Réf. : Cass. crim. 16 novembre 2011, n° 10-87.866, F-P+B (N° Lexbase : A9397HZ3)
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par Romain Ollard, Maître de conférences à l'université Montesquieu - Bordeaux IV, Institut de sciences criminelles et de la justice (ISCJ : EA 4633)
le 22 Octobre 2014
Sur un pourvoi formé par la société partie civile, la Chambre criminelle de la Cour de cassation censure la décision de la chambre de l'instruction au visa de l'article 314-1 du Code pénal (N° Lexbase : L7136ALU), en décidant, dans un attendu de principe, que "les dispositions de ce texte s'appliquent à un bien quelconque, susceptible d'appropriation". Aussi, en rejetant l'application de l'abus de confiance en l'espèce, "alors que les informations relatives à la clientèle constituent un bien susceptible d'être détourné", la chambre de l'instruction a méconnu l'article 314-1 du Code pénal.
La décision est assurément importante en ce qu'elle vient confirmer la dématérialisation possible de l'abus de confiance qui peut porter sur un bien immatériel. Mais au-delà, l'importance de la décision tient peut-être surtout aux limites qu'elle semble assigner à la dématérialisation du délit. En effet, si la Cour de cassation admet de sanctionner, au titre de l'abus de confiance, le détournement des informations relatives à la clientèle (I), elle semble, en revanche, implicitement rejeter le détournement de la clientèle elle-même (II).
I - Le détournement des informations relatives à la clientèle
En confirmant que l'abus de confiance peut porter sur des biens incorporels, en l'occurrence des informations relatives à la clientèle, la Cour de cassation admet la dématérialisation de l'objet de l'abus de confiance (A). Or, cette dématérialisation de l'objet du délit implique mécaniquement, comme par un effet réflexe, la dématérialisation de son élément matériel (B).
A - La dématérialisation de l'objet de l'abus de confiance
L'admission de la dématérialisation de l'objet de l'abus de confiance n'est pas nouvelle. La Cour de cassation avait déjà très clairement affirmé, dans un important arrêt du 14 novembre 2000, que "les dispositions de l'article 314-1 du Code pénal s'appliquent à un bien quelconque et non pas seulement à un bien corporel" (1). Admise à propos du détournement d'un numéro de carte bancaire, c'est-à-dire d'une information, la solution fut ensuite confirmée en 2004, à propos du détournement d'un projet professionnel considéré comme un objet de propriété incorporelle (2). Cette décision du 16 novembre 2011, qui est donc celle de la consécration, est importante car elle intervient à l'issue d'un période de sept ans de disette durant laquelle la Haute juridiction était restée muette sur ce point, de sorte qu'on pouvait légitimement se demander si la dématérialisation de l'abus de confiance serait un jour consacré de nouveau (3).
Mais, pour n'être qu'une simple confirmation de la possible dématérialisation de l'abus de confiance, cette décision n'en apporte pas moins une précision d'importance : alors que l'arrêt fondateur de 2000 avait énoncé que "les dispositions de l'article 314-1 du Code pénal s'appliquent à un bien quelconque et non pas seulement à un bien corporel", un changement de formulation peut être noté dans la présente décision puisque la Chambre criminelle énonce que les dispositions de l'article 314-1 du Code pénal "s'appliquent à un bien quelconque, susceptible d'appropriation". En d'autres termes, la Cour de cassation paraît poser une condition supplémentaire par rapport à ses décisions antérieures : l'abus de confiance peut certes porter sur un bien incorporel, mais à la condition que ce bien incorporel soit "susceptible d'appropriation". C'est peut-être la raison pour laquelle la Cour de cassation admet que le détournement constitutif du délit puisse porter sur des informations relatives à la clientèle, mais non directement sur la clientèle elle-même, seul le premier de ces biens incorporels étant susceptible d'appropriation.
Quoi qu'il en soit, admettre la dématérialisation de l'objet de l'abus de confiance implique, mécaniquement, comme par une sorte d'effet réflexe, une dématérialisation de son élément matériel.
B - La dématérialisation de l'élément matériel de l'abus de confiance
Admettre que l'abus de confiance peut porter sur un bien incorporel, en l'occurrence des informations relatives à la clientèle, revient à considérer que l'élément matériel du délit peut lui-même porter sur des biens immatériels. Il faut dès lors se demander si cet élément matériel supporte en toute hypothèse la dématérialisation, bref si la remise et le détournement constitutifs du délit peuvent effectivement porter sur un bien incorporel.
En premier lieu, en vertu d'une conception classique, la remise constitutive du délit ne pourrait pas porter sur un bien incorporel. En effet, conçue comme une tradition, la remise supposerait un déplacement effectif de la chose et ne pourrait dès lors être réalisée que par un transfert matériel de sa détention. Or, à défaut de matérialité et donc de possibilité de déplacement physique des biens incorporels, une tradition au sens classique du terme est logiquement inconcevable à leur endroit. Cependant, il est tout à fait possible de concevoir différemment la notion de remise, sous une forme dématérialisée. La remise d'un bien incorporel devrait s'entendre soit d'une communication -pour une information-, soit d'une mise à disposition -pour un service- (4). Plus généralement, la remise constitutive de l'abus de confiance pourrait consister dans "le fait de confier un bien à quelqu'un de quelque manière que ce soit, puisque c'est précisément de confiance qu'il est question dans ce délit" (5). En admettant que l'abus de confiance peut porter sur des informations relatives à la clientèle, la Cour de cassation souscrit assurément à une telle conception, dématérialisée, de la remise.
De même admet-elle, en second lieu, une dématérialisation du détournement constitutif d'abus de confiance, conçu comme une interversion de la possession : le délit est consommé lorsque le détenteur précaire exerce le corpus, non plus pour autrui, pour le compte du propriétaire, mais se met à posséder pour lui-même, animo domini, avec l'état d'esprit d'un propriétaire. Certes, là encore, en vertu d'une conception classique de la possession, le détournement ne saurait porter sur des biens incorporels. Dans la mesure où ils ne peuvent être physiquement appréhendés, les biens incorporels sont traditionnellement considérés comme insusceptibles de possession. D'ailleurs, la jurisprudence civile s'obstine, aujourd'hui encore, à considérer que les biens immatériels doivent être exclus du domaine de l'article 2276 du Code civil (N° Lexbase : L7197IAS) en vertu duquel "en fait de meubles, possession vaut titre" (6). Toutefois, cette analyse est fondée sur une conception archaïque de la possession reposant sur la possibilité d'appréhension physique du bien. Or, il est aujourd'hui largement admis, du moins en doctrine, que l'essence du corpus possessoire réside moins dans un contact physique avec la chose que dans un rapport de maîtrise et de domination, auquel les entités immatérielles se prêtent volontiers. La jurisprudence pénale l'a bien compris en admettant que le détournement puisse porter sur un bien incorporel. En l'espèce, le détournement consistait en une utilisation abusive, par le salarié, des informations relatives à la clientèle, dans des conditions étrangères à celles prévues lors de la remise, dans le but de promouvoir une entreprise concurrente. En d'autres termes, le salarié s'était comporté comme le propriétaire véritable des informations relatives à la clientèle, au mépris de son titre de détention.
Est-ce à dire pour autant que tous les biens incorporels puissent être l'objet d'un abus confiance ? Rien n'est moins sûr car si la dématérialisation de l'abus de confiance semble admissible d'un point de vue théorique, elle ne saurait à notre sens être totale. Et cet arrêt pourrait bien en être la confirmation car si la Cour de cassation admet le détournement des informations relatives à la clientèle, elle semble en revanche implicitement rejeter le détournement de la clientèle elle-même.
II - Le détournement de clientèle
Par cet arrêt, la Chambre criminelle de la Cour de cassation paraît implicitement rejeter le détournement direct de clientèle (A), solution dont il semble possible de tirer certains enseignements quant aux limites assignées à la dématérialisation de l'abus de confiance (B).
A - Le rejet implicite du détournement de clientèle
Si, en son temps, la Cour de cassation avait pu refuser de considérer la clientèle comme un objet possible d'abus de confiance (7), cette solution n'est guère probante dans la mesure où elle fut rendue sous l'empire de l'ancien Code pénal, à une époque où la dématérialisation du délit n'était pas encore acquise. Aussi la présente solution est-elle remarquable en ce qu'elle semble implicitement rejeter le détournement direct de clientèle.
Certes, les deux premières branches du moyen au pourvoi se fondaient sur le seul détournement des informations relatives à la clientèle. Mais la troisième branche se fondait quant à elle directement sur le détournement de clientèle, en faisant valoir des manoeuvres des prévenus afin de rallier les clients auprès de l'entreprise concurrente dans laquelle ils étaient intéressés. Aussi, la Cour de cassation aurait-elle pu saisir l'occasion qui lui était ainsi offerte de réprimer directement le détournement de clientèle. Or, elle a préféré sanctionner le détournement d'informations relatives à une clientèle, rejetant de la sorte implicitement le détournement direct de clientèle. Sans doute ne s'agit-il pas là d'un rejet explicite : en vertu de l'option qui lui était offerte, la Haute juridiction a simplement choisi de raisonner sur le détournement des informations relatives à la clientèle. Dès lors, tout au plus serait-il possible de déduire de ce choix que les informations se prêtent mieux que la clientèle à la dématérialisation de l'abus de confiance.
Mais un autre argument pourrait être avancé en faveur du rejet du détournement de la clientèle elle-même. Dans cette décision, la Cour de cassation énonce que l'abus de confiance s'applique à un "bien quelconque, susceptible d'appropriation", posant de la sorte une condition supplémentaire par rapport à sa jurisprudence antérieure : le délit peut certes porter sur un bien incorporel, mais à la condition qu'il soit susceptible d'appropriation. Or, il pourrait être soutenu que cette précision nouvelle est précisément destinée à exclure les clientèles du champ de l'abus de confiance.
Certes, la clientèle est un bien, notamment au regard des critères dégagés par la Cour européenne des droits de l'Homme, selon laquelle constitue un bien au sens de la Convention toute valeur patrimoniale dès lors qu'elle est cessible à titre onéreux et qu'une personne peut se prévaloir d'un droit exclusif sur elle (8). Or, au regard de ce triple critère dégagé par la Cour de Strasbourg, la clientèle constitue assurément un bien, au moins depuis le revirement opéré en matière civile qui admet que la clientèle civile peut être cédée à titre onéreux, sans avoir désormais à passer par l'artifice de la cession du droit de présentation (9).
Pour autant, la clientèle est-elle un bien appropriable, susceptible de détournement ? Si la Cour de cassation pose l'exigence d'un bien appropriable, c'est parce que seul un tel bien, susceptible d'appropriation, est apte à être l'objet d'un détournement au sens de l'abus de confiance. Or, même à définir objectivement la clientèle comme une réalité économique et abstraite, détachée des individualités qui la composent, on pourrait douter du fait qu'un véritable détournement puisse être caractérisé à son endroit. Certes, le langage courant ou l'action en concurrence déloyale évoquent un détournement de clientèle. Mais, ce serait semble-t-il au prix d'un abus de langage que l'on pourrait évoquer un détournement au sens de l'abus de confiance, lequel revêt une signification bien précise, celle d'une interversion de possession. Or, n'appartenant à personne de façon privative, "la clientèle est à qui sait la conquérir" (10) : elle n'est pas l'objet d'un droit exclusif dont serait titulaire le professionnel. D'ailleurs, la jurisprudence civile ne dit pas autre chose puisque, si elle admet la cession de la clientèle civile, c'est à la condition que soit sauvegardée la liberté de choix du client (11). Dès lors, l'irréductible liberté des clients semble incompatible avec l'exercice d'un pouvoir exclusif d'appropriation et donc avec la notion même de détournement. Le détournement constitutif d'abus de confiance ne pourrait ainsi s'appliquer qu'à des biens appropriables, à des entités corporelles ou incorporelles inanimées, seules aptes à se prêter au pouvoir absolu de l'homme, à son pouvoir de maîtrise.
Ainsi peut-on comprendre que la Cour de cassation ait posé en principe que l'abus de confiance est applicable à un bien incorporel "susceptible d'appropriation", cette précision portant en germe les esquisses des limites à la dématérialisation de l'abus de confiance.
B - Les limites à la dématérialisation de l'abus de confiance
L'exigence d'un bien incorporel "susceptible d'appropriation" pourrait conduire à exclure un certain nombre de biens incorporels du champ de l'abus de confiance.
Ainsi pourrait-il en être d'abord de la force de travail pour laquelle il serait possible de contester la qualification de bien appropriable. C'est peut-être en effet cette même raison, tenant à l'exigence d'un bien apte à se prêter au pouvoir absolu de l'homme, qui pourrait expliquer la réticence des juges répressifs à considérer la force de travail comme un bien entrant dans le domaine de l'abus de confiance. Outre certaines décisions des juridictions du fond qui excluent expressément la force de travail du champ du délit (12), on peut en effet relever en ce sens au moins une décision de la Chambre criminelle dans laquelle le dirigeant d'une association avait utilisé des salariés, pendant leur temps de travail, pour l'entretien de sa propriété personnelle (13). Or, plutôt que de raisonner sur le détournement des heures de travail des salariés, c'est-à-dire sur le détournement de leur force de travail, les juges ont préféré réprimer le "détournement de fonds de l'association destinés à rémunérer des prestations", alors pourtant que le détournement ne portait pas directement sur les fonds de l'association. Ce subterfuge de la Cour de cassation montre son embarras à réprimer directement le détournement de la force de travail, sans doute parce qu'elle ne constitue pas un bien susceptible d'appropriation, apte à se prêter au pouvoir absolu de maîtrise de l'homme.
De même, l'exigence d'un bien incorporel susceptible d'appropriation ne serait-elle pas de nature à exclure le détournement des créances du domaine de l'abus de confiance ? En effet, si les créances sont assurément constitutives de biens incorporels (14), elles ne sont pas pour autant des biens appropriables dans la mesure où, en vertu d'une analyse classique, les créances sont seulement l'objet d'un droit personnel, non d'un droit de propriété (15). Ainsi pourrait d'ailleurs être interprété un arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 1er décembre 2010, étrangement passé inaperçu (16). Dans cette affaire où une société titulaire d'un contrat de crédit-bail avait acquis le droit de lever l'option d'achat d'un immeuble, la cour d'appel avait décidé que l'existence d'une créance détenue à l'encontre du bailleur et la possibilité de lever une option d'achat constituaient une valeur économique constitutive d'un bien au sens de l'article 314-1 du Code pénal. Aussi, la cour d'appel avait pu décider que la privation du contrat de crédit-bail et de la faculté de levée de l'option constituait le détournement d'un bien punissable au titre de l'abus de confiance. La Chambre criminelle refusa toutefois de suivre les juges du fond sur ce terrain au motif que "le détournement d'un contrat n'est punissable que s'il porte sur l'écrit le constatant, mais non sur les stipulations qu'il contient". En d'autres termes, le détournement constitutif d'abus de confiance ne peut porter que sur l'instrumentum constatant le contrat -bien corporel-, en aucun cas sur le negocium constituant la substance même du contrat, c'est-à-dire sur le contenu de la créance -bien immatériel-.
Au-delà, il est possible de se demander si tous les biens incorporels, mêmes appropriables, sont susceptibles d'abus de confiance, notamment les biens incorporels commerciaux, tels un fonds de commerce ou des signes attractifs de clientèle (enseigne, nom commercial). Par exemple, le délit serait-il applicable dans le cas où un détenteur précaire exploiterait à titre personnel des signes distinctifs attractifs de clientèle identiques ou similaires à ceux remis au titre d'une location-gérance ? On pourrait se montrer réservé car c'est aux règles de la concurrence que ces agissements portent atteinte au premier chef, bien plus qu'au droit de propriété. Le but de l'agent est, en effet, alors de se livrer à un agissement parasitaire, en exerçant une activité commerciale concurrente. Dès lors, ce type de litige relève-t-il véritablement du domaine naturel de l'abus de confiance ? Ainsi érigé en un instrument de police concurrentielle, le délit perdrait alors en effet sa nature spécifique d'infraction contre la propriété. N'y perdrait-il pas son âme ? En dernière analyse, et si on estime que c'est l'atteinte au patrimoine et le préjudice économique subi par le propriétaire qui compte, on pourrait se demander si les actions en concurrence déloyale et en agissements parasitaires ne constituent pas des actions plus adaptées à la finalité poursuivie. La remarque, qui vaut pour l'ensemble des biens incorporels commerciaux, vaut encore pour les clientèles et l'on peut dès lors comprendre, et même approuver, le rejet du détournement des clientèles elles-mêmes, implicitement opéré par la Cour de cassation dans cette décision.
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