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N2127BTX
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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers - Institut de droit public
le 31 Mai 2012
Instituée par la jurisprudence dite "Béziers II" (1) et mettant fin à une autolimitation du juge du contrat (2) qui se refusait jusqu'alors, et par principe, à annuler les décisions de résiliation édictées par la personne publique, l'action en reprise des relations contractuelles permet une meilleure protection des droits des cocontractants de l'administration. Seulement, l'effectivité et l'efficacité de cette nouvelle action nécessitent bien souvent, en pratique, l'exercice d'un référé-suspension de l'article L. 521-1 du Code de justice administrative. Afin d'éviter que le juge du contrat ne soit placé devant le fait accompli et ne puisse ordonner la reprise des relations contractuelles (en raison, par exemple, de l'attribution du contrat à un nouvel opérateur économique), le cocontractant a tout intérêt à demander la suspension de la décision de résiliation, afin que les relations contractuelles soient provisoirement reprises, et cela dans l'attente de la décision du juge du contrat. Cette possibilité est ouverte par l'arrêt "Béziers II" qui précise que les conclusions en contestation de la résiliation et en reprise des relations contractuelles "peuvent être assorties d'une demande tendant, sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-1 du Code de justice administrative, à la suspension de l'exécution de la résiliation, afin que les relations contractuelles soient provisoirement reprises" (3).
L'intérêt de l'arrêt n° 356209 du 9 mai 2012 tient aux indications qu'il comporte quant à l'office du juge du référé-suspension saisi dans le cadre d'une action en reprise des relations contractuelles. En l'espèce, le juge des référés du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne avait, à la demande de la société X, suspendu la mesure de résiliation prononcée à son encontre au titre de la mission d'ordonnancement, pilotage, et coordination (OPC) se rattachant à l'opération de restructuration et d'extension d'un lycée. Reproduisant le considérant de principe de l'arrêt "Béziers II", le Conseil d'Etat casse cette ordonnance de suspension au motif que, pour juger que la condition d'urgence était remplie, le juge des référés a retenu une atteinte grave et immédiate à la situation financière de la requérante compte tenu de la perte de chiffre d'affaires occasionnée par la résiliation du marché. Or, en statuant ainsi et en se limitant à la seule prise en compte de la perte de chiffre d'affaires occasionnée par la résiliation du marché sans se référer aux autres éléments d'activité de l'entreprise, et, notamment, à son chiffre d'affaires global, pour évaluer l'atteinte à sa situation financière, le juge des référés a commis une erreur de droit.
La présente décision rappelle le considérant de principe de la jurisprudence "Béziers II" qui détermine l'office du juge du référé-suspension. Il incombe à ce dernier, "saisi, sur le fondement de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative, de conclusions tendant à la suspension d'une mesure de résiliation, après avoir vérifié que l'exécution du contrat n'est pas devenue sans objet (4), de prendre en compte, pour apprécier la condition d'urgence, d'une part les atteintes graves et immédiates que la résiliation litigieuse est susceptible de porter à un intérêt public ou aux intérêts du requérant, notamment à la situation financière de ce dernier ou à l'exercice même de son activité, d'autre part l'intérêt général ou l'intérêt de tiers, notamment du titulaire d'un nouveau contrat dont la conclusion aurait été rendue nécessaire par la résiliation litigieuse, qui peut s'attacher à l'exécution immédiate de la mesure de résiliation". De ce considérant et de l'application qui en est faite au cas d'espèce, il ressort donc très clairement que, si la situation financière du requérant est une donnée à prendre en compte, celle-ci ne peut être décisive à elle seule. Surtout, la prise en compte de la situation financière du requérant ne saurait s'opérer au regard de la seule perte de chiffre d'affaires occasionnée par la résiliation.
C'est précisément ce que juge le Conseil d'Etat dans la présente décision. Réglant l'affaire au fond, les juges du Palais-Royal ont relevé que la perte de chiffre d'affaires hors taxe résultant de la résiliation du marché représentait moins de 3 % du dernier chiffre d'affaires connu de la société. Plus encore, cette perte avait vocation à être répartie sur au moins deux exercices comptables. Enfin, la société était confrontée à des impératifs de reclassement des personnels en charge de l'exécution du marché résilié qui n'étaient pas anormaux. Au total, la société ne justifiait pas d'une atteinte grave et immédiate à ses intérêts et, par suite, de l'urgence à ordonner la reprise des relations contractuelles. La conception restrictive de l'urgence qui est retenue ne doit pas surprendre. Elle confirme que la reprise provisoire des relations contractuelles ne sera que très exceptionnellement prononcée, sans doute dans les hypothèses où "la résiliation met en péril la survie économique du cocontractant de l'administration" (5).
"Prudence est mère de sûreté". Ce dicton populaire ne correspond pas toujours à la réalité juridique comme le montre l'arrêt n° 355756 rendu par le Conseil d'Etat le 9 mai 2012. Sans doute influencée par la montée en puissance de la thématique des conflits d'intérêts, une commune avait fait preuve d'une prudence de Sioux dans l'organisation de la passation d'un marché destiné à la réalisation de travaux sur son réseau d'eau potable. Malheureusement pour elle, cette prudence a conduit à l'annulation de ladite procédure par le juge du référé précontractuel et à la confirmation de cette solution par le Conseil d'Etat.
En l'espèce, la collectivité territoriale avait reçu plusieurs offres, dont celle de la société X qu'elle avait rejetée sans l'examiner au motif que cette société avait "des liens avec un des membres du conseil municipal". Saisi par l'entreprise concernée, le juge des référés du tribunal administratif de Melun (6) a annulé la procédure de passation du marché à compter de la remise des offres et enjoint à la commune, si elle entendait conclure le contrat, de reprendre la procédure à ce stade. Pour parvenir à ce résultat, que valident les juges du Palais-Royal, il s'est fondé sur une série d'indices dont la conjonction montrait clairement que la situation ne révélait aucun acte pénalement répréhensible, et, notamment, un délit de prise illégale d'intérêt au sens de l'article 432-12 du Code pénal (N° Lexbase : L7146ALA), ni aucun autre acte déontologiquement inadmissible (une situation de conflit d'intérêts). En effet, si l'un des membres du conseil municipal avait bien un lien de parenté avec le président de la société, s'il était délégué à l'urbanisme, s'il était actionnaire de la société, s'il avait participé à la délibération du conseil municipal autorisant le lancement de la procédure de passation, il apparaissait assez clairement que l'élu n'avait pas joué un rôle actif visant à interférer dans le déroulement de la procédure de passation. En effet, cet élu n'avait pas siégé à la commission d'appel d'offres et n'avait pris aucune part dans le choix de l'entreprise attributaire. Par ailleurs, sa participation à la délibération du conseil municipal autorisant le lancement de la procédure ne pouvait justifier le rejet sans examen de l'offre de l'entreprise car les soumissionnaires n'étaient pas, par définition, encore connus.
Au total, cet excès de prudence a conduit la commune à méconnaître le principe de libre accès à la commande publique et à violer ses obligations de publicité et de mise en concurrence. L'on devine que cette solution a pu surprendre au sein de la commune concernée. Elle nous semble cependant rassurante pour l'avenir, à la fois pour les élus locaux et pour les entreprises, car elle contribue à voir sous un autre angle les rapports entre la sphère politique et la sphère économique.
L'arrêt n° 356455 du 9 mai 2012 apporte un éclairage intéressant relatif à la problématique de l'accès des entreprises de création récente à la commande publique. En l'espèce, une collectivité avait engagé une procédure de passation d'un marché de fournitures de vêtements de travail et d'équipements de protection individuelle à destination de ses agents. A la suite de cet appel d'offres, quatre sociétés ont présenté une offre, dont la société X qui a été déclarée attributaire, et la société Y dont l'offre a été rejetée. Cette dernière a, alors, saisi le juge des référés du tribunal administratif de Poitiers qui a annulé la procédure à compter de l'examen des candidatures (7). Le juge du référé a considéré que la commune avait méconnu le règlement de consultation et ses obligations de mise en concurrence en retenant la candidature de la société X, alors qu'elle n'avait pu fournir les déclarations de chiffres d'affaires des trois derniers exercices et les références des prestations similaires exécutées au cours des trois dernières années. Ces déclarations et références étaient exigées des candidats par le règlement de la consultation pour justifier de leurs capacités professionnelles, techniques et financières.
Cette solution du juge du référé précontractuel posait assurément problème et c'est sans surprise que le Conseil d'Etat l'annule. En effet, de la lecture croisée des dispositions des articles 45 (N° Lexbase : L1071IR4) et 52 (N° Lexbase : L7064IED) du Code des marchés publics, il ressort que les pouvoirs adjudicateurs sont bénéficiaires d'une certaine marge de manoeuvre, mais qu'ils doivent, également, respecter une contrainte particulière. La liberté est celle d'exiger la détention, par les candidats à l'attribution d'un marché public, de documents comptables et de références de nature à attester de leurs capacités. En contrepartie, et afin d'éviter que cette liberté ne prive les entreprises de création récente, non susceptibles par définition de produire les attestations requises, d'une possibilité d'accès à la commande publique, les pouvoirs adjudicateurs sont obligés de permettre aux candidats "de justifier de leurs capacités financières et de leurs références professionnelles par tout autre moyen". Or en l'espèce, le juge du référé précontractuel avait commis une erreur de droit en annulant la procédure au motif que la commune avait méconnu le règlement de consultation en retenant la candidature de la société X, alors que celle-ci n'avait pu fournir les déclarations et références exigées par le règlement. Le Conseil d'Etat censure cette erreur. Le pouvoir adjudicateur n'était nullement tenu de rejeter la candidature de la société X. En revanche, il était tenu, en application des articles 45 et 52 du Code des marchés publics, de lui permettre de justifier de ses capacités financières, techniques et références professionnelles par tout autre moyen.
De cela, il ne faut pas déduire que les entreprises de création récente sont totalement libres quant à la délivrance des informations demandées par le pouvoir adjudicateur. Par le passé, certains juges du fond avaient fait preuve d'une certaine bienveillance. Ainsi la cour administrative d'appel de Bordeaux avait-elle jugé que de telles entreprises pouvaient pallier le manque de références en fournissant le curriculum vitae du personnel affecté à la réalisation du projet (8). Le Conseil d'Etat semble ici plus exigeant. Il estime que la société attributaire n'a pu satisfaire à son obligation de justifier de sa capacité financière en fournissant une "attestation de bonne tenue de compte" rédigée sur papier sans en-tête par son conseiller bancaire et indiquant seulement que les comptes bancaires de la société fonctionnaient normalement, qu'ils n'avaient fait l'objet d'aucun incident de paiement et que la société était à jour de ses engagements. Dans ces conditions, la commune a manqué à ses obligations de mise en concurrence et la société Y, dont la candidature était valable, pouvait donc à bon droit demander l'annulation de la procédure à compter de l'examen des offres.
Par sa décision n° 3860 du 14 mai 2012, le Tribunal des conflits attribue compétence au juge administratif pour connaître d'un contrat par lequel la collectivité territoriale avait confié à une agence immobilière un mandat de vente d'un bien immobilier appartenant à son domaine privé. La solution peut surprendre au premier abord tant il est vrai que l'on a habitude de rencontrer de tels contrats dans les relations entre personnes privées, qui sont alors naturellement placées sous l'égide du droit privé.
Il reste que l'habitude ne fait pas le droit et c'est en toute logique que le juge des conflits a qualifié un tel contrat de marché public et donc de contrat administratif par détermination de l'article 2 de la loi du 11 décembre 2001, portant mesures urgentes de réforme à caractère économique et financier, dite loi "MURCEF". En effet, s'il résulte du 3° de l'article 3 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L1069IRZ) qu'il n'est pas applicable aux contrats qui ont pour objet l'acquisition d'un bien immeuble (9), force est de constater que tel n'est pas l'objet d'un mandat de vente d'immeuble. Un tel contrat s'analyse comme un marché public dont l'objet consiste en la fourniture d'une prestation de services à titre onéreux au sens de l'article 1er du Code des marchés publics (N° Lexbase : L2661HPA). Le litige indemnitaire opposant la commune à l'agence immobilière relevait donc, fort logiquement, de la compétence du juge administratif.
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