Réf. : Cons. const., décision n° 2020-837 QPC, du 7 mai 2020 (N° Lexbase : A27633LW)
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par Jean-Pierre Dumur, MRICS, Expert agréé par la Cour de cassation
le 04 Juin 2020
Le 7 mai 2020, le Conseil constitutionnel a été saisi par la Cour de cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité à la Constitution du dernier alinéa de l’article L. 145-34 du Code de commerce, (N° Lexbase : L5035I3U) instituant « le plafonnement du déplafonnement » en application de l’article 11 de la loi « Pinel » du 18 juin 2014 (loi n° 2014-626 N° Lexbase : L4967I3D).
I - Le « plafonnement du déplafonnement : qu’est-ce que c’est ?
En matière de baux commerciaux, l'article L. 145-33 du Code de commerce (N° Lexbase : L5761AI9) énonce comme principe, que le montant des loyers des baux renouvelés ou révisés doit correspondre à la valeur locative : « Le montant des loyers des baux renouvelés ou révisés doit correspondre à la valeur locative. A défaut d'accord, cette valeur est déterminée d'après :
1°) - les caractéristiques du local considéré,
2°) - la destination des lieux,
3° - les obligations respectives des parties,
4°) - les facteurs locaux de commercialité,
5°) - les prix couramment pratiqués dans le voisinage ».
Toutefois, le décret du 3 juillet 1972, modifiant le décret du 30 septembre 1953, a imposé une exception au principe : il s'agit de la règle dite « du plafonnement » visée par l’article L. 145-34 du Code de commerce.
Avant la mise en œuvre de la loi « Pinel » du 18 juin 2014, l’article L. 145-34 disposait : « A moins d'une modification notable des éléments mentionnés aux 1° à 4° de l'article L. 145-33, le taux de variation du loyer applicable lors de la prise d'effet du bail à renouveler, si sa durée n'est pas supérieure à neuf ans, ne peut excéder la variation, intervenue depuis la fixation initiale du loyer du bail expiré, de l'indice national trimestriel mesurant le coût de la construction ou, s'ils sont applicables, de l'indice trimestriel des loyers commerciaux ou de l'indice trimestriel des loyers des activités tertiaires mentionnés aux premier et deuxième alinéas de l'article L. 112-2 du Code monétaire et financier, publiés par l'Institut national de la statistique et des études économiques. A défaut de clause contractuelle fixant le trimestre de référence de cet indice, il y a lieu de prendre en compte la variation de l'indice national trimestriel mesurant le coût de la construction ou, s'ils sont applicables, de l'indice trimestriel des loyers commerciaux ou de l'indice trimestriel des loyers des activités tertiaires, calculée sur la période de neuf ans antérieure au dernier indice publié. En cas de renouvellement postérieur à la date initialement prévue d'expiration du bail, cette variation est calculée à partir du dernier indice publié, pour une période d'une durée égale à celle qui s'est écoulée entre la date initiale du bail et la date de son renouvellement effectif. Les dispositions de l'alinéa ci-dessus ne sont plus applicables lorsque, par l'effet d'une tacite prolongation, la durée du bail excède douze ans ».
Il résultait de la combinaison de ces deux articles que, sauf dans quelques cas particuliers (terrains, locaux monovalents, bureaux), le « plafonnement » du loyer s’appliquait de plein droit, sauf :
- aux baux conclus ou renouvelés pour une durée supérieure à neuf ans ;
- aux baux au cours desquels on avait constaté une modification notable d’un des éléments mentionnés aux 1° à 4° de l’article L. 145-33 (voir ci-dessus) ;
- aux baux initialement conclus ou renouvelés pour une durée contractuelle non supérieure à neuf ans mais dont la durée effective, par l'effet d'une tacite prolongation, avait excédé douze ans.
C’est l’article 11 de la loi « Pinel » du 18 juin 2014 qui a institué, à effet du 1er septembre 2014, le « plafonnement du déplafonnement », en ajoutant un dernier alinéa à l’article L. 145-34 : « « en cas de modification notable des éléments mentionnés aux 1° à 4° de l’article L. 145-33 du Code de commerce ou s’il est fait exception aux règles de plafonnement par suite d’une clause du contrat relative à la durée du bail, la variation du loyer qui en découle ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente ».
Paradoxalement, le « plafonnement du déplafonnement » s’applique aussi bien aux baux conclus ou renouvelés pour une durée supérieure à neuf ans, qu’aux baux au cours desquels on a constaté une modification notable d’un des éléments mentionnés aux 1° à 4° de l’article L. 145-33, mais il ne s’applique pas aux baux initialement conclus pour une durée contractuelle non supérieure à neuf ans mais dont la durée effective, par l'effet d'une tacite prolongation, a excédé douze ans... certainement un oubli du législateur !
II - L’arrêt de la Cour de cassation du 6 février 2020
C’est à propos de cette nouvelle disposition législative que la Cour de cassation a renvoyé au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité, dans un arrêt du 6 février 2020 (Cass. civ. 3, 6 février 2020, n° 19-19.503, QPC, FS-P+B N° Lexbase : A92773DX).
Dans cette affaire, un propriétaire avait consenti un bail commercial à un preneur qui en avait sollicité le renouvellement. Le principe du renouvellement avait été accepté par le bailleur, mais les parties ne s’étaient pas entendues sur le montant du nouveau loyer.
Le preneur a alors assigné le bailleur devant le juge des loyers commerciaux, lequel a fixé le prix du bail renouvelé à la valeur locative, mais avec application de la règle du « lissage » institué par la loi « Pinel ».
Le bailleur ayant interjeté appel, la cour d’appel de Paris (CA Paris, Pôle 5, 3ème ch., 3 avril 2019, n° 17/21462 N° Lexbase : A0583Y84) a confirmé la décision de première instance, en indiquant que la loi « Pinel » était applicable au bail renouvelé.
C’est à l’occasion du pourvoi formé contre la décision de la cour d’appel, que le bailleur a posé par mémoires distincts deux questions prioritaires de constitutionnalité dont l’une, en deux branches, relative aux dispositions de l’article L. 145-34 du Code de commerce :
Première branche : « Les dispositions du premier alinéa de l'article L. 145-34 du Code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, en ce que, appliquées aux contrats de bail commercial renouvelés postérieurement à leur entrée en vigueur, mais qui avaient initialement été conclus sous le régime antérieur, elles conduisent à une modification de l'indice servant de base au calcul du plafond du loyer en renouvellement, portent-elles à l'économie des contrats légalement conclus une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi, en méconnaissance des articles 4 (N° Lexbase : L1368A9K) et 16 (N° Lexbase : L1363A9D) de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789 et méconnaissent-elles le droit de propriété, tel qu'il est protégé par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789 (N° Lexbase : L1359A99) ? »
Seconde branche : « Les dispositions du dernier alinéa de l'article L. 145-34 du Code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, en ce qu'elles sont applicables aux contrats de bail commercial renouvelés postérieurement à leur entrée en vigueur, mais qui avaient initialement été conclus sous le régime antérieur, portent-elles à l'économie des contrats légalement conclus une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi, en méconnaissance des articles 4 et 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789 et méconnaissent-elles le droit de propriété, tel qu'il est protégé par les articles 2 et 17 (N° Lexbase : L1364A9E) de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789 ? »
Concernant la première branche, la Cour de cassation a considéré que « la suppression de l'indice trimestriel du coût de la construction publié par l'INSEE, remplacé par d'autres indices qui sont en meilleure adéquation avec l'objet des baux, pour la mise en œuvre du mécanisme légal de fixation du prix du bail renouvelé en cas de plafonnement, lequel ne cause ni atteinte ni dénaturation du droit de propriété du bailleur, ne porte pas atteinte à ce droit ».
En revanche, concernant la seconde branche, la Cour de cassation a considéré que « la question posée sur la constitutionnalité du dernier alinéa de l'article L. 145-34 du Code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi du 18 juin 2014, présente un caractère sérieux en ce que ces dispositions, qui prévoient que le déplafonnement du loyer, en cas de modification notable des éléments mentionnés aux 1° à 4° de l'article L. 145-33 du Code de commerce ou s'il est fait exception aux règles de plafonnement par suite d'une clause du contrat relative à la durée du bail, ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l'année précédente, sont susceptibles de porter une atteinte disproportionnée au droit de propriété du bailleur ».
En conséquence, la Cour de cassation a décidé de renvoyer au Conseil constitutionnel la question portant sur la constitutionnalité du dernier alinéa de l'article L. 145-34 du Code de commerce au regard du droit de propriété.
III - La décision du Conseil constitutionnel du 7 mai 2020
On trouvera successivement ci-après :
A - Premier moyen
En premier lieu, les demandeurs ont soutenu que les dispositions du nouveau texte issu de la loi « Pinel » portaient atteinte au droit de propriété du bailleur, sans être justifiées par un motif d’intérêt général.
Sur ce point, le Conseil constitutionnel rappelle « qu’il est loisible au législateur d’apporter aux conditions d’exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par l’article 2 de la Déclaration de droits de l’Homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi ».
Et à cet égard, il considère que « l’atteinte au droit de propriété du bailleur est ici justifiée par un « objectif d’intérêt général » consistant à éviter que le loyer de renouvellement d’un bail commercial connaisse une hausse importante et brutale de nature à compromettre la viabilité des entreprises commerciales et artisanales ».
Notre commentaire. Nous n’avons pas de commentaire à formuler sur ce point, eu égard au fait qu’il s’agit en l’espèce d’une appréciation purement subjective sur le fait que les dispositions en objet résultent ou non d’une atteinte disproportionnée au droit de propriété, au regard de l’objectif poursuivi.
B - Deuxième moyen
En second lieu, les demandeurs ont soutenu que la limitation de l’augmentation du loyer de renouvellement pouvait avoir pour effet d’imposer un niveau de loyer fortement et durablement inférieur à la valeur locative du bien, entraînant ainsi une perte financière importante pour le bailleur.
Sur ce point, le Conseil constitutionnel répond que « les dispositions contestées permettent au bailleur de bénéficier, chaque année, d’une augmentation de 10 % du loyer de l’année précédente jusqu’à ce qu’il atteigne, le cas échéant, la nouvelle valeur locative ».
Notre commentaire. Sur ce point, le Conseil constitutionnel n’a manifestement pas apprécié à sa juste mesure l’ampleur des conséquences financières du « lissage Pinel » :
- sur le revenu du bailleur au cours du bail renouvelé ;
- sur la valeur vénale du bien loué.
Hypothèses de travail :
1°) Conséquences financières du « lissage Pinel sur le revenu du bailleur au cours du bail renouvelé :
♦ Application du « lissage Pinel » : revenu moyen du bailleur au cours du bail renouvelé :
⇒ Loyer total perçu par le bailleur sur la durée du bail = 760 758,00 €
⇒ Loyer moyen annuel perçu par le bailleur au cours du bail = 84 529,00 €.
♦ Non application du « lissage Pinel » : revenu moyen du bailleur au cours du bail renouvelé :
⇒ Loyer total perçu par le bailleur sur la durée du bail = 975 463,00 €
⇒ Loyer moyen annuel perçu par le bailleur au cours du bail = 108 385,00 €.
Conséquence financière du « lissage Pinel sur le revenu du bailleur au cours du bail renouvelé : perte de revenu de 22 %.
2°) Conséquences financières du « lissage Pinel » sur la valeur vénale du bien loué
La valeur vénale d’un bien loué par bail commercial s’apprécie essentiellement sur la base de son revenu locatif à date, étant donné que dans cette hypothèse, le bien en objet ne peut intéresser que le locataire en place ou un investisseur.
Si l’on prend le cas d’un bien situé dans un secteur géographique où le taux de rendement moyen exigé par les investisseurs se situe autour de 5 % l’an, acte en mains, on aboutit en termes de valeur vénale aux résultats suivants, selon qu’on applique ou non le « lissage Pinel ».
♦ Application du « lissage Pinel »
♦ Non application du « lissage Pinel »
Conséquence financière du « lissage Pinel sur la valeur vénale du bien : perte de valeur de 22 %.
Eu égard à ce qui précède, deux questions simples se posent au regard l’article 2 de la Déclaration de droits de l’Homme et du citoyen de 1789 :
C - Troisième moyen
En troisième lieu, les demandeurs ont soutenu que si les dispositions du dernier alinéa de l’article L. 145-34 du Code de commerce n’étaient pas d’ordre public, leur application aux baux en cours, conclus avant leur entrée en vigueur mais renouvelés postérieurement, conduisait à priver, en pratique, les bailleurs de la possibilité d’y déroger.
Sur ce dernier point, le Conseil constitutionnel considère que « les dispositions contestées n’étant pas d’ordre public, les parties peuvent convenir de ne pas les appliquer, soit au moment de la conclusion du bail initial, soit au moment de son renouvellement ». Il estime en outre que « s’agissant des baux conclus avant la date d’entrée en vigueur de ces dispositions et renouvelés après cette date, l’application de ce dispositif ne résulte pas des dispositions contestées, mais des conditions d’entrée en vigueur déterminées à l’article 21 de la loi du 18 juin 2014 ».
Notre commentaire. Sur ce point, l’avis du Conseil constitutionnel est dénué de fondement juridique pour ce qui concerne la situation des parties lors du renouvellement du bail.
S’il est exact, en effet, que les dispositions contestées ne sont pas d’ordre public et que, lors de la conclusion d’un nouveau bail, les parties peuvent y déroger conventionnellement, tel n’est pas le cas lors du renouvellement d’un bail conclu avant l’entrée en vigueur de la réforme mais renouvelé après cette date. Dans ce cas de figure, le bailleur ne dispose d’aucun moyen pour imposer à son locataire quelque dérogation que ce soit aux nouvelles dispositions, lesquelles s’appliquent de plein droit.
Quant à la conclusion du Conseil constitutionnel, aux termes de laquelle, « s’agissant des baux conclus avant la date d’entrée en vigueur de ces dispositions et renouvelés après cette date, l’application de ce dispositif ne résulte pas des dispositions contestées, mais de leurs conditions d’entrée en vigueur déterminées à l’article 21 de la loi du 18 juin 2014 », elle relève du sophisme... à moins que le Conseil constitutionnel n’entende par cette considération engager les bailleurs à déposer un QPC contre l’article 21 de la loi « Pinel » !
Dans une publication parue en juin 2014 [1], nous avions qualifié le plafonnement du déplafonnement de quadrature du cercle et de « casse-tête chinois ; nous n’avons pas changé d’avis.
En effet, après bientôt six années d’application, aucune juridiction n’a souhaité prendre position sur les incohérences de ce dernier alinéa de l’article L. 145-34 du Code de commerce :
Aujourd’hui, manifestement, le Conseil constitutionnel fait de même, par une décision qui est loin de solutionner définitivement le problème de fond et qui laisse les praticiens du droit sur leur faim.
Il suffit pour s’en convaincre de méditer les termes d’un commentaire que nous avons relevé récemment relativement à cet arrêt : « Avec cette décision, les petites et moyennes entreprises sont ainsi garanties, en cas de hausse importante du loyer lors du renouvellement du bail, à ne pas devoir subir d’un coup cette variation. Une abrogation immédiate d’un tel dispositif aurait eu pour effet de compromettre la viabilité de nombreuses entreprises. Cette décision est donc à saluer, surtout dans le contexte actuel de la crise sanitaire qui met en péril de nombreux commerces » [2]. On n’est plus au Conseil constitutionnel, on est au Conseil économique social et environnemental !
Alors, la prochaine étape, la Cour européenne des droits de l’Homme ?
Pourquoi pas au visa de ce qui précède ?
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