La lettre juridique n°826 du 4 juin 2020 : Covid-19

[Pratique professionnelle] Déconfinement et obligation de sécurité : l’employeur face à ses responsabilités

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par Pauline Larroque-Daran, Avocat Associé, Marine Guille et Solène Hervouët, Avocats, Factorhy Avocats

le 03 Juin 2020

Juridiquement, l’obligation de sécurité impose aux employeurs, non pas de garantir l’absence de toute exposition des salariés à un risque de contamination, mais de prendre toutes les mesures de sécurité sanitaire visant à éviter la réalisation de ce risque [1].

En pratique, l’obligation de sécurité impose à l’employeur :

  • d’évaluer le risque professionnel covid-19, et de le retranscrire dans le document unique d'évaluation des risques (DUER) ;
  • d’informer les salariés sur l'ensemble des nouvelles consignes de sécurité à respecter ;
  • de former les salariés aux règles de prévention.

En outre, eu égard à la nature du risque covid-19 et à l’ampleur des changements qu’il engendre, il est indispensable que les employeurs identifient également des solutions pour préserver la santé mentale de leurs collaborateurs qui peuvent être affectés par la soudaineté et la radicalité des mesures prises.

1 - Quels risques en cas de manquement à l’obligation de sécurité ?

Compte tenu du contexte particulièrement anxiogène, ainsi que de la célérité avec laquelle les entreprises ont été contraintes de s’adapter, la probabilité que des actions soient initiées, tant sur le plan civil que pénal, est particulièrement élevée.

Sur le plan pénal

A ce jour, plusieurs plaintes ont été déposées pour mise en danger de la vie d’autrui [2] à la fois par des syndicats -notamment à l’encontre des sociétés Amazon et Carrefour- mais également par des salariés d’une usine de l’équipementier automobile estimant que la poursuite d’une activité non essentielle à la nation les exposait à un danger immédiat de mort ou de blessures.

Bien que les plaintes pénales aient été classées sans suite, les demandes formulées parallèlement par les syndicats devant les juridictions civiles -enjoignant les employeurs à mettre à jour leur DUER ou renforcer les consignes sanitaires- ont pour la grande majorité abouti [3].

Sur le plan civil

Ces premières décisions nous permettent aisément d’imaginer que des salariés, à leur tour, saisissent les juridictions compétentes pour solliciter le versement de dommages et intérêts en réparation du préjudice qu’ils estiment avoir subi soutenant que les mesures prises étaient inadaptées ou insuffisantes pour les protéger.

Naturellement, le succès d’une telle action sera corrélé à la capacité du salarié à établir la réalité et l’étendue de son préjudice [4].

Il n’est également pas exclu que certains collaborateurs prennent acte de la rupture de leur contrat de travail estimant que les manquements de l’employeur -notamment son inertie- sont suffisamment graves.

Sur ce point, compte tenu de la nature du risque, nous estimons néanmoins que les actions en résiliation judiciaire seront peu nombreuses, compte tenu de leur faible chance de succès.

En effet, la rupture du contrat aux torts de l’employeur dans une telle hypothèse suppose que les manquements ayant justifiés la saisine aient perduré jusqu’à la date du jugement. Or, le déclin récemment constaté de l’épidémie permettra potentiellement aux employeurs d’assouplir les mesures de sécurité, rendant sans objet la demande du salarié.

Sur le plan de la faute inexcusable

Enfin, dans l’hypothèse où la contamination d’un salarié sur le lieu de travail serait couverte par la législation sur les risques professionnels, une action sur le fondement de la faute inexcusable de l’employeur pourrait être exercée.

En tout état cause, quel que soit le fondement pénal ou civil retenu par les salariés pour engager la responsabilité de leur employeur, les juges vont apprécier si l’obligation de sécurité de l’employeur vis-à-vis du collaborateur a ou non été respectée.

Aucune décision n’ayant encore été rendue, nous ignorons quel sera le degré de sévérité des tribunaux. Pour autant, il ne fait aucun doute qu’un plan concret de reprise respectueux des consignes sanitaires doit être déployé, et que des preuves de sa mise en œuvre doivent être conservées.

2 - Quelles mesures pour préserver la santé des salariés ?

Pour rappel, l’employeur est tenu de mettre à jour le DUER au moins une fois par an ou en cas d’aménagement important modifiant les conditions de santé et sécurité, ou d’une information supplémentaire intéressant l’évaluation d’un risque dans une unité de travail [5].

Dans le cadre du covid-19, les entreprises doivent donc rapidement mettre à jour leur DUER afin de consigner les risques relatifs à la santé et à la sécurité de leur salarié dans le cadre de l’épidémie actuelle.

Les juges se montrent particulièrement intransigeants sur la présence d’un tel document : pour illustration, ils ont notamment ordonné à la société La Poste de procéder à une mise à jour immédiate de son DUER, en dépit de toutes les mesures de prévention pourtant déjà mises en place au sein de l’entreprise (et considérées comme suffisantes) [6].

Collaboration étroite avec les élus

L’employeur, lorsqu’il procède à la mise à jour du DUER, doit associer les instances représentatives du personnel en amont de la modification, plus précisément dès le stade de l’évaluation des risques [7].

Cette exigence n’est pas nouvelle mais résulte d’une circulaire DRT n° 6 du 18 avril 2002, laquelle précisait déjà au sujet du DUER que « la prévention de la santé et de la sécurité au travail doit être menée en liaison avec les instances représentatives du personnel, de façon à favoriser le dialogue social, en constituant un facteur permanent de progrès au sein de l'entreprise » [8].

Ce principe a notamment fait l’objet d’une application récente par les tribunaux, les employeurs se voyant contraints de renouveler la procédure de mise à jour du DUER lorsque le CSE n’avait pas été associé à la procédure d’évaluation des risques [9]

En outre, pour les entreprises de plus de 50 salariés, la collaboration avec les élus dans le cadre de la mise à jour du DUER se matérialise également par une consultation de l’instance sur le fondement d’un « d’aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail » [10].

Pour les entreprises de moins de 50 salariés, une simple information de la mise à jour du DUER parait suffisante pour acter de l’association du CSE.

Evaluation des risques

Deux étapes doivent être menées :

  • Etape 1 : analyser les risques liés au coronavirus

Cette étape revient à lister les risques susceptibles d’impacter la santé et la sécurité des salariés dans le cadre du covid-19, en lien avec le fonctionnement spécifique de l’entreprise et non pas seulement de manière générale en faisant simplement référence aux gestes barrières [11].

Il s’agit notamment des risques liés à la transmission du virus, aux réorganisations de l’entreprise engendrées afin d’éviter la contamination, les risques psychosociaux, les risques liés au télétravail, et les risques d’ordre biologique lorsque les salariés sont soumis à des contacts prolongés avec des personnes potentiellement atteintes (entreprises d’aide à la personne…) [12].

  • Etape 2 : faire correspondre les risques identifiés avec chaque poste de travail

Chaque mission effectuée par un salarié dans le cadre de son poste de travail peut générer un risque pour sa santé et sa sécurité dans le cadre du virus covid-19 -qui va au-delà de la seule promiscuité avec ses collègues de travail [13]- qu’il convient de consigner dans le DUER.

Pour faire preuve de plus de détail dans la description du risque, un barème d’exposition au risque, avec des indices plus ou moins élevés en fonction du degré d’exposition, peut être envisagé.

Identification des mesures

La seule mise à jour de la DUER n’apparaît pas suffisante au regard de l’obligation de sécurité de l’employeur, ce dernier doit ensuite assurer la mise en place d’actions adéquates pour limiter au mieux la réalisation de ces risques.

Plusieurs catégories de mesures doivent être prises :

  • des mesures organisationnelles et techniques pour combattre le risque de contagiosité ;

Ces mesures sont notamment en partie consignées dans le protocole national de déconfinement publié par le Gouvernement le 9 mai 2020 et dans les documents rédigés en fonction de l’activité de l’entreprise : organisation des locaux pour respecter le périmètre de distanciation sociale, vérification des conduits d’aération, élaboration de protocole de nettoyage, fourniture d’EPI, etc. [14].

  • des mesures d’information et de formation ;

La bonne application des consignes sanitaires suppose une information récurrente et précise des collaborateurs sur la nouvelle discipline de l’entreprise. A ce titre, des campagnes d’informations doivent être déployées tant par affichage, que par l’envoi de courriels.

Toutefois, la seule information des collaborateurs n’apparaît pas suffisante, l’employeur devant également former les salariés aux nouvelles règles de prévention.

Cette obligation de formation de l’employeur a été rappelée très récemment par les juges ayant reproché à l’Usine Automobile Renault, située à Sandouville, sur le fondement de l’article L. 4141-2 du Code du travail (N° Lexbase : L1486H9W), de ne pas avoir, en sus de la formation théorique par la fourniture d’un guide, mis en œuvre une formation pratique [15].

  • des mesures pour préserver la santé mentale ;

Les mesures organisationnelles, visant à limiter le risque de contamination, engendrent un changement brutal des conditions de travail des collaborateurs pouvant être génératrices de stress pour les salariés.

Il est ainsi indispensable de prendre en compte ces potentielles répercussions sur la santé mentale des travailleurs lors de l’édiction des mesures au sein de la DUER [16].

A ce titre, certaines entreprises ont ouvert des « lignes verte » dédiées à l’écoute des salariés, afin de leur prodiguer éventuellement des conseils pour gérer au mieux cette situation inédite. Cette permanence téléphonique pourrait être mise en place en concertation avec les services de santé au travail afin d’identifier ensemble d’éventuels interlocuteurs compétents.

Par ailleurs, le télétravail étant devenu la norme [17] et se pérennisant, des mesures pour lutter contre l’isolement des collaborateurs pourraient figurer au sein de la DUER pour encadrer cette modalité particulière d’exécution du contrat.

A titre d’illustration, vous pourriez prévoir :

  • les modalités de régulation de la charge de travail du salarié ;
  • les plages horaires durant lesquelles l'employeur peut contacter le salarié en télétravail ;
  • des mesures pour limiter l’isolement (organisation de réunions d’équipe en visioconférence régulière pour maintenir le lien social par exemple).

Publication du DUER

Une fois mise à jour :

  • le DUER doit être tenu à la disposition des salariés, du médecin du travail, de l’inspection du travail [18] ;
  • les salariés doivent être informés des modalités d’accès pratique à ce document par la publication le plus souvent d’un avis affiché sur le panneau d’affichage au sein de l’entreprise [19], précisant notamment l’identité de la personne à contacter en cas d’interrogation.

Compte tenu de la situation, et du fait que certains salariés ne se déplacent plus dans les locaux, une campagne d’information par mailing pourrait être envisagée dans un souci d’informer les salariés de leurs nouvelles obligations.

3 - Quel suivi de la bonne application de ces mesures ?

L’obligation de sécurité de l’employeur ne se limitant pas à l’élaboration de règles concrètes de lutte contre l’épidémie, il doit, par ailleurs, s’assurer du bon respect par les collaborateurs des consignes édictées.

Dans l’exercice de ses fonctions, il appartient à chaque salarié de « prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail » [20].

Cette obligation pesant sur les salariés devrait en principe les contraindre à appliquer consciencieusement les consignes sanitaires.

Il n’est toutefois pas exclu que certains collaborateurs adoptent un comportement laxiste -voire contestataire- et ne respectent pas les consignes sanitaires.

Or, la méconnaissance par le salarié de son obligation de vigilance peut faire l'objet d'une sanction pouvant aller jusqu'au licenciement [21].

Dans ces conditions, appréciation faite de la récurrence et de la gravité du manquement, il est recommandé aux employeurs de prendre des mesures, voire de se placer sur le terrain disciplinaire, dès lors que l’absence de réaction constituerait un manquement à son obligation de sécurité.

Concrètement, il conviendrait :

  • dans un premier temps, de rappeler les consignes au salarié qui aurait manqué à ses obligations en lui transmettant, à titre de rappel informatif, les consignes de sécurité ;
  • dans un second temps, si les manquements persistent, de prendre une sanction à son encontre, pouvant aller jusqu’au licenciement si la nature du manquement le justifie.

Par ailleurs, compte tenu de la situation, et de l’impossibilité pour un employeur de s’assurer du bon respect des consignes par ses collaborateurs, il pourrait être opportun d’envisager l’élaboration de délégations de pouvoirs auprès de personnes compétentes afin qu’elles s’assurent à leur tour du bon respect des mesures d’hygiène et sécurité en délimitant pour chacune des périmètres distincts d’intervention.


[1] Cass. soc., 22 octobre 2015, n° 14-20.173, FP-P+B (N° Lexbase : A5324NUQ).

[2] C. pén., art. 223-1 (N° Lexbase : L3399IQX).

[3] TJ Nanterre, 14 avril 2020, n° 20/00503, Union syndicale Solidaire c/ SAS Amazon France Logistique (N° Lexbase : A79303KW), B. Fieschi, Le risque de la poursuite d’activité dans un contexte d’état d’urgence sanitaire, Lexbase Social, 2020, n° 822 (N° Lexbase : N3136BYS) ; CA Versailles, 14ème chambre, 24 avril 2020, n° 20/01993, SAS Amazon France logistique c/ Union syndicale Solidaire (N° Lexbase : A99883K7) ; TJ Lille, ordonnance du 24 avril 2020, n° 20/00395, Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des service c/ SAS Carrefour hypermarchés (N° Lexbase : A32283L7) ; TJ Paris, ordonnance du 9 avril 2020, n° 20/52223, Fédération SUD des activités postales et des télécommunications c/ La Poste (N° Lexbase : A32273L4).

[4] Cass. soc., 13 avril 2016, n° 14-28.293, FS-P+B+R (N° Lexbase : A6796RIK).

[5] C. trav., art. R. 4121-2 (N° Lexbase : L9061IPB) ; Document de Questions/Réponses de la DGT, 28 février 2020.

[6] TJ Paris, ordonnance du 9 avril 2020, n° 20/52223, Fédération SUD des activités postales et des télécommunications c/ SA La Poste (N° Lexbase : A32273L4).

[7] CA Paris, 24 avril 2020, n° 20/01993 (N° Lexbase : A99883K7) ; TJ Le Havre, 7 mai 2020, n° 20/00143 (N° Lexbase : A32313LA) ; TJ Lyon, 11 mai 2020, n° 20/00593 Union syndicale solidaire Rhone c/ SAS Le Coursier de Lyon (N° Lexbase : A63163LI).

[8] Circulaire DRT n° 6, 18 avril 2002.

[9] TJ Nanterre, 14 avril 2020, n° 20/00503, Union syndicale Solidaire c/ SAS Amazon France Logistique (N° Lexbase : A79303KW) ; CA Versailles, 14ème chambre, 24 avril 2020, n° 20/01993, SAS Amazon France logistique c/ Union syndicale Solidaire (N° Lexbase : A99883K7) ; TJ Lille, ordonnance du 24 avril 2020, n° 20/00395, Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des service c/ SAS Carrefour hypermarchés (N° Lexbase : A32283L7).

[10] C. trav., art. L. 2312-8 (N° Lexbase : L8460LGG).

[11] CA Paris, 24 avril 2020, n° 20/01993 (N° Lexbase : A99883K7) ; TJ Havre, ordonnance 7 mai 2020, n° 20/00143, Syndicat CGT des travailleurs de Renault Sandouville c/ SAS Renault (N° Lexbase : A32313LA).

[12] TJ Nanterre, 14 avril 2020, n° 20/00503, Union syndicale Solidaire c/ SAS Amazon France Logistique (N° Lexbase : A79303KW) ; CA Versailles, 14ème chambre, 24 avril 2020, n° 20/01993, SAS Amazon France logistique c./ Union syndicale Solidaire (N° Lexbase : A99883K7) ; TJ Lille, ordonnance du 24 avril 2020, n° 20/00395, Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des service c/ SAS Carrefour hypermarchés (N° Lexbase : A32283L7) ; TJ du Havre, ordonnance du 7 mai 2020, n° 20/00143, Syndicat CGT des travailleurs de Renault Sandouville c/ SAS Renault (N° Lexbase : A32313LA).

[13] TJ du Havre, ordonnance du 7 mai 2020, n° 20/00143, Syndicat CGT des travailleurs de Renault Sandouville c/ SAS Renault (N° Lexbase : A32313LA).

[14] Protocole national de déconfinement, 9 mai 2020 ; Fiche technique métier, site du ministère du Travail.

[15] TJ du Havre, ordonnance du 7 mai 2020, n° 20/00143, Syndicat CGT des travailleurs de Renault Sandouville c/ SAS Renault (N° Lexbase : A32313LA).

[16] TJ Nanterre, 14 avril 2020, n° 20/00503, Union syndicale Solidaire c/ SAS Amazon France Logistique (N° Lexbase : A79303KW) ; CA Versailles, 14ème chambre, 24 avril 2020, n° 20/01993, SAS Amazon France logistique c/ Union syndicale Solidaire (N° Lexbase : A99883K7) ; TJ du Havre, ordonnance du 7 mai 2020, n° 20/00143, Syndicat CGT des travailleurs de Renault Sandouville c/ SAS Renault (N° Lexbase : A32313LA).

[17] C. trav., art. L. 1222-11 (N° Lexbase : L8103LG9).

[18] C. trav., art. R. 4121-4 (N° Lexbase : L8494LKS).

[19] C. trav., art. R. 4121-4, préc..

[20] C. trav., art. L. 4122-1 (N° Lexbase : L1458H9U).

[21] Cass. soc., 28 février 2002, n° 00-41.220, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A0693AYC).

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