La lettre juridique n°822 du 30 avril 2020 : Covid-19

[Jurisprudence] Le risque de la poursuite d’activité dans un contexte d’état d’urgence sanitaire

Réf. : TJ Nanterre, référé, 14 avril 2020, n° 20/00503 (N° Lexbase : A79303KW) et CA Versailles, 24 avril 2020, n° 20/01993 (N° Lexbase : A99883K7)

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par Bruno Fieschi, avocat associé, Flichy Grangé Avocats

le 29 Avril 2020


Résumé : Par une ordonnance de référé rendue le 14 avril 2020, le tribunal judiciaire de Nanterre en formation collégiale a ordonné à la société Amazon de procéder à l’évaluation des risques professionnels inhérente à l’épidémie du covid-19 sur l’ensemble de ses entrepôts, ainsi qu’à la mise en œuvre des mesures prévues à l’article L. 4121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L8043LGY). Dans l’attente de la mise en œuvre de ces mesures, la juridiction a ordonné une restriction d’activité, assortie d’une astreinte de 1 000 000 euros par jour de retard et par infraction constatée, en limitant dans le temps l’effet de l’astreinte. En appel, la cour a confirmé l’ordonnance en ce qu’elle ordonnait à l’entreprise de procéder, en y associant les représentants du personnel, à l’évaluation des risques professionnels inhérent à cette épidémie sur l’ensemble des entrepôts ainsi qu’à la mise en œuvre des mesures prévues par l’article L. 4121-1 du Code du travail. La cour allège également le montant de l’astreinte et les modalités de liquidation de celle-ci.


 

L’origine du contentieux. Cette décision est rendue dans un contexte particulier. Cinq établissements de l’entreprise avaient fait l’objet de mises en demeure de différentes DIRECCTE de mettre en oeuvre des mesures de prévention du risque covid-19 telles que préconisées par le ministère de la Santé, et de respecter des principes généraux de prévention conformément aux dispositions de l'article L. 4121-2 du Code du travail (N° Lexbase : L6801K9R) en mettant en place, une organisation et des moyens adaptés, notamment les mesures barrières et gestes de distanciation sociale. L’entreprise avait d’une part, exercé les voies de recours à l’encontre de ces mises en demeure, et d’autre part, cherché à adapter sa politique de prévention des risques liés au covid-19.

L’action devant le juge des référés. Une des organisations syndicales de l’entreprise a pris l’initiative de faire assigner cette dernière devant la formation collégiale du tribunal judiciaire de Nanterre statuant en référé aux fins de voir ordonner, à titre principal, l'arrêt de l'activité des entrepôts en ce qu'ils rassemblent plus de 100 salariés en un même lieu clos de manière simultanée, et à titre subsidiaire, l’arrêt de la vente et la livraison de produits non essentiels, c'est-à-dire ni alimentaires, ni d'hygiène, ni médicaux et donc de réduire le nombre de salariés présents simultanément de telle sorte qu'il ne dépasse pas 100 salariés par entrepôt, et ce, sous astreinte de 1 181 000 euros par jour et par infraction, à compter des 24 heures du prononcé de l'ordonnance à intervenir, ce tant que n'auront pas été mis en oeuvre :

  • une évaluation des risques professionnels inhérents à la pandémie de covid-19 site par site ;
  • des mesures de protection suffisantes et adaptées à chaque site qui découleront de cette évaluation ;
  • des outils de suivi des cas d'infection avérées ou suspectées et des mesures pour protéger les salariés qui pourraient avoir été au contact des personnes concernées.

Le fondement de la saisine du juge des référés. L’article 835 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L9135LTI) dispose que « Le président du tribunal judiciaire ou le juge du contentieux de la protection dans les limites de sa compétence peuvent toujours, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ».

La particularité de ce référé dit conservatoire tient à l’éviction de la condition d’urgence et à l’indifférence de l’existence d’une contestation sérieuse. Pour fonder sa décision, le juge doit constater l’imminence d’un dommage ou l’existence d’un trouble manifestement illicite. L’insuffisance de constatation du juge est de nature à justifier une cassation pour défaut de base légale. Si l’appréciation de ces critères relève du pouvoir souverain du juge des référés, la Cour de cassation se réserve le droit de contrôler le caractère manifestement illicite du trouble invoqué [1].

L’ordonnance de référé du tribunal judiciaire de Nanterre. Avant même d’apprécier la validité de l’évaluation des risques professionnels par l’employeur, le juge relève que le CSE n’avait pas été associé à l’évaluation des risques professionnels qui aurait été menée par la direction alors que l’organisation du travail avait été modifiée. En cela, il n’est pas suffisant d’informer a posteriori les représentants des salariés des mesures prises et le juge retient que les éléments fournis ne permettaient pas d’établir la preuve de l’information et de son contenu. C’est à travers ce prisme que la juridiction a apprécié si l’employeur avait satisfait à son obligation d’évaluation des risques inhérents à l’épidémie du covid 19.

En la matière, elle a procédé à un contrôle rigoureux et en l’état des mises en demeure préalables adressées aux établissements, cette rigueur s’est clairement manifestée dans l’appréciation des éléments de preuve proposés par l’employeur puisqu’à plusieurs reprises, les juges de première instance ont considéré ces éléments comme insuffisants ou incomplets. Ainsi, la juridiction a retenu que le risque de contamination en lien avec l’utilisation de portique tournant à l’entrée de l’entrepôt n’était pas évalué. Elle relève une insuffisante évaluation des risques du fait de l’utilisation des vestiaires. Elle retient que l’entreprise ne justifie pas de l’intégralité des plans de prévention actualisés avec toutes les entreprises extérieures ; la manipulation successive des colis de main à main de la réception à la livraison n’avait pas été évaluée dans le document unique d’évaluation des risques (DUER), l’information et la formation à destination des salariés n’étaient ni suffisantes ni adaptées au regard des risques élevés de contamination lié à la nature de l’activité de l’entreprise, et une insuffisante évaluation des risques psycho-sociaux en lien avec le risque épidémique et de la réorganisation du travail induites par les mesures mises en place. Finalement, la juridiction faisait le constat que si l’entreprise « a effectué une évaluation des risques induits par l’épidémie du virus covid-19, cette dernière est insuffisante et la qualité de celle-ci ne garantit pas une mise en œuvre permettant une maîtrise appropriée des risques spécifiques à cette situation exceptionnelle ». La juridiction a alors estimé pertinent et proportionné d’assortir son injonction de procéder à une évaluation des risques d’une astreinte de 1 000 000 euros par jour de retard et par infraction constatée.

L’arrêt rendu le 24 avril 2020 par la cour d’appel de Versailles. A la suite de cette décision, l’entreprise décidait de cesser l’activité de ses entrepôts, et interjetait appel de cette ordonnance. En appel, la cour confirme l’injonction prononcée en première instance. Néanmoins, la motivation de l’arrêt d’appel se veut plus précise juridiquement et en même temps plus pédagogique.

Dans un premier temps, la cour retient que la pertinence de l’évaluation des risques repose en grande partie sur la prise en compte des situations concrètes de travail, dans une démarche pluridisciplinaire, et sur la consultation du CSE central sur les mesures d’adaptation communes aux six établissements, s’agissant d’aménagement importants modifiant les conditions de santé et de sécurité ainsi que les conditions de travail. La cour ajoute que si la société doit consulter le CSE central dans le cadre de l’évaluation des risques pour la mise en œuvre des mesures appropriées, il ne faut pas occulter les CSE d’établissement lesquels devaient être également consultés. Pour justifier une telle démarche, la cour met plus particulièrement en avant la nécessité de prévenir les risques psycho-sociaux dans un contexte anxiogène en raison du risque épidémique et des réorganisations induites par les mesures mises en place pour prévenir ce risque.

Dans un second temps, elle adopte la motivation des premiers juges en relevant l’insuffisante prise en compte des risques liés à l’entrée sur le site, à l’utilisation des vestiaires, aux interventions des entreprises extérieures, à la manipulation des colis, à la nécessité de la distanciation sociale et à la formation des salariés. Si la cour convient que l’entreprise avait pris des mesures de sécurité, elle retient néanmoins que ces mesures ne s’inscrivaient pas « dans un plan d’ensemble maîtrisé » ce qui fait écho aux dispositions du 7° de l’article L. 4121-2 du Code de travail qui prévoient de planifier la prévention dans un ensemble cohérent. La cour considère, en conséquence, qu’à la date à laquelle les premiers juges ont statué, il existait donc bien un trouble manifestement illicite qui exposait les salariés de chaque site à un dommage imminent de contamination susceptible de se propager à des personnes extérieures à l’entreprise.

Dans un troisième temps, la cour devait apprécier au jour où elle statuait, si le trouble manifestement illicite demeurait. A cette fin, elle a apprécié site par site l’évolution du processus d’évaluation des risques mené par l’entreprise, et ce conformément à sa demande. Finalement, la cour constate que le processus n’avait pas été mené à son terme dans 5 établissements sur 6. Pour retenir que l’évaluation des risques avait été menée de manière satisfaisante dans l’un d’entre eux, la cour retient que :

  • le médecin du travail et les représentants du personnel avaient participé à plusieurs réunions ;
  • le projet de DUER avait pris en compte les préconisations du médecin du travail, et répertoriait les risques par lieu et/ou par fonction, les mesures déjà prises, les suggestions des salariés ainsi que les mesures pour y répondre, et la date de mise en œuvre de ces dernières mesures.

Autrement dit, pour cet établissement, l’entreprise arrivait à démontrer que les mesures de préventions adoptées s’inscrivaient dans un ensemble cohérent procédant d’une évaluation préalable des risques pluridisciplinaires.

Dans un quatrième temps, la cour a jugé que le CSE central et les CSE des établissements devaient être consultés et associés à l’évaluation des risques professionnels dont l’injonction était confirmée en appel. La cour d’appel a néanmoins estimé nécessaire d’être plus mesurée dans l’aménagement des mesures propres à faire cesser le trouble manifestement illicite, étant précisé qu’en appel, le montant de l’astreinte est significativement inférieur à celui ordonné par le juge de première instance. En outre, l’astreinte n’était plus due « par jour de retard et par infractions constatées », mais due « pour chaque réception, préparation ou expédition de produits non autorisés ».

Les conséquences juridiques de ces décisions de justice. La première d’entre elles qui n’a pas été jusqu’alors évoquée, tient au rejet par le juge de première instance et d’appel de la demande de l'arrêt de l'activité des entrepôts de l’entreprise en ce qu'ils rassemblaient plus de 100 salariés en un même lieu clos, en méconnaissance de l’interdiction édictée par les articles 2 de l’arrêté du 14 mars 2020 (N° Lexbase : Z229179S) et 7 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 (N° Lexbase : L5507LWU). Cette demande est rejetée dès lors que si le législateur a restreint la liberté de réunion des citoyens, il n’a pas entendu interdire la poursuite de l’activité des entreprises autres que celles énumérées à l’article 8 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020. Cette motivation doit être rapprochée de celle retenue par le Conseil d’Etat [2] qui saisit en référé par la fédération des travailleurs de la métallurgie CGT, devait de se prononcer sur la poursuite de l’activité des industries de la métallurgie. Le Conseil d’Etat, a justifié la poursuite de l’activité des entreprises autres que celles qui accueillent du public, par l’analyse de ce qu’un confinement total n’est pas nécessaire pour combattre l’épidémie et par l’extrême difficulté de distinguer les entreprises dont la poursuite d’activité est indispensable dans la situation actuelle et celles dont la poursuite d’activité est directement ou indirectement nécessaire à ces dernières. La seconde est d’ordre général et propre à l’intervention du juge des référés dans le contexte d’une crise sanitaire majeure. Il s’agit de décisions d’espèces, mais dont la portée risque d’être décuplée en ce qu’elles peuvent faire jurisprudence, et ainsi du particulier au général, c’est un arbitrage qui est opéré entre la santé des travailleurs, l’intérêt du consommateur et les conditions sanitaires et donc économiques de la poursuite d’activité. La troisième est que l’obligation légale de prévention des risques professionnels de l’employeur ne se limite pas, dans un contexte d’épidémie, à mettre en place des outils et des procédures efficaces, comme en justifiait l’entreprise, de suivi des cas avérés ou suspectés pour protéger les salariés ayant pu avoir des contacts avec ce personnel.

La démarche de prévention à adopter. Dans le contexte actuel de l’état d’urgence sanitaire, la poursuite de l’activité doit passer par une réévaluation des risques professionnels pour tenir compte des risques inhérents au covid-19 qui se traduit par une mise à jour du DUER. Tenant compte des situations concrètes de travail, il conviendra d’anticiper les risques liés à l’épidémie de covid-19 en tenant compte des vecteurs de contagion,  en appréhendant les risques générés par le fonctionnement dégradé de l’entreprise et par la mise en place du télétravail en incluant les risques psycho-sociaux induits. Il convient d’identifier les situations de travail pour lesquelles les conditions de transmission du coronavirus covid-19 peuvent se trouver réunies, à l’entrée et à la sortie de l’entreprise, au poste de travail, dans les espaces collectifs de convivialité et de restauration, les vestiaires, la zone d’accueil des personnes étrangères à l’entreprise, et de l’intervention d’entreprises extérieures… Les partenaires sociaux et le CSE doivent être associés à l’analyse des situations de travail et aux mesures préconisées, étant rappelé que le CSE doit être préalablement consulté s’agissant de toutes les mesures pouvant être adoptées par l’employeur, modifiant de manière importante l’organisation du travail et concernant la santé et la sécurité des salariés [3]. Par sa compétence et sa connaissance particulière des conditions de travail dans l’entreprise, l’avis du médecin du travail [4] participe à l’élaboration des mesures pour éviter la contagion et des mesures de protection dans l’entreprise des salariés et des tiers. A la suite de cette évaluation, le DUER sera actualisé, ainsi que les plans de prévention et les protocoles de chargement et déchargement avec les transporteurs. Certaines mesures pourraient nécessiter l’élaboration d’une note de service valant adjonction au règlement intérieur [5]. L’employeur détermine les mesures organisationnelles, techniques et comportementales pour protéger la santé des salariés et veille à informer et à former les salariés sur les mesures adoptées et les équipements de protection fournis. L’employeur doit s’assurer de la parfaite compréhension de ces mesures par les salariés et de leur respect effectif.

L’employeur doit aussi veiller à transcrire par écrit toutes ses décisions et à les documenter, afin de pouvoir justifier des mesures adoptées, pour éventuellement pouvoir les mobiliser dans un bref délai en cas de procédure contentieuse.

Espace privé et espace public, interaction et questionnement sur le pouvoir du juge des référés. La spécificité du covid-19 tient au fait qu’il est à l’origine un problème de santé publique et non de santé au travail. Partout, et nulle part à la fois, l’inégale présence géographique du covid-19 sur le territoire le démontre si besoin. Aussi, une certaine mesure doit demeurer lorsqu’il s’agit d’apprécier les moyens de nature à protéger la santé des salariés par un acteur privé dans un tel contexte, et ce d’autant plus que quelques soient les mesures prises par l’entreprise, elles n’ont pas d’effet au-delà du périmètre de l’entreprise, et leur efficacité est étroitement liée aux mesures de prophylaxie médico-sanitaire préconisées par les pouvoirs publics, et à leurs respects par les individus en dehors des murs de l’entreprise.


[1] Ass. plén., 28 juin 1996, n° 94-15.935, publié au bulletin (N° Lexbase : A3534CK4) ; Cass. soc., 9 octobre 2019, n° 18-15.305, FS-P+B (N° Lexbase : A0087ZRN) ; Cass. soc., 22 janvier 2020, n° 18-15.209, FS-P+B (N° Lexbase : A59203CA) et n° 18-20.028, F-D (N° Lexbase : A58823CT).

[2] CE référé, 18 avril 2020, n° 440012, Fédération des travailleurs de la métallurgie CGT, inédit (N° Lexbase : A89173KH).

[3] C. trav., art. L. 2312-8, 4° (N° Lexbase : L8460LGG).

[4] Ordonnance n° 2020-386 du 1er avril 2020 (N° Lexbase : L6263LWU), art. 1 et 2.

[5] C. trav., art. L. 1321-5 (N° Lexbase : L8678LGI).

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