Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 21 septembre 2020, n°428863, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A43223UM)
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par Pierre Tifine, Professeur de droit public à l’Université de Lorraine, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique, Doyen de la faculté de droit, économie et administration de Metz
le 30 Septembre 2020
Mots clés : actes administratifs • droit souple • lignes directrices
Dans la présente affaire, le Conseil d'État apporte de nouvelles précisions inédites concernant le régime juridique des lignes directrices, et plus particulièrement sur les conditions dans lesquelles elles peuvent être édictées par les autorités administratives.
Il n’est pas ici inutile de rappeler, comme l’a précisé le Conseil d’État dans l’arrêt de Section « Ministre de l’Intérieur c/ Cortes Ortiz » du 4 février 2015 [1], que les lignes directrices – anciennement dénommées directives – ont pour objet de définir « des critères permettant de mettre en œuvre le texte en cause, sous réserve de motifs d’intérêt général conduisant à y déroger et de l’appréciation particulière de chaque situation ». Si elles sont ainsi dénuées de caractère impératif, puisque les agents peuvent y déroger, les lignes directrices conditionnent néanmoins assez fortement les décisions qu’ils vont prendre. C’est pour cette raison qu’un auteur parle à propos de ces actes d’une « force mi-impérative mi-référentielle » [2] et que le Conseil d’État les classe dans une catégorie intermédiaire entre le droit souple et le droit dur [3].
Initialement, le régime juridique des actes alors dénommés directives avait été précisé par le Conseil d’État dans son arrêt de Section du 11 décembre 1970 « Crédit foncier de France c. Dlle Gaupillat et Dame Ader » [4] complété par l’arrêt de Section du 29 juin 1973, « Société Géa » [5]. L’essentiel des principes dégagés par ces arrêts ont été transposés par le Conseil d’État aux nouvelles lignes directrices à l’occasion de l’arrêt Jousselin du 19 septembre 2014 [6]. Il en résultait que ces actes ne pouvaient faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, à moins qu’ils ne présentent un caractère impératif, c’est-à-dire lorsqu’ils ne laissent aucune marge de manœuvre à l’autorité compétente. Toutefois, les lignes directrices ne dispensent pas l’autorité compétente d’un examen minutieux des demandes dont elle est saisie, la situation personnelle de l’administré ou des motifs d’intérêt général permettant d’y déroger. Les lignes directrices sont opposables aux administrés et elles sont invocables par eux. Ainsi, l’administration peut fonder une décision individuelle sur une ligne directrice. De même, un administré peut fonder un recours contre une décision rejetant sa demande au motif que l’auteur de cette décision aurait dû se fonder sur les indications contenues dans la ligne directrice ou, au contraire, y déroger.
Rappelons aussi que dans la droite ligne des arrêts d’Assemblée du 21 mars 2016 « Société Fairvesta International GMBH et a. et Société NC Numéricable » [7], la jurisprudence récente a ouvert le recours pour excès de pouvoir contre les lignes directrices aux requérants « justifiant d'un intérêt direct et certain à leur annulation lorsqu’elles sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles elles s’adressent » [8]. De tels actes peuvent en effet faire grief, alors même qu’ils ne créent ni droits ni obligations.
Le récent arrêt de section « GISTI » du 12 juin 2020 [9] a voulu clarifier les règles applicables, unifiant les règles applicables aux circulaires, lignes directrices et autres actes de droit souple. Désormais, « les documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l'excès de pouvoir lorsqu'ils sont susceptibles d'avoir des effets notables sur les droits ou la situation d'autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre ». Les juges relèvent surtout « (qu’ont) notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices ».
Ce n’est toutefois pas la recevabilité du recours pour excès de pouvoir qui est ici en cause, mais la qualification de lignes directrices et la détermination des autorités compétences pour les édicter.
En l’espèce, un professeur d’un établissement privé sous contrat avait demandé à connaître le montant de l’indemnité de départ volontaire auquel il pouvait prétendre en cas de démission pour reprendre une entreprise. Par une réponse écrite en date du 17 novembre 2014, le recteur lui avait indiqué ce montant en cas de démission durant l’année civile en cours. Mais au début de l’année suivante, le professeur avait demandé la réévaluation de montant, présenté sa démission acceptée par le recteur par un arrêté du 13 mars 2015 et il avait ensuite reçu le montant initialement proposé.
Il faut ici préciser que l’indemnité de départ volontaire, instituée par le décret n° 2008-368 du 17 avril 2008 (N° Lexbase : L8743H39), peut être attribuée aux fonctionnaires qui quittent définitivement la fonction publique de l'Etat, notamment à la suite d'une démission régulièrement acceptée. L’article 3 du décret, dans sa version initiale, ouvrait cette indemnité aux agents dont la démission est motivée par la création ou la reprise d’une entreprise. Il est à noter que cet article a été récemment abrogé par le décret n° 2019-1596 du 31 décembre 2019 (N° Lexbase : L3775LUD) qui remplace l’indemnité de départ volontaire, dans cette hypothèse précise, par une indemnité de rupture conventionnelle. L’article 6 du décret précise quant à lui que « le montant de l’indemnité de départ volontaire ne peut excéder une somme équivalente à vingt-quatre fois un douzième de la rémunération brute annuelle perçue par l’agent au cours de l'année civile précédant celle du dépôt de sa demande de démission ». Dans sa version originelle applicable dans la présente affaire le même article précisait que « le montant de l’indemnité peut être modulé à raison de l'ancienneté de l'agent dans l'administration ».
Ce dispositif permet ainsi une certaine marge de manœuvre à l’administration. Le Conseil d’État a pu considérer, à l’occasion d’un arrêt du 21 septembre 2015 que « l’attribution d'une indemnité de départ volontaire n'a pas le caractère d'un avantage statutaire » et que le décret de 2008 « se borne à déterminer le plafond de cette indemnité et les possibilités d'en moduler le montant, sans fixer celui-ci (et) il revient ainsi à chaque ministre, dans l'exercice de ses prérogatives d'organisation des services placés sous son autorité, d'établir, dans le respect des règles générales fixées par ces mêmes dispositions, la réglementation applicable au versement de cette indemnité au sein de son administration ». Il s’agit là d’une application classique de la célèbre jurisprudence « Jamart » [10] qui reconnaît un pouvoir réglementaire aux chefs de service.
Ici, toutefois, le ministre n’est pas intervenu aux moyens de dispositions réglementaires impératives. Dans une logique de déconcentration, la circulaire du 19 mai 2009 du ministre de l’Education nationale indique en effet que « dans le respect du plafond fixé par le décret (…) les attributions individuelles d’indemnités volontaire de départ peuvent être fixées librement en tenant compte de l’ancienneté de service du demandeur ». Surtout, le ministre annonce vouloir « indiquer dans quelles fourchettes devront s’inscrire les montants de l’indemnité … » mais en précisant que les chefs de service conservent la « faculté » de d’en écarter « dans des cas exceptionnels ». La circulaire reproduit ensuite un tableau des fourchettes applicables tenant compte de l’ancienneté des agents. Elle précise enfin que lorsque l’indemnité est demandée au titre de la création ou de la reprise d’entreprise le chef de service fixera « généralement le montant de l’indemnité volontaire de départ dans la partie haute des fourchettes ». En l’espèce, le requérant s’était vu attribuer un taux d’indemnité de 30 % alors que le bas de la fourchette qui lui était applicable était de 50 %.
Cette possibilité de dérogation ouverte par la circulaire s’oppose à ce qu’un caractère impératif puisse lui être reconnu. En revanche - en dépit de la dénomination choisie – ce sont bien des lignes directrices qui ont été ici fixées par cet acte.
Une difficulté est toutefois ici posée puisqu’il est de jurisprudence constante que seules les autorités dépourvues de pouvoir réglementaire peuvent édicter des lignes directrices, lesquelles ont justement pour objet de constituer un substitut à l’absence de ce pouvoir.
C’est sur ce point que se situe l’intérêt majeur de la décision commentée, le Conseil d’État admettant pour la première fois que « l’autorité compétente peut, qu’elle dispose ou non en la matière du pouvoir réglementaire, encadrer l’action de l’administration, dans le but d’en assurer la cohérence, en déterminant, par la voie de lignes directrices sans édicter aucune condition nouvelle, des critères permettant de mettre en œuvre le texte en cause, sous réserve de motifs d'intérêt général conduisant à y déroger et de l'appréciation particulière de chaque situation ». Le recours aux lignes directrices permet ainsi d’assurer plus de souplesse à l’action administrative et elle autorise une modulation des décisions prises par les autorités déconcentrées en fonction des réalités concrètes auxquelles elles sont confrontées. On peut considérer que cette évolution est opportune et qu’elle correspond à une logique d’approfondissement de la déconcentration qui est de plus en plus présente dans les textes. On songe notamment ici à la loi n° 2019- 828 du 6 août 2019, de transformation de la fonction publique (N° Lexbase : L5882LRB), qui permet l’édiction de lignes directrices de gestion dans les trois versants de la fonction publique ou encore au décret n° 2020-412 du 8 avril 2020 (N° Lexbase : L6512LW4), qui reconnaît au préfet un droit de dérogation aux normes nationales.
En d’autres termes, le recours aux lignes directrices ne peut plus être conçu comme un simple palliatif de l’absence de pouvoir réglementaire : il s’agit aujourd’hui d’un mode de plus en plus privilégié de gestion de l’action administrative ce dont prend acte le Conseil d’État.
C’est donc le régime juridique des lignes directrices qui a vocation à s’appliquer dans la présente affaire. Le Conseil d’État censure en conséquence le raisonnement de la cour administrative d’appel de Lyon qui s’était bornée à contrôler l’absence d’erreur manifeste d’appréciation dans la décision de fixation de l’indemnité. La circulaire du 19 mai 2019 étant qualifiée de lignes directrices, il convenait de contrôler s’il existait un motif d’intérêt général ou des circonstances particulières justifiant que le recteur se soit écarté des critères définis par elle.
Sur le fond, toutefois, la demande du requérant est rejetée. En effet, la décision du 17 novembre 2014, qui indiquait le montant indemnitaire auquel pouvait prétendre le requérant s'il démissionnait, précisait que ce montant n'était valable quand dans le seul cas d'une démission intervenant dans le courant de l'année civile. Or, la démission de l'intéressé n'a finalement été présentée que le 28 janvier 2015 et il y avait donc lieu de faire application, non pas de la circulaire du 19 mai 2009, comme l’a fait la cour administrative d’appel de Lyon, mais de la circulaire du 27 novembre 2014 qui avait été publiée entre temps. Or, cette circulaire a remplacé les fourchettes qui étaient applicables en cas d'ancienneté supérieure à dix ans par une unique fourchette comprise entre 25 % et 50 % du plafond prévu par le décret du 17 avril 2008, sans prévoir de règle particulière en cas de projet de création ou de reprise d'une entreprise. Par suite, en fixant le montant définitif de l'indemnité à 22 000 euros, c'est-à-dire à environ 30 % de ce plafond précité au regard de la rémunération qu'il avait perçue en 2014, l'administration n’a commis aucune erreur manifeste d'appréciation.
[1] CE n° 383267, 383268 (N° Lexbase : A8470NAX), Rec. p. 17, concl. B. Bourgeois-Machureau, AJDA, 2015, p. 443, chron. note J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe, Dr. adm., 2015, doctr. 637, note G. Eveillard, JCP éd. A, 2015, 2196, note J. Martin.
[2] D. Costa, « Des directives aux lignes directrices : une variation en clairs-obscurs », AJDA, 2015, p. 806.
[3] Conseil d’Etat, rapport public 2012, Le droit souple, La documentation française 2013, p. 69.
[4] Rec. p. 750, concl. L. Bertrand, AJDA 1971, p. 196, chron. HTC ; RDP 1971, p. 1224, note M. Waline, D. 1971, p. 674, note D. Loschak, JCP éd. G, 1972, II, 17232, note M. Fromont.
[5] Rec. p. 453, AJDA, 1973, p. 587, chron. M. Franc et M. Boyon, RDP, 1974, p. 547, note M. Waline, D. 1974, p. 141, note J. Durupty
[6] CE n° 364385 (N° Lexbase : A8596MWB), Rec. p. 272, AJDA, 2014, p. 2262, concl. G. Dumortier, Dr. adm. 2014, 70, note J-B. Auby, JCP éd. A, 2014, act. 759, obs. F. Tesson et act. 821, Libres propos P. Cassia.
[7] V. respectivement CE n° 368082, 368083, 368084 (N° Lexbase : A4320Q8I), Rec. p. 77, concl. S. Von Coester et n° CE n° 390023 (N° Lexbase : A4296Q8M), Rec. p. 89, concl. V. Daumas. Ces arrêts ont été abondamment commentés : AJCA, 2016, p. 302, obs. S. Pelé, AJDA, 2016, p. 717, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, Dr. adm., 2016, 10, concl. S. Von Coester et concl. V. Daumas, Rev. sociétés, 2016, p. 608, note O. Dexant - de Bailliencourt, RFDA, 2016, p. 506, concl. S. Von Coester, RTD civ., 2016, p. 571, note P. Deumier, RTD com., 2016, p. 298, obs. N. Rontchevsky et p. 711, note M. Lombard.
[8] CE, 13 décembre 2017, n° 401799 (N° Lexbase : A1340W87), Dr. adm. 2018, 26, note J. Mouchette.
[9] CE n° 418142 (N° Lexbase : A55233NU).
[10] CE Sect, 7 février 1936, n° 43321 (N° Lexbase : A8004AY4), Rec. p. 172, S., 1937, III, p. 113, note J. Rivero.
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