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par Clément Monnet, Avocat au Barreau de Paris, Counsel, Norton Rose Fulbright
le 13 Mai 2020
L’intelligence artificielle (IA) est une science dont le but est de faire faire par une machine des tâches que l’homme accomplit avec son intelligence. L’IA se développe dans tous les domaines de la vie sociale et économique : logiciels de traduction en ligne, assistant intelligent Google Home, véhicules autonomes… Preuve de la place de plus en plus prépondérante de l’IA dans l’économie, entre 1950 et 2016, près de 340 000 demandes de brevet ont été déposées dans ce domaine (source : rapport 2019 de l’OMPI « Tendances technologies - Intelligence artificielle »).
Si à ce jour il n’est plus discuté qu’une technologie d’IA ou une invention résultant d’une telle technologie peut faire l’objet d’une demande de brevet, une question brulante demeurerait encore à trancher au niveau européen et nécessitera – peut-être – une évolution prochaine du droit civil et du droit des brevets : une technologie d’IA peut-elle être désignée comme inventeur d’une demande de brevet ?
L’Office européen des brevets (OEB) a récemment répondu par la négative s’agissant de deux demandes de brevet européen [1].
1. Quelles étaient les circonstances factuelles de cette affaire ?
Une technologie d’IA, connue sous le nom de DABUS, est à l’origine de deux inventions (à savoir un « récipient pour boisson basé sur la géométrie fractale » et un « dispositif de lumière vacillante pour attirer l’attention durant des opérations de recherche et de sauvetage ») qui ont chacune fait l’objet d’une demande de brevet en Europe et dans d’autres pays.
Si la technologie DABUS a été développée et même brevetée par un être humain, Monsieur X, les deux inventions ci-dessus ont quant à elles été entièrement générées par la machine, sans implication humaine.
L’inventeur visé dans une demande de brevet n’étant pas nécessairement la même personne que le déposant, Monsieur X a décidé de désigner sa technologie DABUS comme inventeur et non lui-même lorsqu’il a complété les formulaires de dépôt de l’OEB, en octobre 2018, pour l’invention portant sur un « récipient pour boisson basé sur la géométrie fractale [2] » et, en novembre 2018, pour l’invention portant sur un « dispositif de lumière vacillante pour attirer l’attention durant des opérations de recherche et de sauvetage » [3].
Lors de l’examen des demandes de brevets par l’OEB, la question de la qualification juridique de DABUS a rapidement soulevé un débat.
Ainsi, en novembre 2019, une procédure orale s’est déroulée devant l’OEB, en présence de Monsieur X. A la suite de cette procédure orale, les demandes de brevet ont été rejetées au motif qu'elles ne remplissaient pas l'exigence juridique, établie par la Convention sur le brevet européen (CBE), selon laquelle un inventeur désigné dans une demande doit être un être humain et non une machine.
Les motifs des décisions de refus de l’OEB ont été publiés le 27 janvier 2020.
2. Quels étaient les arguments du déposant pour justifier qu’une technologie d’IA puisse être désignée comme inventeur dans une demande de brevet ?
A la suite d’une demande de précisions de l’OEB, le demandeur a soutenu que rien ne justifiait que la qualité de l’inventeur se limite aux personnes physiques et que la possibilité de déposer un brevet au nom d’une IA serait de nature à encourager le développement de systèmes innovants en offrant une protection aux développeurs.
En outre, Monsieur X observait que l’enregistrement du brevet au nom d’une personne physique, alors que l’invention était uniquement le fruit d’une machine, était de nature à induire les individus en erreur sur la paternité de l’invention.
3. Quels sont les motifs de rejet de l’OEB ?
L’OEB a publié la motivation de ses décisions de rejet le 27 janvier 2020. L’OEB a refusé l’enregistrement de ces deux demandes au motif qu’elles ne satisfaisaient pas les conditions de l’article 81 de la CBE ni celles de la Règle 19(1) de son règlement d’exécution, selon lesquelles la demande doit contenir la désignation de l’inventeur et comporter le nom, les prénoms et l’adresse complète de ce dernier. A cet égard, l’OEB précise, en outre, que la compréhension du terme « inventeur » comme faisant référence à une personne physique serait une norme applicable au niveau international.
Par ailleurs, l’OEB précise qu’une machine ne peut être qualifiée d’inventeur dans la mesure où elle ne dispose pas de la personnalité juridique et ne peut donc bénéficier des droits attachés à cette qualité.
4. Quelle analyse retenir de cette décision ?
A ce stade, on retiendra que l’OEB a refusé de breveter une invention dont l’inventeur – désigné dans la demande – n’était pas un humain. Rien de plus. Si Monsieur X s’était désigné comme inventeur dans ses demandes, on peut penser que les brevets auraient été enregistrés, sous réserve bien entendu du respect des autres conditions de brevetabilité, à savoir : nouveauté, activité inventive et application industrielle de l’invention.
Ainsi, contrairement à ce que pourrait conduire une conclusion trop hâtive de cette affaire, l’OEB ne considère absolument pas, en l’espèce, qu’une invention créée par une technologie d’IA n’est pas brevetable en elle-même.
Que penser de cette position de l’OEB ? Il s’agit d’une interprétation classique de textes adoptés à une époque où l’IA n’existait pas (ou peu). Une interprétation plus novatrice n’aurait-elle pas pu permettre de faire coïncider le statut juridique de l’inventeur à la réalité factuelle ?
Aujourd’hui, il y a eu une véritable révolution technologique. Selon les tout derniers modèles d’IA, le programme informatique utilisé ne sert plus uniquement d’outil : en réalité, il prend une grande partie des décisions liées au processus inventif, sans aucune intervention humaine. A titre illustratif, un algorithme, nourri de données, est capable de produire de façon autonome et même d’apprendre de nouvelle chose tout seul, à l’image d’un « cerveau artificiel » capable de raisonner et de prendre des décisions. On parle alors de machine learning (apprentissage automatique).
De ce fait, si la technologie d’IA a fait du machine learning depuis sa conception et que les résultats sont les fruits de ce processus autonome, sans entrées de données, enseignements ou prises de décision humaines, comment pouvons-nous conclure qu’une personne physique a contribué à l’étape d’invention ? Dans ce cas, devons-nous réellement attribuer le statut d’inventeur à une personne physique si la technologie d’IA a produit les résultats, analysé ceux-ci et est arrivée à la conclusion qu’ils ont une valeur technique et utilitaire, sans apport matériel provenant d’une personne physique, que ce soit le programmeur d’origine, le propriétaire de la machine d’IA, son utilisateur ou autre ?
On le voit, la question que l’OEB devait trancher n’était pas évidente et une réponse plus en phase avec la réalité technologique aurait pu être intéressante, contribuant ainsi à faire évoluer le droit positif.
Il n’empêche que l’appréciation de l’OEB n’est pas isolée. En effet, par une décision du 27 avril dernier, le United States Patent & Trademark Office (USPTO) a tranché dans le même sens pour les demandes américaines concernant ces mêmes inventions de DABUS.
Il n’en demeure pas moins que la question de la désignation des systèmes d'IA comme inventeurs reste en tout état de cause ouverte. A cet égard, il sera particulièrement intéressant de voir les conclusions de la consultation publique sur l'IA et la politique en matière de propriété intellectuelle lancée par l’OMPI qui répondra notamment à la question suivante : « La loi doit-elle permettre ou exiger que l’application d’intelligence artificielle soit mentionnée comme inventeur ou doit-elle exiger que l’inventeur cité soit un être humain ? ». Le document de synthèse de l'OMPI devrait être publié d'ici mi-mai 2020. A suivre donc…
[1] Motifs de la décision de l’OEB du 27 janvier 2020 relative à la demande EP 18 275 163 ; motifs de la décision de l’OEB du 27 janvier 2020 relative à la demande EP 18 275 174.
[2] EP 18 275 163
[3] EP 18 275 174
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