La lettre juridique n°826 du 4 juin 2020 : Droit pénal spécial

[Jurisprudence] Retour sur la constitution du délit de prise illégale d’intérêts

Réf. : Cass. crim., 4 mars 2020, n° 19-83.390, F-P+B+I (N° Lexbase : A95153GI)

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N3284BYB

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par Marie-Christine Sordino, Professeur à l’Université de Montpellier, Directrice de l’Equipe de droit pénal (UMR Dynamiques du droit Univ. Montpellier /CNRS)

le 03 Juin 2020

 

Mots-clés : prise illégale d’intérêts • constitution • intérêt quelconque • intérêt moral • intention

Résumé : commet un délit de prise illégale d’intérêts, le maire, qui, en connaissance de cause, intervient à tous les stades de la procédure ayant abouti au recrutement d’un membre de sa famille, quelles que soient les compétences professionnelles de celui-ci, perpétrant ainsi, sciemment, un abus de fonction. La preuve de cet abus de fonction est suffisante afin de caractériser l’intention coupable du maire et, par voie de conséquence, permet d’établir le recel subséquent commis sciemment par le membre de la famille.

L’arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 4 mars 2020 [1] offre une nouvelle illustration d’une condamnation d’un maire, du chef de prise illégale d’intérêts. Le nombre de poursuites et, partant, de condamnations sur ce fondement, s’avère relativement important à l’encontre des décideurs publics, en comparaison avec les autres infractions du Livre IV du Code pénal [2].

Les faits de l’espèce sont caractéristiques du type de situations pouvant, en pratique, exister, au plan local. Ainsi, au début de l’année 2015, le procureur de la République de Lyon est destinataire de plusieurs courriers dénonçant les agissements du maire d’une commune, Monsieur T., qui a nommé sa sœur, en qualité de directrice générale des services de la mairie. Une enquête permet d’établir qu’en septembre 2014, le maire a annoncé la nomination d’une dame I. au poste de directeur général des services, dans la lettre qu’il adresse au personnel de la commune.

Alors que les syndicats interviennent pour manifester leur désapprobation, le profil de poste correspondant à cette fonction se trouve diffusé auprès du centre de gestion de la fonction publique territoriale en vue d’un recrutement, en novembre 2014. Une présélection des dossiers de candidature a lieu, au terme de laquelle six dossiers sont retenus par le maire. Un jury de cinq personnes, dont le maire est membre, entend les six candidats au cours d’un entretien, Madame I. faisant partie desdits candidats et étant choisie au terme des auditions.

Monsieur T., investi d’un mandat électif public, est alors cité devant le tribunal correctionnel du chef de prise illégale d’intérêts sur le fondement de l’article 432-12 du Code pénal (N° Lexbase : L9471IYG). Il aurait ainsi pris un intérêt moral à la nomination de sa sœur en qualité de directeur général des services de la commune alors qu’il était chargé de surveiller les opérations de nomination. Non seulement il a participé activement à la sélection, à l’audition des candidats et au vote qui a suivi afin d’effectuer le choix, mais, de plus, il a personnellement signé les arrêtés de nomination. Madame I. est, quant à elle, citée pour avoir sciemment recelé les fonctions de directeur général des services et les salaires correspondants, puisqu’elle en connaissait la provenance délictueuse. Le tribunal correctionnel les déclare coupables des faits et condamne le maire à six mois d’emprisonnement avec sursis, 10 000 euros d’amende et trois ans d’inéligibilité et sa sœur à quatre mois d’emprisonnement avec sursis, 5 000 euros d’amende et interdiction d’exercer une fonction publique pendant dix-huit mois.

Tous deux interjettent appel. Le 11 avril 2019, la cour d’appel confirme leur culpabilité et les condamne, respectivement, à une peine de six mois d’emprisonnement avec sursis assortie d’une privation du droit d’éligibilité durant un an et à quatre mois d’emprisonnement avec sursis. Ils forment alors un pourvoi en cassation.

La Chambre criminelle de la Cour de cassation écarte le moyen fondé sur la contestation de la preuve des délits de prise illégale d’intérêts et de recel. Pour elle, « l’abus de fonction ainsi caractérisé suffit à lui seul pour consommer le délit de prise illégale d’intérêts et l’intention coupable est constituée par le seul fait que l’auteur a accompli sciemment l’acte constituant l’élément matériel du délit. Il n’est pas nécessaire qu’il ait agi dans une intention frauduleuse ». Et le fait que Monsieur T. « se soit soumis aux règles de recrutement instaurées par la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 [N° Lexbase : L7448AGX] et le décret n° 86-68 du 10 janvier 1986 [N° Lexbase : L2809G8K], est sans incidence sur la caractérisation de l’infraction dès lors qu’il est, en toute connaissance de cause, intervenu à tous les stades de la procédure ayant abouti au recrutement d’un membre de sa famille, quelles que soient les compétences professionnelles de celui-ci ». Cet arrêt donne l’occasion de revenir, d’une part, sur la nature de l’élément moral du délit de prise illégale d’intérêts (I) et, d’autre part, sur sa caractérisation (II).

I - La nature de l’élément moral du délit de prise illégale d’intérêts

L’objectif du délit, incriminé à l’article 432-12 du Code pénal est d'éviter toute tentation à l’agent public, car « le bien juridique protégé est à la fois, l'objectivité et la probité dans la gestion des affaires publiques » [3]. En sus d’un aspect répressif avéré, le délit de prise illégale d'intérêts « vise également à réprimer ceux qui s'exposent au soupçon de partialité » [4]. En ce sens, il poursuit donc également une finalité préventive des conflits d’intérêts. Édictée dans ce double but, répressif, mais également préventif, l’infraction de prise illégale d'intérêts interdit à une personne exerçant une fonction publique de prendre des intérêts dans des affaires soumises à sa surveillance ou à son contrôle. La notion de prise d'intérêts délibérément conservée constitue la véritable « âme de l'infraction » [5] et se trouve placée au cœur de la réflexion.

L’élément moral du délit occupe une place importante dans l’arrêt du 4 mars 2020, ce qui conduit à des précisions, d’abord, quant à l’élément moral envisagé en lui-même (A) et, ensuite lorsqu’il est envisagé au regard de l’élément matériel (B).

A - L’élément moral envisagé en lui-même

Au XIXème siècle, la doctrine s'est interrogée sur la nature de l'élément moral exigé pour le délit d'ingérence au sein de l’article 175, ancien, du Code pénal. Ainsi, certains auteurs soutenaient que le fonctionnaire devait être animé d'une intention frauduleuse et poussé à rechercher, par son activité coupable, un bénéfice illégitime [6], de sorte que cela constituait un dol spécial. Des décisions de jurisprudence allaient dans ce sens [7].

Au XXème siècle, un tournant est opéré. Désormais, pour la doctrine [8] et la jurisprudence, le délit repose sur le fait que le coupable a pris sciemment un intérêt dans une affaire soumise à sa surveillance, même s'il n'a pas voulu tirer profit de son immixtion [9]. L'article 175, ancien, du Code pénal n’incrimine pas que les abus avérés, mais il souhaite prévenir les abus, en édictant une interdiction. Le fait même de l'ingérence est punissable, indépendamment de ses suites possibles [10].

Cependant, l’un des effets malheureux de cette analyse est de transformer le délit d’ingérence en véritable délit matériel, puisque « l’immixtion prohibée est délictueuse par cela seul que le fonctionnaire contrevient volontairement aux prohibitions de l’article 175 et il n’est pas nécessaire qu’il ait agi dans une intention frauduleuse » [11]. Un auteur a ainsi pu écrire que, « contrairement à la plupart des infractions pénales, le délit de prise illégale d'intérêts ne pose pas de difficultés dans son élément moral, s'agissant d'une infraction objective dont la réalisation ne nécessite aucune intention frauduleuse » [12].

Désormais, sous l’empire du Code pénal de 1992, le principe du caractère intentionnel des délits est posé par l’article 121-3 (N° Lexbase : L2053AMY). Ce principe ne peut être remis en cause que par des dispositions légales, ce qui a pour conséquence la condamnation de l’existence des anciens délits matériels. Le délit de prise illégale d’intérêts retrouve donc une réaffirmation heureuse de son caractère intentionnel. Le dol général consiste pour l’agent public à prendre, recevoir ou conserver délibérément un intérêt dans une opération soumise à sa surveillance. Cependant, en pratique, les juges réduisent le contenu de l’intention. Ainsi, dans l’affaire commentée, ils lient l’intention coupable du maire au fait qu’il ait accompli « sciemment l’acte constituant l’élément matériel du délit ».

B - L’élément moral envisagé au regard de l’élément matériel

En l’espèce, c’est la question de l’admission d’un intérêt moral qui est centrale dans le raisonnement de l’arrêt commenté, au titre de « l’intérêt quelconque ». En visant expressément un « intérêt quelconque », le législateur a souhaité appréhender l'intérêt le plus largement possible, en prenant en considération aussi bien un intérêt patrimonial qu'un intérêt extrapatrimonial [13]. Bien évidemment, cela vise au premier chef un « lien d’affaires » [14].

Le délit est également formel, en ce qu’il n’impose pas la réalisation d’un résultat pénal et il est constitué en dépit de la non réalisation de l’opération envisagée : il « ne suppose pas une contrepartie financière » et ne nécessite pas que « l'élu en ait retiré un quelconque profit » [15]. Dans deux arrêts des 13 mars et 5 avril 2018 [16], la Cour de cassation relève que l’intérêt « est défini comme étant quelconque et n'a pas à être d'un niveau suffisant ». Ce délit peut ainsi être constitué par la perception « d'avantages matériels quelconques et même un simple avantage affectif ou moral ». L’intérêt peut donc être moral, ce qui engendre une certaine difficulté dans son appréciation. À titre d'exemple, la jurisprudence considère que l'intérêt moral peut résulter d'un lien familial [17], amical ou d'affection [18] et même d'un lien de nature politique [19]. Dans l'arrêt du 5 avril 2018 précité, la Cour a affirmé que l'existence d'un lien d'amitié peut être constitutive de l'intérêt quelconque au sens de l'article 432-12 du Code pénal.

En l’espèce, la Cour de cassation s’appuie sur les constatations des juges du fond qui relèvent que « le lien familial unissant les deux prévenus, frère et sœur, constitue un intérêt moral et suffit à caractériser l’intérêt quelconque exigé par le texte ». Ce lien de parenté, de proximité, apparaît ici naturel et évident. Il va servir à la Chambre criminelle pour établir l’abus de fonction nécessaire pour la démonstration de l’infraction. La Cour de cassation affirme de manière constante que « le délit prévu par l'article 175 ancien, repris à l'article 432-12 du Code pénal, est caractérisé par la prise d'un intérêt matériel ou moral, direct ou indirect » [20]. En conséquence, la prise d'un seul intérêt moral est suffisante dans la caractérisation de l'infraction, faisant écrire à un auteur que cela produit « un amenuisement de la consistance de l'élément matériel » du délit [21]. L’arrêt commenté n’innove pas vraiment sur cet élément [22] et s’inscrit dans une tendance du droit pénal des affaires à faire dépendre la preuve de l’élément moral de la matérialité des faits et à créer une véritable présomption. Cette matérialité des faits est éclairée par la qualité du prévenu. En effet, en considération de sa position de décideur public, il apparaît certain que l’élu local qui fait recruter sa sœur en qualité de directeur général des services de sa commune, commet bien un abus de fonction, en toute connaissance de cause. L’abus de fonction se trouve ainsi présumé, induit de l’existence imparable du lien de parenté. Ainsi, la Cour de cassation avait, dans un arrêt antérieur, approuvé la condamnation d’un président d’université ayant fait recruter sa sœur en tant que professeur contractuel [23]. Dans l’affaire commentée, la condamnation de Madame I. pour recel de délit de prise illégale d’intérêts est la conséquence logique du raisonnement suivi pour appuyer la condamnation du maire. En effet, pour la Chambre criminelle, elle a sciemment bénéficié du produit du délit commis par son frère, dont « elle n’a pu ignorer l’existence » compte tenu de l’existence et de la nature de leur lien familial. Là encore, la nature particulière du lien familial sert à présumer le fait qu’elle ait agi en connaissance de cause.

II - La caractérisation du délit de prise illégale d’intérêts

Il convient de préciser les critères utilisés pour la caractérisation (A) et les conséquences de la caractérisation (B).

A - Les critères utilisés pour la caractérisation

Si un intérêt moral peut être suffisant au sens d’un intérêt quelconque, encore convient-il de démontrer son existence.

Deux critères peuvent être dégagés.

*Au regard de la jurisprudence, l'intérêt moral repose d’abord sur la preuve de l’existence de liens, c'est-à-dire de rapports unissant deux ou plusieurs personnes en vertu d'un acte ou d'un fait juridique. Les juges du fond utilisent un faisceau d’indices factuels qui repose, notamment, sur un aspect temporel (le nombre d’années de la relation), l’intensité de la relation, la proximité de la relation, la nature des liens. Tout va dépendre des éléments de la situation. En effet, la relation doit être forte et durable dans le temps pour constituer un intérêt, surtout lorsqu’il est indirect.

A titre d’illustrations, les deux arrêts des 13 mars et 5 avril 2018 précités sont intéressants. Dans l'arrêt du 5 avril 2018, les juges ont relevé que le maire a pris un intérêt, dans une opération dont il assurait l'administration, en contractant avec un cessionnaire qui était un ami de longue date après avoir été, pendant plusieurs années, un partenaire de golf. L’intérêt moral a été démontré. En revanche, dans l’arrêt du 13 mars 2018, l’intérêt moral n’a pas été caractérisé. Les juges relèvent l'absence de personnalisation d'un lien quelconque entre les protagonistes : les deux hommes, appartenant à la même famille politique, se sont retrouvés dans les mêmes lieux lors de manifestations officielles communales. Mais de tels éléments ne caractérisent pas, faute de proximité particulière entre eux, l'existence d'un intérêt personnel moral.

En l’espèce, l’existence et la nature du lien unissant le maire à sa sœur sont aisés à démontrer et les juges du fond, comme la Cour de cassation qui renvoie à leurs constatations, considèrent qu’il s’agit d’une évidence qui ne nécessite pas davantage de démonstration. Leur connivence transparaît de l’énoncé des faits. Le maire a communiqué sur la nomination de Madame I. dès septembre 2014 et elle-même a signé, sous la qualité de directrice générale des services, des lettres d’information datées de juillet et août 2014, révélant ainsi une décision prise, en accord avec son frère, antérieurement aux opérations de recrutement qui ont eu lieu après des réactions des syndicats. La connivence, voire la collusion entre les deux, résulte de la constatation objective de l’existence du lien familial pour la Cour de cassation.

*Au regard de la jurisprudence, il convient, ensuite, de démontrer que la personne intéressée a eu une implication particulière dans l’opération. Dans un arrêt du 13 janvier 2016, un prévenu est coupable de prise illégale d'intérêts, car, en sa qualité de collaborateur du cabinet du maire de la commune, il a participé à la préparation de la décision d'attribution du marché public litigieux à la société en rédigeant un rapport d'analyse des offres destiné à éclairer la commission d'appel d'offres et qu'il entretient une relation amicale et professionnelle de longue date avec le gérant de cette société [24].

En l’espèce, le maire a pris part personnellement à tous les actes et tous les stades de la procédure de recrutement et cet élément est repris par la Cour de cassation dans la solution qu’elle énonce. Alors qu’il avait le pouvoir de surveiller et d’administrer ces opérations de nomination, il a participé activement à la sélection des candidats, aux entretiens du jury de recrutement et au vote de ce dernier et, postérieurement, il a signé personnellement les arrêtés municipaux de nomination de sa sœur. Son implication personnelle est manifeste. Il importe peu qu’il ait respecté les règles légales de recrutement instaurées par la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale (N° Lexbase : L7448AGX) et le décret n° 86-68 du 10 janvier 1986 relatif aux positions de détachement, hors cadres, de disponibilité et de congé parental des fonctionnaires territoriaux (N° Lexbase : L2809G8K).

Il est intéressant de noter que les compétences professionnelles de Madame I. relativement à un poste de directeur général des services ne semblent pas être contestées. Le pourvoi fait état de ses compétences « indiscutées » afin d’occuper ce type de poste. Dès lors, le jury collégial, réuni à la fin de l’année 2014, a reconnu son aptitude en la retenant à l’issue de la présélection et de l’audition. Bien évidemment, le maire était présent. Mais, il est possible qu’elle ait été effectivement la meilleure candidate et la plus qualifiée pour occuper le poste de directeur général des services. C’est la raison pour laquelle le moyen propose que, pour établir un abus de fonction, encore conviendrait-il de démontrer des éléments particuliers, en sus du lien de parenté unissant le maire à sa sœur. La conséquence de l’analyse de l’abus de fonction tel que retenu par l’arrêt revient donc à préconiser une certaine automaticité de l’existence de l’intérêt moral dès que le lien de proximité est établi et que la personne a été impliquée dans le processus. La solution, quoique préventive (mais également répressive) des conflits d’intérêts de l’élu local, ne heurterait peut-être pas l’intérêt général de la commune si Madame I. était la meilleure candidate en vue d’exercer le poste important de directeur général des services.

C’est la raison pour laquelle les parlementaires ont tenté de modifier la lettre de l’article 432- 12 du Code pénal. Le 24 juin 2010, le Sénat a adopté, à l'unanimité, une proposition de loi du sénateur Bernard Saugey visant à clarifier le champ des poursuites de la prise illégale d'intérêts [25]. L'infraction ne sanctionnerait plus la prise d'un intérêt « quelconque » mais celle d'un « intérêt personnel distinct de l'intérêt général ». Il s'agit là d'une expression déjà employée par le juge administratif pour écarter l'application des dispositions de l'article L. 2131-11 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L8666AA9), relatives à la notion de conseiller intéressé, en l'absence d'un intérêt personnel distinct, de celui des autres administrés et notamment en matière associative. Cette modification permettrait ainsi d'écarter expressément du champ des poursuites les situations où les élus concernés siégeant ès qualités de représentants de leur collectivité au sein des instances décisionnaires des organismes extérieurs tels qu'établissements publics ou associations parapubliques, n'y prennent pas un intérêt personnel distinct de l'intérêt général.  Une telle suggestion de modification, qui n’a pas débouché sur la refonte du texte, incite les juges à recentrer la répression sur les élus qui, en conscience, violent le devoir de probité véritablement et manquent d’impartialité, opposée à leur devoir de neutralité. C’est ainsi qu’un arrêt de la Cour de cassation en date du 29 juin 2011 a retenu l’idée soulevée par la proposition de loi, en relevant qu’« attendu qu'en l'état de ces énonciations, la cour d'appel, qui a souverainement constaté la prise d'un intérêt moral par la prévenue, nécessairement distinct de l'intérêt général, a justifié sa décision » [26]. Ainsi, la notion de « convergence » d’intérêts pourrait être circonscrite.

On le voit, la manière dont l’intérêt est apprécié est très importante, surtout lorsqu’il s’agit d’un intérêt de nature extrapatrimoniale. Le flou qui entoure la définition de l’intérêt produit par reflet des conséquences sur le risque pénal qui pèse sur les décideurs publics. Ce risque est fortement ressenti par les élus locaux. C’est ainsi qu’une question prioritaire de constitutionnalité a été formée afin de relever l’absence de conformité au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines de l'article 432-12 du Code pénal. Mais elle n’a pas été transmise par la Cour de cassation au Conseil constitutionnel, au motif que la rédaction de la disposition est bien conforme aux principes de précision et de prévisibilité de la loi pénale dont elle permet de déterminer le champ d'application sans porter atteinte au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines [27].

B - Les conséquences de la caractérisation

La décision commentée tire les conséquences de la commission du délit de prise illégale d’intérêt et du recel de cette infraction sur le choix des peines applicables. La cour d’appel avait condamné respectivement les prévenus à la peine de six mois d’emprisonnement avec sursis et à un an d’inéligibilité pour l’un et à quatre mois d’emprisonnement avec sursis pour l’autre. Les juges considèrent que chacune de ces peines apparaît proportionnée à la nature et à la gravité des faits, ainsi qu’à la personnalité de leur auteur, jamais condamné.

Le pourvoi critique l’insuffisance de motivation et la Chambre criminelle va casser l’arrêt au visa des articles 132-1 du Code pénal (N° Lexbase : L9834I3M) et des articles 485 (N° Lexbase : L9916IQC), 512 (N° Lexbase : L7519LP8) et 593 (N° Lexbase : L3977AZC) du Code de procédure pénale. Elle rappelle ainsi « qu’en matière correctionnelle, toute peine doit être motivée en tenant compte de la gravité des faits, de la personnalité de leur auteur et de sa situation personnelle ». Elle reproche à la cour d’appel de ne pas mieux s’expliquer sur la gravité des faits, les éléments de personnalité des deux prévenus et leurs situations personnelles respectives. Sur cet élément, la Cour de cassation s’inscrit parfaitement dans le sillage des décisions qu’elle rend depuis l’impulsion initiée par la loi n° 2014-896 du 15 août 2014 relative à l'individualisation des peines et renforçant l'efficacité des sanctions pénales (N° Lexbase : L0488I4T) et les précisions apportées par l’article 132-1 du Code pénal. C’est ainsi que toutes les peines, y compris les peines d’inéligibilité [28] et d’interdiction de gérer [29], très présentes en droit pénal des affaires, doivent être motivées au regard des circonstances de l’infraction, de la personnalité de son auteur et de sa situation matérielle, familiale et sociale. En l’espèce, pour la Cour, les prévenus, jamais condamnés jusque-là, devaient bénéficier, comme tous les autres prévenus de délits « de droit commun », des exigences de motivation, de personnalisation et de proportionnalité dans le choix de la sanction. En quelque sorte, à une sévérité de principe de la déclaration de culpabilité fondée en grande partie sur la qualité d’élu, doit répondre une juste mesure dans la détermination de la peine.

 

[1] Cass. crim., 4 mars 2020, n° 19-83.390, F-P+B+I (N° Lexbase : A95153GI) ; v. J. Perot, Caractérisation du délit de prise illégale d’intérêt : indifférence de l’intention frauduleuse et exigence de motivation de la peine, Lexbase Pénal, mars 2020, Brèves (N° Lexbase : N2599BYW).

[2] A. Bavitot, La probité publique en droit pénal, PUAM, 2019.

[3] A. Vitu, Traité de droit criminel. Droit pénal spécial, Cujas, 1982, n° 378.

[4] Commission de réflexion pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique, Pour une nouvelle déontologie, 26 janvier 2011, p. 30 ; J.-M. Brigant, Affaires, conflits d’intérêts, probité… Cachez cette prise illégale d’intérêts que je ne saurais voir, Dr. pén., 2012, étude 3.

[5] H. Matsopoulou, A. Lepage, Droit pénal spécial, PUF, 2015, n° 1041.

[6] V. not., J.-A. Roux, S. 1989, 2, p. 273.

[7] CA Rouen, 18 juillet 1896, S. 1898, 2, p. 272 ; CA Poitiers, 23 mai 1952, DP 1952, p. 501. Cass. crim., 23 juin 1904, Bull. crim., n° 272.

[8] F. Hélie et J. Brouchot, Pratique criminelle des cours et tribunaux, t. II, Droit pénal, édition techniques, 5ème édition, n° 213 ; R. Vouin, Précis de droit pénal spécial, Dalloz 1953, n° 410.

[9] Cass. crim., 21 décembre 1935, Gaz. Pal., 1936, 1, p. 138 ; Cass. crim., 23 décembre 1952, Bull. crim., n° 324 ; Cass. crim., 2 février 1988, n° 87-82.242 (N° Lexbase : A7221AAP) ; Cass. crim., 25 juin 1996, Dr. pén., 1996, comm. 263, obs. M. Véron.

[10] Cass. crim., 18 février 1987, RSC, 1988, p. 83, obs. J.-P. Delmas Saint-Hilaire.

[11] Cass. crim., 16 décembre 1975, RSC, 1976, p. 713, obs. A. Vitu.

[12] E. Dupic, La prise illégale d'intérêts ou le mélange des genres, JCP G, 2009, 44.

[13] M. Segonds, Les apports de la jurisprudence au délit de prise illégale d'intérêts (C. pén., art. 432-12), Gaz. Pal., 21 avril 2012, p. 12.

[14] Cass. crim., 20 mars 2019, n° 17-81.975 (N° Lexbase : A8911Y4S), Dalloz Actualité, 12 avril 2019, obs. C. Fonteix ; M.-C. Sordino, Violations du devoir de probité autour de la défiscalisation du marché de la 3G en Nouvelle-Calédonie, AJ pénal, 2019, p. 386.

[15] Cass. crim., 16 décembre 1975, n° 75-91.045 (N° Lexbase : A3153AUC) ; Cass. crim., 21 février 2001, D., 2001, somm. p. 2353, obs. M. Segonds.

[16] Cass. crim., 13 mars 2018, n° 17-86.548, F-D (N° Lexbase : A2083XHM) ; Cass. crim., 5 avril 2018, n° 17-81.912, FS-P+B (N° Lexbase : A4461XKG) ; J.-M. Brigant, Prise illégale d’intérêts : des relations sans intérêt (moral) ?, JCP A, n° 22, 4 juin 2018, 2170.

[17] Cass. crim., 21 septembre 2005, n° 04-85.056, F-P+F (N° Lexbase : A7175DKX) ; Cass. crim., 21 juin 2000, n° 99-86.871 (N° Lexbase : A4344CIQ).

[18] Cass. crim., 7 avril 2004, n° 03-82.062, F-D (N° Lexbase : A0666YNY) ; Cass. crim., 30 juin 2010, n° 09-84.040, F-D (N° Lexbase : A5031E8T); Cass. crim., 21 mars 2012, n° 11-83.813, F-D (N° Lexbase : A4077IK9).

[19] Cass. crim., 29 juin 2011, n° 10-87.498, F-P+B (N° Lexbase : A9860HUQ) ; Bulletin d'actualité Lamy Droit pénal des affaires novembre 2011, p. 1, comm. J.-M. Brigant.

[20] Cass. crim., 5 novembre 1998, n° 97-80.419 (N° Lexbase : A2497CGL) ; Cass. crim., 29 septembre 1999, n° 98-81.796 (N° Lexbase : A5592AWZ) ; Cass. crim., 22 octobre 2008, n° 08-82.068, F-P+F (N° Lexbase : A2497EB4).

[21] J.-P. Delmas Saint-Hilaire, L'amenuisement de la consistance de ses composantes tant matérielles que morales se poursuit, RSC, 2005. 560.

[22] V. déjà Cass. crim., 27 novembre 2002, n° 02-81581 (N° Lexbase : A4428A4R).

[23] Cass. crim., 17 décembre 2008, n° 08-82.318, F-P+F (N° Lexbase : A1636ECL).

[24] Cass. crim., 13 janvier 2016, n° 14-88.382, F-D (N° Lexbase : A9499N39).

[25] Proposition de loi n° 268 (2008-2009) [en ligne] qui a été par la suite transmise à l'Assemblée nationale (texte n° 2682) [en ligne] ; V. également Rapport de la Commission de réflexion sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, 26 janvier 2011, spéc. p. 31 [en ligne].

[26] Cass. crim., 29 juin 2011, n° 10-87.498, F-P+B (N° Lexbase : A9860HUQ), Gaz. Pal., 25 août 2011, n° 237, p. 15, comm. J. Lasserre Capdeville.

[27] Cass. crim., 30 novembre 2011, n° 11- 90.093, F-P+B (N° Lexbase : A1949H4X).

[28] Cass. crim., 1er février 2017, n° 15-84.511, FP-P+B+I+R (N° Lexbase : A7003TAM).

[29] Cass. crim., 1er février 2017, n° 15-85199, FP-P+B+I+R (N° Lexbase : A7004TAN).

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