il faut bien que toute cette bile soit lavée, d’une façon ou d’une autre. Peut-être faudrait-il inviter les conseillers de la Cour de cassation à sortir du juridisme étroit où il est parfois un peu trop confortable de se tenir, et leur faire relire les pensées de Demolombe : c’est par la loi civile qu’une nation reste débout et vit harmonieusement, et c’est par la loi pénale qu’elle périclite et disparaît.

Le mariage civil vaut bien, non pas une messe, mais une vraie défense, sinon à quoi bon le conserver ? Il est aujourd’hui victime de la « liberté d’expression » et de son rétrécissement dans la sphère privée. Mais qui ne voit que la jurisprudence « Gleeden » ne marque pas un recul du seul mariage, mais un recul beaucoup plus vaste, celui de l’importance de la loi civile en général. Et ceci au nom de concepts flous, comme le droit européen les adore (« la liberté d'expression, qui occupe une place éminente dans une société démocratique »), laissant tout pouvoir au juge, lequel finit par décider que l’adultère ne porte pas atteinte aux valeurs communément admises, sans que personne ne sache de quel droit le juge décide de ce qui est socialement la norme, et de ce qui ne l’est pas, le tout en allant à l’encontre d’une obligation posée par la loi civile.

Certes, la loi civile peut changer, mais c’est alors au Parlement d’en décider, non au juge. Mais en l’état actuel des textes sur le mariage, la jurisprudence « Gleeden » constitue une vaste tartufferie à l’égard de la loi civile elle-même. Quelle tristesse quand même…

newsid:476303

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.