La lettre juridique n°826 du 4 juin 2020 : Domaine public

[Conclusions] L’occupant irrégulier du domaine public à l’encontre duquel une astreinte a été prononcée peut-il utilement se prévaloir de ses difficultés financières ? Conclusions du rapporteur public

Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 27 mai 2020, n° 432977, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A56473M4)

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[Conclusions] L’occupant irrégulier du domaine public à l’encontre duquel une astreinte a été prononcée peut-il utilement se prévaloir de ses difficultés financières ? Conclusions du rapporteur public. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/58317857-conclusionsloccupantirregulierdudomainepublicalencontreduqueluneastreinteaeteprononcee
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par Romain Victor, Maître des requêtes, rapporteur public au Conseil d'Etat

le 03 Juin 2020

1.- Le port de plaisance de l’Ilon, relié par un chenal à l’une des boucles de la Seine, appartient au domaine public fluvial artificiel de la commune de Saint-Martin-la-Garenne, située dans le département des Yvelines, au cœur du Vexin français. C’est le long d’une berge non aménagée du bassin, à laquelle elle est reliée par une passerelle en mauvais état, que stationne sans droit ni titre, depuis plusieurs années maintenant, une péniche de 38 mètres, propriété de M. et Mme Barnabon.

Après avoir vainement proposé aux époux de déplacer l’embarcation jusqu’à un ponton permettant le stationnement sécurisé des bateaux de grande dimension et de régulariser leur situation en signant un contrat d’occupation temporaire du domaine public, la commune a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Versailles sur le fondement de l’article L. 521-3 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3059ALU). Par une ordonnance du 8 octobre 2018 [1], frappée d’un pourvoi dont votre 8ème chambre a refusé l’admission le 15 mars 2019, celui-ci a considéré, vu « l’amarrage (…) de fortune » de la péniche et la dangerosité du stationnement et de l’accès au bateau, qu’il était utile et urgent d’enjoindre aux époux de l’évacuer sans délai, sous astreinte de 100 euros par jour de retard.

Ayant constaté l’inexécution de cette injonction, le juge des référés a procédé, à la demande de la commune, par une ordonnance du 5 juillet 2019, à la liquidation provisoire de l’astreinte à hauteur de 22 700 euros, pour la période de 227 jours comprise entre la notification de sa précédente ordonnance et la date à laquelle il a statué, tout en rejetant la demande de la commune tendant à ce qu’il relève le taux de l’astreinte à la somme de 200 euros.

C’est contre les dispositions de l’ordonnance leur faisant grief que M. et Mme X se sont pourvus en cassation dans le délai spécial de quinze jours [2].

2.- Le point de droit ayant justifié l’admission de leur pourvoi consiste à déterminer si, devant le juge de l’exécution, l’occupant irrégulier du domaine public à l’encontre duquel une astreinte a été prononcée peut utilement se prévaloir de ses difficultés financières.

Cette question n’est pas explicitement tranchée par votre jurisprudence.

Elle se pose ici car les requérants avaient invoqué, dans leur unique mémoire produit devant le juge des référés, les « graves difficultés financières » qu’ils rencontraient pour justifier qu’ils n’avaient pu acquitter les frais nécessaires au remorquage de leur péniche, qui n’est pas motorisée, tout en observant que la liquidation de l’astreinte n’aurait d’autre conséquence que d’aggraver leurs difficultés « sans agir sur le stationnement du bateau ». Or si le juge des référés a mentionné cette argumentation dans les visas de son ordonnance, il n’en a rien dit dans les motifs, puisqu’il s’est limité à rappeler le dispositif de son ordonnance prononçant l’astreinte et à constater que les époux n’avaient pas déféré à l’injonction d’évacuer leur bateau, ce dont il a déduit que, « dans ces conditions », il y avait lieu à liquidation. Les requérants soutiennent devant vous qu’en s’abstenant de prendre en considération la situation de gêne qu’ils invoquaient, le juge des référés aurait entaché son ordonnance d’irrégularité.

Comme toute mesure comminatoire, le propre d’une astreinte est de faire peur, dans le but, comme le rappellent nombre de vos décisions [3], et comme le dit le Conseil constitutionnel [4], de contraindre la personne qui s’y refuse à exécuter les obligations qui lui ont été assignées par une décision de justice et de la déterminer à respecter l’autorité de la chose jugée. Si, au stade du prononcé de l’astreinte, la situation financière du débiteur a vocation à être prise en compte, c’est seulement pour fixer un taux suffisamment lourd pour l’inciter à exécuter, sans lui offrir l’option qui consisterait à assumer le risque financier d’une inexécution. Mais qu’en est-il au stade de la liquidation de l’astreinte, laquelle a pour objet, selon une formulation que l’on trouve sous votre plume, « de tirer les conséquences du refus ou du retard mis à exécuter ces obligations » (CE 6° et 1° ch-r., 24 mai 2017, n° 403569 N° Lexbase : A0877WE9, Tables, pp. 735-752) ?

2.1.- Il importe tout d’abord de préciser le cadre juridique dans lequel il convient de raisonner. Ce cadre n’est pas, à notre avis, celui qui résulte des dispositions du chapitre premier du titre I du livre IX du code de justice administrative. Par deux décisions Voies navigables de France des 5 février 2014 (CE 8° et 3° s-s-r., n° 364561 N° Lexbase : A9270MDP, Rec. p. 19) et 15 octobre 2014 (CE 8° et 3° s-s-r., n° 338746, 338747, 338751, 338753, 338754 N° Lexbase : A6647MYT, T. pp. 655-656-811-825), vous avez souligné que ces dispositions ne s’appliquent qu’aux astreintes que les juridictions administratives peuvent prononcer à l’encontre d’une personne morale de droit public ou d’un organisme privé chargé de la gestion d’un service public, ce dont vous avez déduit qu’elles ne sauraient s’appliquer lorsque le juge administratif, saisi par l’administration en vue de mettre fin à l’occupation irrégulière d’une dépendance du domaine public, après avoir qualifié cette occupation irrégulière de contravention de grande voirie, fait application du principe général [5] selon lequel les juridictions administratives ont la faculté de prononcer une astreinte à l’encontre de personnes privées en vue de l’exécution de leurs décisions. Jusqu’à aujourd’hui, vous n’avez expressément posé cette règle que pour les occupations qualifiées de contravention de grande voirie : voyez vos arrêts « VNF » précités et, depuis lors, une décision « Torcheux » (CE 8° et 3° s-s-r., 6 mai 2015, n° 377487 N° Lexbase : A5838NHP, Tables, pp. 670-675-825). Il nous semble cependant qu’il faut l’étendre à toutes les hypothèses d’occupation irrégulière du domaine public par une personne autre qu’une personne publique ou une personne privée chargée de la gestion d’un service public. Vous pourriez ainsi juger que lorsqu’il assortit sa décision d’une astreinte, le juge du fond ou le juge des référés « mesures utiles » ordonnant une expulsion d’un occupant sans titre n’applique pas le livre XI du Code de justice administrative mais fait application du principe général précité.

Quoi qu’il en soit, les règles applicables sous l’empire de ces deux régimes sont en large part communes, ce qui s’explique par le fait que la série des articles L. 911-1 (N° Lexbase : L7384LP8) et suivants du Code de justice administrative a en partie codifié la jurisprudence préexistante dégagée sans texte.

D’abord, les concepts restent les mêmes : on distingue l’astreinte provisoire, qui constitue l’astreinte de droit commun, que le juge de l’exécution peut moduler voire supprimer, de l’astreinte définitive dont le montant, comme son nom l’indique, ne peut plus être modifié, à moins que le débiteur invoque, ainsi que le prévoit l’article L. 911-7 (N° Lexbase : L3335AL4), un cas fortuit ou la force majeure. On retrouve aussi l’opposition entre liquidation définitive, laquelle intervient lorsque la chose jugée a été exécutée, cette exécution étant par construction une exécution tardive, et liquidation provisoire, laquelle intervient lorsque la chose jugée n’a toujours pas été exécutée [6].

Les règles de compétence sont également les mêmes : il revient toujours à la juridiction qui a prononcé l’astreinte en dernier lieu de procéder à sa liquidation [7], nonobstant l’exercice des voies de recours [8]. Les opérations de liquidation se rattachent, dites-vous, à la même instance contentieuse que celle qui a été ouverte par la demande d’astreinte dont elles constituent le prolongement procédural (CE 8° et 3° s-s-r., 21 mai 2003, n°s 252872, 253384 N° Lexbase : A1744B9H, Tables, p. 934).

L’office du juge - qui est un juge de plein contentieux - ne varie pas davantage : il est circonscrit à l’exécution de la décision juridictionnelle assortie de l’injonction. Ainsi, il est tenu par l’autorité de la chose jugée par cette décision (v. la décision « Torcheux » précitée et CE 8° ch., 24 avr. 2019, n° 421546 N° Lexbase : A7417Y9L) et ne peut connaître d’une contestation soulevant un litige distinct (par exemple, CE 7° et 2° ch-r., 3 mars 2017, n°s 390368, 390369 N° Lexbase : A0083TSU).

Les règles de forme et de procédure aussi sont identiques. La décision du juge de l’astreinte revêt un caractère juridictionnel. Outre qu’il lui appartient de respecter le caractère contradictoire de la procédure [9], il doit motiver sa décision, conformément à la règle posée par l’article L. 9 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L2616ALH). Votre décision « Commune du Castellet » rappelle qu’il appartient « en particulier » au juge d’énoncer les motifs qui le conduisent soit à ne pas faire droit aux moyens dont il est saisi en vue d’une modulation de l’astreinte, soit à procéder d’office à une telle modulation (CE 10° et 9° s-s-r., 6 octobre 2010, n° 307683 N° Lexbase : A3495GB3, Rec. p. 368, concl. J. Boucher).

Enfin, les pouvoirs du juge de l’exécution ne diffèrent pas. Rien ne s’oppose à ce que, après une première liquidation provisoire, il rehausse le montant d’une astreinte, lorsqu’il est confronté au mauvais vouloir persistant du débiteur [10]. Le juge peut aussi modérer ou supprimer, y compris pour le passé, même en cas d’inexécution, le montant d’une astreinte provisoire prononcée à l’encontre de l’occupant irrégulier du domaine public (cf. la décision « VNF » du 15 octobre 2014). Votre décision « Société Dauphin Adshel » (CE 2° et 7° s-s-r., 15 mars 2004, n° 259803 N° Lexbase : A6151DBG, Tables, pp. 829-840-853) rappelle sur ce point que le juge se livre à une appréciation souveraine des faits de la cause en refusant de faire usage, à la demande du défendeur, de ce pouvoir.

La principale différence que nous apercevons entre les deux régimes tient au jeu des dispositions de l’article L. 911-8 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3336AL7) qui autorisent la juridiction à décider qu’un part de l’astreinte ne sera pas versée au requérant mais affectée au budget de l’Etat. Cette faculté n’existe pas lorsqu’est en cause une astreinte prononcée au profit d’une personne publique (autre que l’Etat) contre l’occupant sans droit ni titre de son domaine public, comme l’a précisé votre décision « VNF » du 5 février 2014. Et il en va évidemment de même pour les dispositions des articles L. 911-9 (N° Lexbase : L3337AL8) et L. 911-10 (N° Lexbase : L3338AL9) Code de justice administrative qui intéressent le recouvrement des sommes dues par une personne publique et la sanction par la Cour de discipline budgétaire et financière des personnes responsables de l’inexécution.

2.2.- Ayant dressé ce tableau, il nous paraît incontournable d’admettre l’opérance du moyen soulevé par l’occupant irrégulier du domaine public tiré de ce qu’il rencontrerait des difficultés financières. Nous envisageons au moins deux hypothèses.

D’une part, de telles difficultés peuvent être prises en considération au stade de la liquidation définitive de l’astreinte. Le juge de l’astreinte étant avant tout le juge de la bonne et complète exécution de sa décision, et l’astreinte n’étant qu’un moyen au service de l’exécution, il semble assez naturel qu’il tienne compte, lorsque le but a été atteint et que sa décision a été exécutée, de la situation financière du débiteur, pour éviter de mettre à sa charge une somme qu’il ne serait pas en mesure d’acquitter. Votre pratique est orientée en ce sens. On peut voir une décision « Deck » du 21 décembre 2018 par laquelle votre huitième chambre, après avoir constaté que l’intéressé, technicien supérieur forestier, avait enfin quitté la maison forestière dont il avait été expulsé à la suite d’une décision de mutation d’office prise par l’Office national de Forêts, a dit n’y avoir lieu de condamner l’intéressé au paiement d’une somme aux fins de liquidation définitive de l’astreinte « eu égard à sa situation personnelle et financière ». Cette pratique est, à notre avis, propre à garantir le droit au respect des biens garanti par stipulations de l’article 1er du protocole additionnel à la CESDH (N° Lexbase : L1625AZ9), invocables à propos des opérations de liquidation d’une astreinte (cf. la décision « Torcheux » précitée) : le gestionnaire domanial restant en droit de réclamer une indemnité au titre de la période d’occupation irrégulière dès lors que l’astreinte est indépendante des dommages-intérêts, la privation de propriété qui résulte de la liquidation définitive d’une astreinte ne saurait méconnaître l’exigence de proportionnalité inhérente à ces stipulations.

D’autre part, l’invocation des difficultés financières du débiteur est également opérante au stade de la liquidation provisoire, lorsque ces difficultés sont présentées comme la cause déterminante de l’impossibilité d’exécuter la décision de justice. Si l’exécution a un coût (ce qui arrive lorsqu’il s’agit de remettre en l’état le domaine public occupé) et si le débiteur allègue qu’il s’est trouvé empêché d’engager les dépenses nécessaires, le juge de l’exécution ne peut se dispenser de prendre position sur cette argumentation pour décider s’il y a lieu de liquider ou au contraire de supprimer l’astreinte, sous réserve que soit en cause une astreinte provisoire. Nous avons rappelé que l’astreinte définitive ne peut être modifiée qu’en cas de force majeure ou de cas fortuit, ces deux notions étant empruntées au droit civil. La loi du 16 juillet 1980, relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l’exécution des jugements par les personnes morales de droit public (loi n° 80-539 N° Lexbase : L3531HD7) [11], les a en effet reprises, en ce qui concerne le Conseil d’Etat, de la loi du 5 juillet 1972, instituant un juge de l’exécution et relative à la réforme de la procédure civile (loi n° 72-626 N° Lexbase : L1056ITB) [12]. Et la loi du 8 février 1995 (loi n° 95-125 N° Lexbase : L1139ATD) [13] a étendu ces dispositions à toutes les astreintes prononcées par les juridictions administratives. Aujourd’hui, les notions de cas fortuit et de force majeure sont tenues pour équivalentes par la doctrine civiliste [14] et ont d’ailleurs été remplacées, dans la procédure civile, par la notion de cause étrangère [15]. Elles impliquent que soient réunis les trois caractères habituels d’imprévisibilité, d’extériorité et d’irrésistibilité. Or, les difficultés financières du débiteur seront rarement considérées comme cochant cumulativement ces trois cases. Les tribunaux judiciaires considèrent, par exemple, que la mise en liquidation du débiteur ne constitue pas, en soi, un obstacle constitutif d’une cause étrangère (Cass. com., 2 octobre 2001, n° 00-10.337 N° Lexbase : A1316AWN).

Il reste que les difficultés financières peuvent légitimement être prises en compte au stade de la liquidation provisoire lorsqu’est en cause une astreinte provisoire, étant observé, si l’on regarde encore du côté de l’ordre judiciaire, que l’article L. 131-4 du Code des procédures civiles d’exécution (N° Lexbase : L5818IRW) invite le juge civil à liquider le montant de l’astreinte provisoire « en tenant compte du comportement de celui à qui l’injonction a été adressée et des difficultés qu’il a rencontrées pour l’exécuter ». Si la Cour de cassation laisse l’existence et l’importance de ces difficultés à l’appréciation souveraine des juridictions du fond, elle veille à ce que celles-ci motivent leurs décisions au regard du comportement du débiteur et des difficultés rencontrées (Cass. civ. 2, 20 décembre 2001, n° 98-23.102, FS-P+B N° Lexbase : A7115AXS, Bull. civ. II, 2001, n° 200 ; Cass. civ. 2, 10 novembre 2010, n° 09-71.415, F-D N° Lexbase : A9077GGB, sans se contenter de viser ou reproduire les termes de la loi, Cass. civ. 2, 20 décembre 2001, n° 00-14.579 N° Lexbase : A6895AXN, de se référer aux « circonstances de la cause », Cass. civ. 2, 20 janvier 2005, n° 02-20.987, FS-D N° Lexbase : A0744DGN, ou de dire que la liquidation est « justifiée », Cass. civ. 3, 7 novembre 2006, n° 06-11.288, FS-D N° Lexbase : A8035DU7).

Si vous nous suivez, vous pourrez donc constater qu’en liquidant provisoirement l’astreinte provisoire qu’il avait prononcée contre les requérants, sans prendre position sur l’argumentation de ces derniers, défendeurs à l’action en liquidation, tirée de ce que leur situation financière les avait placés dans l’impossibilité de faire remorquer leur péniche, donc d’exécuter l’injonction de l’évacuer du port de l’Ilon, le juge des référés a entaché son ordonnance d’irrégularité. Vous pourrez alors accueillir le pourvoi.

3.- Après cassation, vous pourrez régler l’affaire au titre de la procédure engagée devant le juge des référés du tribunal administratif de Versailles.

Il ne résulte pas de l’instruction qu’à ce jour, M. et Mme X se soient conformés à l’injonction d’évacuer le port de l’Ilon. Les intéressés n’ont produit aucune pièce montrant qu’ils auraient entrepris, postérieurement à l’ordonnance du 14 novembre 2018, quelque démarche que ce soit en ce sens. L’attestation produite selon laquelle une demande de stationnement serait à l’étude auprès de VNF n’est appuyée d’aucun justificatif sérieux. S’agissant de leurs difficultés financières, les intéressés ont précisé, dans un mémoire du 7 mai, que leur revenu global était de 33 177 euros en 2018, qu’ils sont locataires de leur résidence principale mais propriétaires, outre de la péniche, d’une maison dans les Yvelines, financée par un emprunt qui sera soldé dans quatre ans. Eu égard aux frais de convoyage de la péniche (un devis au dossier montre qu’ils sont de l’ordre de 2 500 euros), la situation financière des époux ne les plaçait pas dans l’impossibilité manifeste d’exécuter l’injonction. Enfin, compte tenu de l’autorité de la chose jugée par l’ordonnance prononçant l’injonction, ils ne peuvent utilement se prévaloir que celle-ci ne serait pas utile ou urgente et il n’est nullement établi que la commune aurait renoncé à poursuivre leur expulsion.

Il vous appartient toutefois de vous interroger, d’office, sur la question de savoir si la liquidation de l’astreinte ne se heurte pas à un ultime obstacle tenant à ce que le juge des référés n’aurait pas fixé une date d’effet de l’astreinte. A l’article 1er de l’ordonnance du 14 novembre 2018, il a « enjoint à M. et Mme [X] d’évacuer leur bateau « Molan » du port de plaisance de l’Ilon sans délai et sous astreinte de 100 euros par jour de retard ». Or vous avez jugé, par une décision « Huet » (CE 8° et 3° s-s-r., 3 juin 2009, n° 313198 N° Lexbase : A7231EHB, T. p. 907), aux conclusions contraires de Nathalie Escaut, que lorsque la formation de jugement qui prononce une astreinte s’abstient, en méconnaissance de l’article R. 921-6 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L7273KHT), d’en fixer dans sa décision la date d’effet, celle-ci ne peut être liquidée faute de point de départ. Dans cette affaire « Huet », qui portait sur une occupation irrégulière d’un port de plaisance maritime, le juge des référés avait « enjoint à l’intéressé, sous astreinte de 100 euros par jour de retard, de procéder à ses frais à l’enlèvement de son navire ». Bien que le dispositif de l’ordonnance attaquée ne comportait pas les mots « sans délai », votre décision l’a interprété comme enjoignant à M. Huet de procéder « sans délai » à l’enlèvement de son bateau sans préciser la date d’effet de l’astreinte.

Une application mécanique et rigoureuse de ce précédent conduirait à faire tomber l’astreinte, sans que cette irrégularité puisse être réparée pour l’avenir par votre décision. Il ne resterait plus alors à la commune qu’à revenir devant le juge des référés, ou à celui-ci à se saisir d’office de l’inexécution de son ordonnance d’expulsion. Pareille solution, outre qu’elle produit un effet d’aubaine difficilement justifiable pour les occupants sans droit ni titre du domaine public, nous paraît à la réflexion critiquable.

Nous passons sur le fait que la décision « Huet » s’appuie sur un texte (l’article R. 921-6 du Code de justice administrative) dont vous avez depuis lors dit qu’il n’était pas applicable aux expulsions domaniales - pas davantage d’ailleurs que l’article L. 911-3 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L7382LP4) qui prévoit que la juridiction qui prononce une astreinte en « fixe la date d’effet » -.

Notre idée n’est pas d’exonérer le juge de l’obligation de fixer le point de départ de l’astreinte. Ce que nous proposons, c’est de donner son plein effet à la règle cardinale selon laquelle l’expulsion du domaine public doit toujours être prononcée sans délai (CE Sect., 3 octobre 1958, n° 37051, Rec. p. 468 ; CE 1° et 4° s-s-r., 21 mars 1984, n° 24944 N° Lexbase : A4886ALK, Tables, p. 616, concl. Dondoux, CJEG, 1984, p. 274 ; CE 5° et 3° s-s-r., 13 février 1991, n° 78404 N° Lexbase : A9837AQE, Rec. p. 55, concl. B. Stirn). Vous considéreriez alors que, lorsqu’elle assortit une injonction de libérer le domaine public « sans délai », l’astreinte court, dans le silence de la décision juridictionnelle, à compter de la notification de cette décision.

Vous avez certes permis au juge, « s’il l’estime opportun », de repousser la date d’effet de l’astreinte (CE 8° et 9° s-s-r., 10 décembre 1999, n° 179628 N° Lexbase : A4954AXR, Tables p. 780 ; CE 8° et 3° s-s-r., 6 avril 2001, n° 230000 N° Lexbase : A3612ATX, Rec. p. 180). Le fichage de ce dernier arrêt retient que « le juge des référés a le pouvoir de condamner l’occupant sans titre à libérer le domaine public, en fixant le taux d’une astreinte applicable à compter de l’expiration d’un délai suivant la notification de sa décision ». Cette souplesse se justifie notamment lorsque l’injonction ne peut matériellement être exécutée instantanément : nous pensons par exemple à la remise dans son état primitif du domaine public maritime sur lequel une construction ou un aménagement non autorisé a été édifié. Toutefois, vous n’en avez jamais fait une règle. Outre que l’obligation d’évacuer le domaine peut souvent être exécutée sur-le-champ, lorsqu’il suffit que l’occupant quitte les lieux en emportant ses effets personnels ou en déplaçant un véhicule, un délai de résipiscence n’est pas non plus opportun lorsque l’occupation irrégulière dure depuis un certain temps et que l’occupant a déjà été mis en demeure de partir. Par ailleurs, les pouvoirs reconnus au juge de l’astreinte permettent de surmonter la gêne que l’on pourrait éprouver à l’idée de faire courir l’astreinte dès la notification de l’injonction : non seulement il dispose de la faculté de modérer ou supprimer l’astreinte, mais il peut même dire n’y avoir lieu à liquidation lorsque le retard mis pour exécuter n’est pas significatif et ne peut être regardé comme une inexécution.

Enfin, nous croyons que le justiciable saisit parfaitement, quand on lui enjoint d’évacuer sans délai le domaine public sous astreinte de x euros par jour de retard, que le compteur de l’astreinte commence à courir tout de suite.

En conclusion, nous vous proposons de considérer qu’en ordonnant l’évacuation « sans délai » du bateau « Molan » du port de l’Ilon, le juge des référés a bien fixé, par sa décision du 14 novembre 2018, une date d’effet, qui doit être regardée comme la date de notification de cette décision, intervenue le 21 novembre 2018, le point de départ de l’astreinte étant donc le 22 novembre à 00h00.

Le cours des astreintes qui ont pris effet avant le 12 mars 2020 étant, en application des dispositions combinées articles 1er et 4 de l’ordonnance du 25 mars 2020 [16], suspendu pendant la période comprise entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire, il y a lieu, compte tenu de la date à laquelle votre décision sera lue, de liquider provisoirement l’astreinte pour la période du 21 novembre 2018 au 11 mars 2020, soit une durée totale de 476 jours, à multiplier par le taux journalier de 100 euros, soit la somme de 47 600 euros. Ce montant est supérieur au montant demandé par la commune (41 600 euros au titre de la période du 21 novembre 2018 au 10 janvier 2020), mais rien ne s’y oppose car en matière d’occupation irrégulière du domaine, contrairement à ce que vous aviez pu juger sur le terrain de l’article L. 911-3 du Code de justice administrative [17], le juge n’est pas tenu par la demande de l’administration (CE 8° et 3° s-s-r., 25 septembre 2013, n° 354677 N° Lexbase : A9649KLX, Tables, pp. 591-592-785-801) car il peut agir d’office [18].

Enfin, il ne nous paraît pas nécessaire de relever pour l’avenir le montant de l’astreinte.

Par ces motifs nous concluons à l’annulation de l’article 1er de l’ordonnance, à ce que l’astreinte prononcée par le juge des référés soit liquidée à la somme de 47 600 euros pour la période du 21 novembre 2018 au 11 mars 2020, à ce que M. et Mme X versent la somme de 1000 euros à la commune au titre de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3227AL4), au rejet des conclusions présentées par les intéressés au titre des mêmes dispositions et au rejet du surplus des demandes de la commune.

 

[1] Rendue après cassation pour irrégularité d’une première ordonnance du 3 novembre 2017.

[2] Ici applicable puisque les voies de recours ouvertes contre les ordonnances prononçant la liquidation de l’astreinte sont identiques à celles ouvertes contre les ordonnances prononçant l’astreinte (CE 8° et 3° s-s-r., 21 mai 2003, n°s 252872, 253384 N° Lexbase : A1744B9H, T. p. 934)

[3] Par ex. : CE 3° et 8° s-s-r., 20 juin 2012, n° 342714 (N° Lexbase : A3097IPE), Rec. p. 245.

[4] V. Cons. const., décision n° 2014-455 QPC du 6 mars 2015 (N° Lexbase : A7734NCG), cons. n° 6, à propos de l’article L. 911-8 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3336AL7).

[5] V. Ass., 10 mai 1974, Barre et Honnet, Rec. p. 277 et CE 8° et 3° s-s-r., 25 septembre 2013, n° 354677 (N° Lexbase : A9649KLX), T. pp. 591-592-785-801.

[6] Encore serait-il plus approprié de parler de liquidation « intermédiaire » car la décision du juge procédant à une liquidation provisoire devient elle-même définitive et ne peut être remise en cause à l’occasion de la décision procédant à la liquidation définitive de l’astreinte ou en prononçant une nouvelle (CE 3° et 8° s-s-r., 23 octobre 2009, n° 310379 N° Lexbase : A2533EMR, Tables, p. 907).

[7] V. en dernier lieu : CE 7° et 2° ch.-r., 27 mars 2020, n° 434228 (N° Lexbase : A42623K3), à mentionner aux Tables

[8] V. sur la compétence du tribunal administratif pour liquider l’astreinte dans le cas d’un jugement frappé d’appel : CE, avis, 3° et 5° s-s-r., 30 avril 1997, n° 185322 (N° Lexbase : A9667ADE), Tables, p. 1022.

[9] V. CE 3° et 8° s-s-r., 11 janvier 2006, n° 262621 (N° Lexbase : A5282DML), Tables p. 1031 ; CE 8° et 3° ch-r., 24 février 2017, n° 401656 (N° Lexbase : A2382TPW), Tables p. 753 ; CE 8° et 3° s-s-r., 27 mai 2015, n°s 385235, 386045 (N° Lexbase : A7530NIQ).

[10] V. CE 4° et 1° s-s-r., 22 novembre 1999, n°s 141236, 190092 (N° Lexbase : A0233APC), Tables p. 968 ; CE 10° et 7° s-s-r., 22 mars 1999, n° 145048 (N° Lexbase : A0716AEA), Tables p. 968 ; CE 2° et 7° ch-r., 1er avril 2019, n° 405532 (N° Lexbase : A1415XQH), à mentionner aux Tables.

[11] Art. 4.

[12] Art. 8.

[13] Art. 62 ayant complété le Code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel par un chapitre consacré à l’exécution du jugement et comprenant un article L. 8-4 renvoyant aux articles 3 à 5 de la loi du 16 juillet 1980.

[14] F. Gréau, Répertoire de droit civil - Force majeure - n° 5, Dalloz.

[15] Cf. art. 36 de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991, portant réforme des procédures civiles d’exécution (N° Lexbase : L9124AGZ), aux termes duquel : « L’astreinte provisoire ou définitive est supprimée en tout ou partie s’il est établi que l’inexécution ou le retard dans l’exécution de l’injonction du juge provient, en tout ou partie, d’une cause étrangère ».

[16] Ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020, relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période (N° Lexbase : L5730LW7).

[17] CE 1° et 6° s-s-r., 19 mai 2006, n°s 280702, 287514 (N° Lexbase : A6541DPX), Tables, pp. 706-1031-1051, concl. Stahl. Les conclusions relevaient notamment l’absence de pouvoir prononcer une astreinte d’office, ce qui n’est plus vrai depuis 2019.

[18] Ce que permettent également les dispositions de l’article L. 911-3 du Code de justice administrative, telles qu’elles ont été modifiées par l’article 40 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice (N° Lexbase : L6740LPC).

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