La lettre juridique n°822 du 30 avril 2020 : Covid-19

[Point de vue...] Un virus qui contamine nos institutions et affaiblit leurs défenses immunitaires, une triste allégorie du régime des détentions provisoires en temps de crise sanitaire

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[Point de vue...] Un virus qui contamine nos institutions et affaiblit leurs défenses immunitaires, une triste allégorie du régime des détentions provisoires en temps de crise sanitaire. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/57790586-point-de-vue-un-virus-qui-contamine-nos-institutions-et-affaiblit-leurs-defenses-immunitaires-une-tr
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par Romain Boulet, Avocat à la Cour, Membre de l’Association des Avocats Pénalistes (ADAP)

le 29 Avril 2020

Face à l’épidémie de covid-19, les avocats pénalistes ont vu leur pratique bouleversée au quotidien. Il a fallu s’adapter, redéfinir nos modes de fonctionnement et de communication avec les magistrats, les greffiers et nos clients. La suppression des audiences, l’impossibilité d’accéder aux tribunaux, la difficulté de rentrer en maison d’arrêt et le nécessaire recours au télétravail ont été rapidement assimilés.

En revanche, il n’était guère attendu que nos institutions vacillent. C’est pourtant ce que les lois organiques de mars dernier ont engendré.

L’État de droit repose sur des principes fondamentaux censés résister en période de crise : c’est précisément en des temps troublés qu’ils doivent faire la preuve de leur solidité.

Ils ont volé en éclat en quelques jours.

Il y eut la loi organique n° 2020-365 du 30 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 (N° Lexbase : L6014LWN) suspendant les délais de traitement des questions prioritaires de constitutionnalité. Théoriquement, le Conseil d’État et la Cour de cassation avaient trois mois pour transmettre ces questions au Conseil constitutionnel, lequel avait à nouveau trois mois pour statuer.

Ces délais, indispensables garde-fou pour juger si une disposition législative est conforme à la Constitution, donc à notre socle des Droits de l’Homme, sont suspendus jusqu’au 30 juin.

C’était un premier motif d’inquiétude.

Plus concrètement, sur le fondement d’une loi d’habilitation n° 2020-290 du 23 mars 2020 (N° Lexbase : L5506LWT), une ordonnance n° 2020-206 du 25 mars portant adaptation des règles de procédure pénale (N° Lexbase : L5730LW7) est venue modifier notamment les dispositions relatives à la détention provisoire.

Rappelons brièvement que la détention provisoire est régie par les articles 143-1 (N° Lexbase : L9409IE9) et suivants du Code de procédure pénale qui encadrent strictement les conditions et les délais dans lesquelles un mis en examen, présumé innocent, peut être incarcéré. Cette décision ne peut être prise que par un juge des libertés et de la détention (JLD), magistrat du siège, à l’issue d’un débat contradictoire public entre le parquet et la défense. Le mandat de dépôt est de quatre mois en matière correctionnelle, un an en matière criminelle et peut être prolongé, dans certains cas définis par la loi, à l’issue de nouveaux débats contradictoires devant un magistrat du siège.

Les articles 145-1 (N° Lexbase : L4872K8X) et 145-2 (N° Lexbase : L3506AZU) du Code de procédure pénale prévoient qu’en tout état de cause, les délais maximums de détention provisoire sont de 2 ans en matière correctionnelle et 4 ans en matière criminelle, pour les infractions les plus graves.

L’ordonnance du 25 mars 2020 est venue aménager les conditions de ces débats en son article 19 : compte tenu de l’état d’urgence, les débats contradictoires relatifs aux prolongations de détentions provisoires devaient se tenir par principe en visio-conférence et, exceptionnellement, sur réquisitions écrites du procureur de la République avec observations orales du conseil.

Les avocats, peu friands de ces comparutions virtuelles, considéraient qu’il s’agissait là d’un renoncement raisonnable du fait de la situation sanitaire.

L’article 16 de l’ordonnance disposait par ailleurs que les délais maximums de détention, qu’il s’agisse des délais des détentions en cours d’instruction ou des détentions pour l’audiencement devant les juridictions de jugement, faisaient l’objet d’une prolongation de plein droit de deux mois, trois mois ou six mois en fonction de la peine encourue.

Cette disposition était en soi plus discutable, mais les avocats étaient conscients que la paralysie des audiences devait malheureusement entraîner une augmentation des délais de comparution.

Voilà un texte clair, discutable à la marge, que nous nous apprêtions à voir appliquer par les JLD.

Dès le lendemain, une circulaire d’application du garde des Sceaux venait cependant en obscurcir l’interprétation (Circ. DACG, n° 2020-12, du 26 mars 2020, Présentation des dispositions de l'ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale sur le fondement de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 N° Lexbase : L6081LW7).

Il y était indiqué, contrairement à la lettre du texte, que les mandats de dépôt en cours d’exécution faisaient l’objet d’une prolongation de plein droit.

Il en résultait, selon la Chancellerie, l’annulation pure et simple de tous les débats devant les JLD.

Pareille interprétation faisait évidemment l’objet de vifs débats au sein des juridictions et conduisait à un courriel de la directrice des Affaires criminelles et des Grâces du 27 mars 2020, courriel confirmant l’inexplicable interprétation du texte de la circulaire : tous les détenus provisoires de France voyaient la durée de leur mandat de dépôt allongée de plusieurs mois sans intervention du juge !

Ainsi, les fiches pénales étaient-elles modifiées de toute urgence dans les greffes des maisons d’arrêt [1] et des individus placés en détention provisoire dans une affaire criminelle voyaient-ils le contrôle d’un juge du siège repoussé à 18 mois !

Cette interprétation, particulièrement attentatoire aux libertés publiques, dictée par le pouvoir réglementaire, ne pouvait être approuvée par les magistrats pensions-nous. Une circulaire d’application n’étant pas une norme de droit opposable aux juges du siège, son interprétation erronée ne pouvait que rester lettre morte.

Las, malgré d’innombrables requêtes des avocats en ce sens, la très grande majorité des JLD ont souscrit à cette analyse.

Certains d’entre nous ont reçu des ordonnances disant n’y avoir lieu à prolongation (celles-là étaient au moins susceptibles d’un recours devant la chambre de l’instruction [2]), la plupart ont simplement été avertis par courriel ou par téléphone que leur débat était annulé.

Si quelques juridictions ont résisté (Créteil, Rouen, Boulogne, Coutances et Douai notamment ont continué à organiser des débats [3]…), l’immense majorité des magistrats du siège se sont inclinés devant l’interprétation de la Chancellerie.

Ce fut une terrible désillusion pour les avocats, persuadés que l’indépendance des juges du siège constituait une garantie contre ce type d’agressions institutionnelles.

Des pourvois ont été formés, c’est peu dire que leur résolution est attendue avec impatience.

Parallèlement, et très rapidement, le Conseil National des Barreaux, l’Association des Avocats pénalistes, l’Union des Jeunes Avocats, le Syndicat des Avocats de France, la Ligue des Droits de l’Homme, l’Observatoire International des prisons mais aussi le Syndicat de la Magistrature ont saisi le Conseil d’État en référé-liberté aux fins d’ordonner la suspension de l’exécution de l’ordonnance du 25 mars 2020 et la suspension de sa circulaire d’application.

Il y était soutenu que la prolongation de plein droit des détentions provisoires en cours était manifestement illégale :

  • en ce que l’interprétation de la circulaire était contraire à la loi d’habilitation du 23 mars 2020 qui donnait au Gouvernement la possibilité d’aménager la prolongation des détentions provisoires en cours au vu des réquisitions écrites du parquet et des observations écrites de la personne et de son avocat : l’ordonnance interprétée comme supprimant les débats contradictoires excédait donc les termes de la loi d’habilitation ;
  • elle était contraire au droit à la sûreté et au droit à un procès équitable prévu par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et par la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 qui garantissent le droit de voir sa détention contrôlée par un juge et le droit de bénéficier de l’assistance d’un avocat.

Le débat promettait d’être riche et passionnant… il n’eut jamais lieu.

Par une ordonnance du 3 avril 2020, le juge des référés suprême décidait que les demandes en référé n’étaient manifestement pas fondées (!) et pouvaient être rejetées par ordonnance sans qu’il soit nécessaire d’organiser une audience (CE référé, 3 avril 2020, n° 439894 N° Lexbase : A66273KN).

Loin de trancher les difficultés juridiques, le juge administratif ne les prenait même pas en compte. Il considérait que la prolongation des délais de détention maximums prévue par l’ordonnance était conforme à la loi d’habilitation et que la circulaire se contentait d’en expliciter la portée et les conséquences… sans relever la distinction entre les articles 16 et 19, ni la contradiction manifeste entre ladite circulaire et l’ordonnance !

Qu’une telle décision soit prise sans audience, sans débat contradictoire et dans le silence d’un Cabinet constituait une nouvelle gifle à la protection de nos droits fondamentaux.

Ces questions techniques, relatives à des principes essentiels de notre procédure pénale, ont cependant, ne l’oublions pas, des conséquences très concrètes pour des milliers de détenus en France [4].

En définitive, plus de 20 000 individus présumés innocents ont vu leur détention autoritairement prolongée de plusieurs mois, sans examen par un juge ni audition de leur avocat : s’ils formaient un recours devant la chambre de l’instruction, il était rejeté par ordonnance sans débat ; s’ils formaient une requête devant le Conseil d’État, elle était rejetée par ordonnance sans débat !

Au surplus, il n’a échappé à personne que les conditions de détention sont particulièrement difficiles en ce moment. Avant même l’épidémie, la France était condamnée, à nouveau, pour sa surpopulation carcérale [5].

Depuis la proclamation de l’état d’urgence, les gestes barrières et la distanciation sociale sont des vœux pieux dans un milieu où trois détenus dans une cellule de 9m² était devenu l’ordinaire.

L’insécurité est tout à la fois médicale et juridique.

Médicale parce que 76 détenus ont contracté le virus en détention, 433 en présentent les symptômes ; 204 surveillants pénitentiaires sont malades et 900 confinés à domicile ; un surveillant et deux prisonniers en sont morts [6].

Juridique parce que les magistrats ont entériné une modification arbitraire des délais de détention sans exercer leur devoir de contrôle.

A cette double insécurité s’adjoint une inégalité flagrante des citoyens devant la loi, puisque quelques juridictions éparses et isolées ont malgré tout su résister.

Comment expliquer qu’en France, en 2020, les dispositions législatives relatives à la liberté ne soient pas appliquées uniformément sur tout le territoire ?!

Toutes les digues qui doivent protéger les principes essentiels de notre droit, et notamment le recours effectif à un juge, ont cédé : cette crise sanitaire a entraîné la disparition du contrôle juridictionnel de la privation de liberté, de la première instance aux juridictions suprêmes.

Le corps judiciaire a besoin d’un remède de toute urgence, la Cour de Cassation en sera-t-elle le prescripteur ?


[1] Avec la mention ahurissante de « décision en matière pénale en date du 30/03/20 - réception mail JLD », où nous découvrions qu’un simple courriel pouvait entraîner la modification d’une fiche pénale alors qu’il nous est régulièrement répondu que nous « n’avons qu’à saisir le Tribunal Administratif » lorsque nous constatons des erreurs sur les fiches pénales de nos clients…

[2] Recours théorique puisque les présidents ont, par ordonnance insusceptible de recours, dit n’y avoir lieu à saisir la Cour sur le fondement de l’article 186 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L2763KGG), une telle décision de JLD n’entrant pas dans le champ d’application des appels possibles…

[3] Deux décisions du 7 avril 2020 méritent ici d’être relevées : un jugement du tribunal correctionnel d’Epinal qui a ordonné une mise en liberté en constatant que « l’article 16 de l’ordonnance ne dispense pas d’un débat sur la prolongation » (T. corr. Epinal, 7 avril 2020) et surtout un arrêt de la chambre de l’instruction de Caen (CA Caen, 7 avril 2020) qui décide que « si la détention provisoire peut durer certes plus longtemps au total [le soulignement est de la juridiction], il appartient toujours au juge des libertés et de la détention, ou au tribunal correctionnel, ou à la chambre de l’instruction, ou au président de la chambre des appels correctionnels ou au président de la chambre de l’instruction, selon le rythme prévu par le Code de procédure pénale, de statuer sur la prolongation de la détention de l’intéressé ».

[4] Au 1er janvier 2020, sur 70 651 détenus, 21 075 étaient en détention provisoire, soit près de 30 % de la population carcérale.

[5] CEDH, 30 janvier 2020, 9671/12, JMB et autres c/ France (N° Lexbase : A83763C9), v. Y. Carpentier, Mise en demeure de la CEDH à propos du surpeuplement carcéral en France, Lexbase Pénal, mars 2020 (N° Lexbase : N2631BY4).

[6] Par Le Figaro avec AFP, 15 avril 2020 [en ligne].

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