Réf. : Cass. com., 10 mai 2012, n° 11-17.626, F-P+B (N° Lexbase : A1364IL4)
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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR à la Faculté de Droit de Nancy (Université de Lorraine, Institut François Gény, EA 1138, Nancy)
le 31 Mai 2012
I - La société débitrice et la détention du bien vendu avec réserve de propriété
La nature de la situation juridique d'un bien vendu avec réserve de propriété a été précisée en jurisprudence (2), à l'appui d'une proposition formulée par la doctrine (3). Ainsi, la propriété réserve serait une sûreté, justifiant alors pourquoi le vendeur avec réserve de propriété est contraint de revendiquer pour obtenir la restitution du bien vendu pour lequel le prix de vente n'a pas été intégralement réglé au jour de l'ouverture de la procédure collective (4). Pour cette même raison, le défaut de paiement du prix n'entraîne pas la résolution de la vente faite avec réserve de propriété au profit du vendeur. Ainsi, la mise en oeuvre de la clause de réserve de propriété constitue une exécution par équivalent du contrat de vente (5) sans que le transfert de propriété ne s'opère entre le vendeur et l'acquéreur.
Par conséquent, l'acquéreur d'un bien vendu avec réserve de propriété n'a pas la qualité de propriétaire tant que le prix de vente n'a pas été totalement réglé, autrement formulé, tant que l'acheteur n'a pas exécuté la principale obligation mise à sa charge par le contrat de vente : le paiement du prix (6), par exception aux règles du droit commun de la vente. Dans ces conditions, quelle est la nature de la relation existant entre le véhicule et la société débitrice ? En l'occurrence, la société débitrice est détentrice du véhicule litigieux, c'est-à-dire qu'elle exerce un pouvoir de fait sur le véhicule qui se traduit par son utilisation, conformément au contrat de vente avec réserve de propriété. Dans la présente affaire, la société débitrice était toujours détentrice au jour de l'ouverture de la procédure collective, le contrat n'ayant pas été remis en cause, ce qui pouvait laisser supposer que le véhicule était dans les locaux de la société au moment de l'établissement de l'inventaire (7).
En application de l'article L. 624-15, alinéa 2, du Code de commerce, c'est à la date du jugement d'ouverture de la procédure collective que doit être appréciée la condition de l'existence en nature des biens revendiqués par un tiers (8). Or, il ressort que le véhicule litigieux ne figurait pas dans l'inventaire établi lors de l'ouverture de la procédure collective de la société, ce dernier étant détenu par le gérant. L'absence de mention du véhicule dans les locaux de la société débitrice lors de l'établissement de l'inventaire ne constitue pas à elle seule une cause d'irrecevabilité de la revendication de l'établissement de crédit. Même si actuellement l'établissement d'un inventaire est obligatoire au moment de l'ouverture d'une procédure collective (9), il est rarement effectué le jour du jugement d'ouverture, ni le lendemain. Par conséquent, quelques jours peuvent s'écouler entre l'ouverture de la procédure et la réalisation des opérations d'inventaire, ce qui crée un risque d'erreur entre la liste (théorique) des biens existants en nature à l'ouverture de la procédure et celle établie par la personne chargée de l'inventaire. De plus, la preuve de l'existence en nature du véhicule constitue un fait juridique et comme tel, elle peut être rapportée par tous moyens, parmi lesquels figure l'inventaire. Ainsi, le créancier revendiquant peut prouver par d'autres moyens l'existence du bien dont il prétend être propriétaire lorsque la clause de réserve de propriété n'a pas été publiée, ce qui semble être le cas dans la présente affaire. A défaut de pouvoir rapporter cette preuve, il ne peut opposer sa qualité de propriétaire aux organes de la procédure collective. Dans la présente affaire, le liquidateur de la société débitrice avait précisé que le véhicule litigieux ne faisait pas partie du patrimoine de la société débitrice car il était détenu par son gérant. Considérant que la condition légale de l'existence en nature n'était pas remplie, il prétendait que la demande en revendication de l'établissement de crédit était irrecevable. A l'opposé, l'établissement de crédit revendiquant considérait que le gérant ne détenait pas le véhicule personnellement, mais en qualité de représentant légal de la société débitrice, et qu'en outre, ayant refusé de restituer le véhicule à la demande du mandataire de justice, il était devenu détenteur illégitime (10). Dans ces conditions, la détention répond-elle à la condition d'existence en nature ? Et dans l'affirmative, quelles sont les caractéristiques de cette détention ?
II - L'existence en nature appréciée au travers de la notion de détention ou l'efficacité d'une fiction juridique
Pour la cour d'appel, la détention ne répond à la condition légale de l'existence en nature énoncée à l'article L. 624-16, alinéa 2, du Code de commerce que s'il s'agit d'une "détention en nature". Autrement formulé, pour les juges du fond, il faut que le débiteur ait la maîtrise physique du bien revendiqué. Il faut qu'il ait un pouvoir de fait lui permettant de réaliser des actes matériels sur ce dernier. Ainsi, l'existence en nature serait une condition matérielle et non un pouvoir juridique sur le bien revendiqué. Pour cette raison, la cour d'appel rejette la demande de revendication faite par l'établissement de crédit, au motif que la détention du véhicule par le gérant ne répond pas à la condition de l'existence en nature du bien revendiqué dans le patrimoine du débiteur au jour de l'ouverture de la procédure collective. La Cour de cassation censure cette analyse au motif que la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations. Par conséquent, l'exigence de l'existence en nature du bien revendiqué ne constitue pas seulement une condition matérielle, car elle est une condition juridique de la recevabilité de la demande en revendication fondée sur l'article L. 624-16, alinéa 2, du Code de commerce.
Ainsi, existent en nature dans le patrimoine de la société débitrice, tous les biens pour lesquels cette dernière a la qualité de détenteur. S'agissant d'une personne morale, la qualité de détenteur doit être appréciée au travers d'une fiction juridique, voire de l'instrument juridique qu'elle constitue (11). Elle ne peut intervenir dans la vie juridique que par le biais de son représentant légal et, le cas échéant, grâce aux organes sociaux. En l'occurrence, la société débitrice était une SARL. Par conséquent, elle est représentée juridiquement par un gérant, personne physique (12). Pour la cour d'appel, il convient de comprendre la détention par la société par le seul fait que le bien soit situé dans les locaux de l'entreprise exploitée par la société débitrice, ce qui constitue une conception étroite de la détention. La Cour de cassation ne partage pas cette façon d'appréhender la détention par la société, car doivent être considérés comme étant détenus par la personne morale, les biens détenus physiquement par le gérant, pris en sa qualité de représentant légal de la société, et ce, peu importe le lieu de localisation géographique de ces biens. Par conséquent, la détention du véhicule litigieux par une personne physique, en qualité de gérant de la société débitrice, répond à la condition légale d'existence en nature dans le patrimoine de la société. En poursuivant le raisonnement, on peut alors en déduire que le patrimoine d'une société débitrice ne se limite pas aux contours géographiques de son siège social ou celui des locaux à l'intérieur desquels elle exerce l'activité économique constituant son objet social dès lors que le bien est détenu par le représentant légal de la société, et qu'il exerce un pouvoir matériel sur le bien revendiqué en cette qualité. Répondant à ces conditions, la demande en revendication de l'établissement de crédit ne devait pas être rejetée par les juges du fond. Toutefois, à la leur décharge, il semble que sur cette question, ce soit la première fois que la Cour de cassation précise aussi clairement la notion d'existence en nature dans le patrimoine du débiteur (13), qui va bien au-delà de la conception praticienne usuelle appliquée "entre les mains de l'acheteur".
(1) CA Toulouse, 8 mars 2011, RG n° 09/05180 (N° Lexbase : A5553G9K).
(2) Cass. com., 9 mai 1995, n° 92-20.811 (N° Lexbase : A2436AGC), Rev. proc. coll., 1995, p. 487, n° 28, obs. B. Soinne, RTDCiv., 1996, p. 441, obs. P. Crocq.
(3) P. Crocq, Propriété et garantie, LGDJ, 1995, spéc. n° 282.
(4) Cette analyse est confirmée par l'article 2329 du Code civil (N° Lexbase : L6953ICI), dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 23 mars 2006 (ordonnance n° 2006-346 N° Lexbase : L8127HHH). Ainsi la propriété retenue à titre de garantie est une sûreté sur les meubles.
(5) P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz-action, 2012-2013, n° 816.13
(6) C. civ., art. 1583 (N° Lexbase : L1669ABG).
(7) C. com., art. L. 622-6 (N° Lexbase : L8846INX) ; nos obs., Les mesures conservatoires dans l'ordonnance du 18 décembre 2008, Rev. proc. coll., 2009, p. 52.
(8) Cass. com. 15 décembre 1992, n° 90-19.980, publié (N° Lexbase : A4764AB3), Bull. civ. IV n° 412 ; Cass. com., 7 juin 2005, n° 04-14.670, F-D (N° Lexbase : A6571DI9) ; Cass. com.,10 janvier 2006, 2 arrêts, n° 04-18.437, F-D (N° Lexbase : A3437DMA) et n° 04-18.438, F-D (N° Lexbase : A3438DMB).
(9) Accompagné d'une prisée en cas de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire.
(10) CA Toulouse, 8 mars 2011, précité.
(11) R. Mortier, L'instrumentalisation de la personne morale, in La personne morale, Association H. Capitant, Journées nationales Tome XII, coll. Thèmes et commentaires, Dalloz, 2010, p. 31.
(12) C. com., art. L. 223-18 (N° Lexbase : L3772HBC).
(13) Cependant, dans un arrêt du 3 décembre 1996, la Cour de cassation avait admis que, à propos d'une remise à titre précaire d'une machine à un tiers pour un travail à façon, "la marchandise revendiquée doit exister en nature dans le patrimoine du débiteur, qu'il la détienne lui-même ou qu'elle soit détenue par un tiers pour lui" (Cass. com., 3 décembre 1996, n° 94-21.227, publié N° Lexbase : A2559ABE, Bull. civ. IV, n° 301 ; JCP éd. E, 1997, I, 651, obs. M. Cabrillac)
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