La lettre juridique n°822 du 30 avril 2020 : Éditorial

[A la une] Et après...?

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par Eric Morain, avocat au barreau de Paris, avocat associé, Carbonnier Lamaze Rasle & Associés

le 29 Avril 2020

Il était tellement tentant - et aussi signifiant de nos peurs - de penser que le monde d'après serait meilleur. Le temps passant, la trésorerie s'asséchant, les mesures économiques gouvernementales passant sous nos yeux rougis de lecteurs du JO en nous oubliant allègrement, beaucoup en viennent à penser qu'il pourrait être pire. La récente enquête initiée par le CNB auprès de l'ensemble des barreaux en est l’exemple le plus frappant : 28 % des avocats déclarent vouloir changer de profession après la crise, et 11 % fermeront leur cabinet ou feront valoir leurs droits à la retraite, soit un total de plus de 27 000 avocats sur les quelques 70 000 que compte la profession en France.

Je le crois : nous allons assister en direct et impuissants à une véritable transformation majeure de l'ensemble de la profession d'avocat. Une sorte de changement d'ère. Soudaine. Brutale. Inédite. Douloureuse.

Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés... ça signifie que beaucoup mourraient quand même. Les chiffres de la profession sont là : une majorité écrasante d'exercice libéral sous forme de collaboration, ce fameux statut défendu pendant des années avec un jusqu'au-boutisme que chacun paye aujourd’hui, à commencer par les plus jeunes d'entre nous. Le "modèle" si répandu de l'avocat avec un collaborateur et demi vient d'exploser en plein vol. Et l'on peut gloser sans fin sur une poignée de grosses firmes ayant voulu baisser unilatéralement et donc abusivement les rétrocessions de leurs collaborateurs mais on ne parlera pas des centaines de nouveaux dossiers qui grossiront le rôle de la chambre des redressements civils laissant sur le carreau des milliers d'avocats. Le salariat était tellement vécu comme une infamie, survivance d'une époque où l'on posait sa plaque et où l'on était notables... Quelle modernité !

Ajoutons à cela des charges fixes d'une extrême lourdeur ponctionnant notre trésorerie aussi inexorablement qu'une échéance trimestrielle de TVA et qui sont la caractéristique commune de toutes nos structures : salaires des personnels administratifs, rétrocessions, loyers, charges sociales, abonnements. A ce premier constat cruel, s'ajoute le retard numérique de notre Justice qui est abyssal. Ayant pu échanger avec plusieurs avocats britanniques pendant cette crise, ceux-ci m'ont raconté leurs audiences quotidiennes en visio-conférence avec les magistrats, tout degrés de juridiction confondus. Alors que nos juridictions civiles, pénales, commerciales, familiales, prud’homale fonctionnent en mode dégradé et qu'il faut saluer celles et ceux, greffiers, juges, procureurs et avocats, qui ont assuré la permanence et les urgences d'un service public considéré pourtant comme non essentiel, ni même dans les 17 chantiers prioritaires du déconfinement annoncés par le Gouvernement. A quel degré de civilisation sommes-nous tombés pour considérer la Justice comme n'étant pas de première nécessité en tout temps, même et surtout par gros temps ? Alors que nos pièces jointes sont bloquées à plus de 4 Mo, qu'on commande encore des CD-ROM, qu'on reçoit des télécopies et que beaucoup de magistrats s'offusquent encore qu'on leur écrive sur leur adresse @justice.fr...  Le parallèle a souvent été fait avec nos services de soins et de santé malades des coupes budgétaires et le service public de la Justice exsangue de moyens. Il n'y a pas que ça. Il a été rappelé pendant cette crise la chute vertigineuse des consultations médicales cardiaques ou neurologiques. Les médecins alertant les patients de continuer à consulter, à se rendre aux urgences et à ne pas transiger sur leur santé, au prétexte de l'épidémie. C'est ce qui se passe pour les justiciables. Ils n'ont de cesse de transiger sur leurs droits : trop loin, trop coûteux, trop lent, trop long, trop complexe. Si la transaction médicale affecte directement la santé de nos concitoyens, la transaction sur leurs droits crée un mal d'un autre ordre, plus profond et plus dangereux car il affecte directement la confiance en l'Etat de droit et en la démocratie. Et par là-même c'est la paix publique qui se trouve en danger. Nous avons à repenser non seulement le modèle économique de nos cabinets - faut-il des locaux aussi vastes ? -, repenser nos modes de travail - tiens donc, le télétravail ça fonctionne plutôt ? -, nos relations avec nos collaborateurs - qui auraient bénéficié du chômage partiel s'ils avaient été salariés, allégeant ainsi nos coûts - mais également à être les acteurs incontournables d'une réelle modernisation de la Justice entraînant dans notre sillage magistrats et greffiers qui auront, autant que nous à y gagner. Débarrassés alors de contingences, de lenteurs et de blocages techniques d'un autre siècle et indignes de la 6ème puissance mondiale mais hélas conforme au 14ème rang sur 28 en Europe s’agissant du budget alloué à la Justice, nous pourrons nous recentrer sur notre expertise en humanité et répondre à l'écho de Jacques Vergès parlant de l’avocat de demain et que chaque magistrat peut aussi faire sien : 

« J'aimerais faire l'éloge de l'avocat du futur, capable de comprendre tous les hommes, [...] magicien et poète, toujours en mouvement et assumant mieux que personne l'humanité tout entière ».

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