La lettre juridique n°466 du 15 décembre 2011 : Éditorial

L'expropriation de la grotte Chauvet : la "contre allégorie de la caverne"

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L'expropriation de la grotte Chauvet : la "contre allégorie de la caverne". Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/5654387-lexpropriation-de-la-grotte-chauvet-la-contre-allegorie-de-la-caverne
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


"Toutes les idées des arts ont leurs modèles dans la production de la nature : Dieu a créé et l'homme imite" - Buffon, Histoire naturelle, Premier discours.

Par une décision rendue le 11 octobre 2011, la Cour européenne des droits de l'Homme valide, au regard des droits fondamentaux, le montant de l'indemnité d'expropriation servie, après bien des déboires contentieux, aux propriétaires des terrains recelant en leur sein la grotte Chauvet, découverte -ou "inventée", selon la terminologie juridique-, le 18 décembre 1994.

La Cour rappelle qu'une mesure portant atteinte au droit au respect des biens doit ménager un "juste équilibre" entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu. Les Etats jouissent en la matière d'une marge d'appréciation, et le rôle de la Cour se limite à rechercher si les modalités qu'ils ont choisies n'excèdent pas celle-ci. Et, s'il est vrai que c'est la valeur marchande des biens expropriés qui doit, en principe, servir de base à la détermination de l'indemnisation, il faut prendre en compte le fait qu'eu égard à l'impératif de sa protection, inhérente à ses caractéristiques exceptionnelles, ainsi qu'aux contraintes légales dans lesquelles elle se trouve de ce fait insérée, la grotte Chauvet ne se prête pas à une évaluation marchande stricto sensu. L'indemnité totale de 767 065,63 euros est donc jugée équilibrée, l'Etat n'ayant pas outrepassé sa marge d'appréciation et les expropriés ayant obtenu une somme raisonnablement en rapport avec la valeur des biens dont ils ont été dépossédés.

Ce faisant, les juges de Strasbourg mettent un terme à plus de seize ans de contentieux initiés pour la revendication de la propriété de la grotte, pour l'exploitation des photos prises au sein du site préhistorique, pour la fixation du montant de l'expropriation ; seize ans après cette virée spéléologique au coeur du cirque d'Estre, par Jean-Marie Chauvet, Eliette Brunel et Christian Hillaire, qui changea, à jamais, l'appréhension du monde moderne sur ces lointains ancêtres Aurignaciens, dont le rapport à l'art et au divin pouvait bien être disputé à celui de Jean-Sébastien Bach.

Car, l'histoire de la grotte Chauvet, de la réalisation de ces peintures et gravures pariétales, il y a 31 000 ans, à l'indemnisation des consorts propriétaires des chemins de croisée conduisant à l'entrée de la caverne, c'est l'histoire de l'Art revisité sous l'ante-prisme de Platon.

Si la grotte Chauvet, avec ses mammouths à l'ocre rouge, ses lions, ses rhinocéros et son crâne d'ours trônant sur un bloc rocheux, entouré par d'autres crânes à terre, telle la mise en scène d'un tableau allégorique destiné à l'éternité des hommes, inscrit irrémédiablement les contemporains du Paléolithique supérieur comme les précurseurs de l'Art, elle est marquée du sceau de l'idéalisme, et ce faisant de la beauté, donc de "Dieu" -dans son acception la plus large, regroupant tout à la fois le chamanisme, le surnaturel, ou encore l'éveil de la conscience lui-même-.

C'est parce qu'en ce dimanche de décembre 1994, trois aventuriers de l'extrême décidèrent de suivre un "souffle" émanant d'un petit trou, au fond d'une petite grotte, qu'ils creusèrent et dégagèrent un passage derrière un éboulis, que cette descente progressive dans les tréfonds de la caverne a conduit l'Humanité, non vers les ombres, mais vers une représentation idéalisée du réel, vers la couleur et, finalement, vers la lumière dans les ténèbres de la roche ardéchoise.

N'en déplaise à Platon et à son "allégorie de la caverne", dans le Livre VII de La République, c'est en descendant dans la grotte que l'Humanité retrouve le "Ciel des idées" (l'idée du cheval, l'idée du mammouth, celle de la chasse, de la fécondité, et ce faisant, de la force polymorphe), et c'est en remontant à la surface qu'elle est confrontée au réalisme sensible le plus froid, celui qui obscurcit la pensée et dévoie la découverte des origines, le soi profond de l'Humanité.

Les trésors de la grotte Chauvet recèlent cette part du divin inhérente à toute oeuvre d'art ; cet art qui s'adresse délibérément et à la fois aux sens, aux émotions et à l'intellect. Si certains auteurs considèrent que l'art préhistorique relève, d'abord et avant tout, de préoccupations artistiques, d'autres pensent qu'il doit être envisagé comme un rituel de la chasse magique. Mais, la plupart des paléontologues le considèrent comme le témoignage de préoccupations religieuses : "ces représentations sont des récits initiatiques censés provoquer un éveil de la conscience, une autre vision du monde ou la survie du clan".

Avec Socrate, on pensait que l'Homme brisant ses chaînes et parcourant la montée escarpée de la philosophie pouvait sortir de la caverne et accéder au monde réel, éclairé par la lumière directe du soleil ; et ce monde réel était celui des idées. Mais, c'est tout à l'inverse, à travers la descente au coeur d'une simple grotte de la Combe d'Arc, que l'on sait, désormais, que la véritable réalité est composée non seulement de ce monde intelligible, qui rend inexorablement marchand ce qui ne peut l'être, mais aussi de ce monde surnaturel, de ce bestiaire idéalisé et classé "monument historique" -en attendant d'être inscrit au patrimoine mondiale de l'Unesco-. Si Socrate découvre l'idéalisme à l'extérieur de la caverne, l'émancipant de son aveuglement et de sa paralysie intellectuelle, l'Humanité moderne pourrait le découvrir à travers les voûtes de la grotte Chauvet sur lesquels s'expose le "Ciel des idées".

"En art, toute valeur qui se prouve est vulgaire" écrivait Jean Cocteau.

Les juges strasbourgeois, comme en écho à l'auteur du Rappel à l'ordre, ne sont pas tombés dans le piège de la marchandisation de la grotte préhistorique. En l'espèce, le montant de l'indemnité ne pouvait être fixé d'après la consistance du bien à la date de l'ordonnance d'expropriation, c'est-à-dire après la découverte des trésors pariétaux ; cette valeur n'étant pas, à proprement parler, marchande. La découverte des origines de l'Humanité ne se monnaie pas.

Et, à s'en tenir à une indemnité principale correspondant à la valeur du bien exproprié, complétée par une indemnité accessoire couvrant d'autres formes de préjudice que celui de la dépossession du bien, comme l'éviction, le déménagement, ou la réinstallation... dans le cadre de ces terrains de garrigues inconstructibles... il eut été des plus spoliateurs d'accorder une indemnité symbolique comme l'ont fait les premiers juges de Privas en 1997.

Faisant application d'une jurisprudence constante, selon laquelle, lorsque l'expropriation repose sur des objectifs d'utilité publique, notamment la protection du patrimoine historique et culturel, il est possible que l'indemnité soit inférieure à la valeur du bien, la Cour européenne, gardienne des droits de l'Homme, protège l'origine de l'Art du matérialisme le plus mercantile et trouve ce juste équilibre entre le monde sensible, qui fut jadis celui des idées, et le monde intelligible, celui qui nous paraît réel, celui de la République, garante d'un monde de Droit. Ce monde intelligible nous permet d'appréhender une réalité souvent froide et sèche, comme les steppes qui environnaient les Aurignaciens. Et, ce n'est pas l'Homme qui est sorti de la grotte Chauvet, ce sont les idées qui y étaient peintes et consacrées. Tel est le chemin parcouru des Aurignaciens à Platon.

Déterminer le montant de l'indemnité d'expropriation de la grotte Chauvet, c'était, pour les juges, le moyen de s'extraire de la magie de l'idéalisme et du chamanisme des peintures pariétales ainsi découvertes, le moyen de ramener l'Humanité, du tréfonds du monde sensible, vers le monde de la raison.

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