Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 21 septembre 2011, n° 349149, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9827HXA)
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N8560BST
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par Frédéric Dieu, Maître des requêtes au Conseil d'Etat
le 10 Novembre 2011
A - Les faits de l'espèce
Le projet de contrat était un marché de travaux. Un groupement représenté par la société X avait présenté une offre dont l'un des nombreux prix unitaires avait attiré, par sa faiblesse, l'attention du département, futur maître d'ouvrage. En réponse à un courrier interrogatif, le groupement avait confirmé une erreur et rectifié en indiquant qu'il ne fallait pas lire 22 euros mais 220 euros. De manière assez déloyale, la commission d'appel d'offres avait rejeté l'offre sans l'examiner au motif qu'elle était irrégulière dès lors qu'elle avait été modifiée en cours de procédure. Saisi par la société X, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy-Pontoise (2) avait annulé la procédure au stade de l'examen des offres.
Après avoir affirmé que le candidat à un marché ne peut pas, sans que soit méconnu le principe d'égalité, modifier la teneur de son offre mais seulement la compléter ou la préciser selon les termes du I de l'article 59 du Code des marchés publics, l'ordonnance énonçait une exception à cette règle : est possible la rectification d'erreurs matérielles "notamment lorsque celles-ci sont minimes et n'apparaissent pas susceptibles d'avoir une influence sur la comparaison entre les offres et le choix des candidats". Appliquant cette grille, le juge des référés estimait qu'il y avait bien erreur matérielle compte tenu des explications de la société et de ce que l'incidence sur le montant de l'offre de cette erreur était négligeable (0,008 % du prix total du marché), et rendait donc sa correction possible.
La question qui se posait au Conseil d'Etat, saisi d'un pourvoi du département, était donc de savoir s'il était possible de modifier une offre afin de rectifier une erreur matérielle et, dans l'affirmative, d'indiquer quels étaient les critères d'identification d'une erreur matérielle en général. Autrement posée, la question était de savoir si un candidat peut, sans voir son offre éliminée de ce seul fait, rectifier une erreur matérielle de lui-même ou sur invitation du pouvoir adjudicateur.
B - Une jurisprudence contrastée
1 - Une jurisprudence restrictive en ce qui concerne la présentation des offres
Contrairement aux apparences, le I de l'article 59 du Code des marchés publics, qui permet au pouvoir adjudicateur de "demander aux candidats de préciser ou de compléter la teneur de leur offre", ne permet pas à un candidat de modifier une offre incomplète ou imprécise. Il donne seulement au pouvoir adjudicateur la possibilité de solliciter des candidats des précisions (ou des compléments) sans que la réponse puisse, en principe, prendre la forme d'une modification.
Pour l'application de ce texte qui n'a pas changé au cours des différentes modifications du code, la jurisprudence du Conseil d'Etat regarde avec circonspection, voire suspicion, toute intervention de l'autorité chargée de l'examen des offres. Le défaut de signature de l'offre par le dirigeant de l'entreprise ou son gérant est, ainsi, un vice obligeant la commission à rejeter l'offre sans être tenue, ni même habilitée, à inviter l'entreprise à régulariser (3). Une commission d'appel d'offres ne peut pas non plus retenir une offre irrégulière sous réserve de régularisation postérieure, quel que soit le motif de l'oubli ou de l'erreur (4), car aucune régularisation ne peut être admise (5). De manière générale, une intervention de la commission porte en elle le risque d'une rupture d'égalité entre les candidats (6) : dans cette décision a, en effet, été jugée illégale une procédure d'attribution d'un marché au cours de laquelle la commission d'appel d'offres avait rectifié les prix d'une entreprise d'une manière ayant eu pour effet "de rendre plus avantageuse les propositions d'une autre entreprise".
En conséquence, seules des erreurs minimes sont regardées comme n'ayant pas vicié la procédure : tel est le cas lorsqu'une photocopie d'une attestation du candidat n'était pas certifiée conforme par ce même candidat (7), ou encore lorsqu'une pièce devant figurer dans l'enveloppe de l'offre figurait dans le dossier avec les autres pièces relatives à la candidature (8). Une correction de l'offre du fait de l'omission d'un prix a, certes, été regardée comme possible mais ce prix, seul oubli, pouvait se déduire du montant global proposé et des autres prix. Autrement dit, la correction n'a pas affecté le montant de l'offre (9). A l'inverse, la jurisprudence a refusé qu'une entreprise complète sa gamme de prix unitaires pour des prestations qu'elle avait omis de chiffrer (10). Aucune décision du Conseil d'Etat n'avait donc admis que les caractéristiques techniques ou financières d'une offre puissent être réellement modifiées, même de manière minime et même en cas d'erreur.
2 - Une jurisprudence plus souple en ce qui concerne la rectification du prix après l'attribution du marché
S'agissant de la rectification des erreurs entachant les prix du marché, et donc postérieurement à l'attribution du marché, le Conseil d'Etat a, cependant, déjà eu l'occasion d'opposer au principe de l'intangibilité du prix du marché la possibilité de rectifier des erreurs purement matérielles.
En effet, par une décision du 26 novembre 1975 "Société Entreprise Py" (11), le Conseil a jugé que, "si le caractère définitif des prix stipulés à un marché s'oppose, en principe, à toute modification ultérieure par l'une des parties, ce principe ne saurait recevoir application dans le cas exceptionnel où il s'agit d'une erreur purement matérielle et d'une nature telle qu'il est impossible à l'autre partie de s'en prévaloir de bonne foi", principe appliqué au cas d'un marché "stipulant un prix aberrant pour la fourniture et la mise en oeuvre de gravier". Cette jurisprudence avait été inaugurée dès 1963 (12). Le Conseil a repris ce principe, pour cette fois en refuser l'application, dans une décision du 21 mai 1990 (13). Selon cette jurisprudence, l'erreur matérielle, c'est l'erreur grossière, flagrante, évidente, qui ne peut être ignorée, comme le relève la cour administrative d'appel de Nancy à propos d'un prix toutes taxes comprises identique à un prix hors taxe (14).
II - La possibilité reconnue au candidat de modifier son offre pour rectifier certaines erreurs matérielles
A - La difficile définition de l'erreur matérielle et de ses conséquences
Le Conseil d'Etat a dû, dans la présente affaire, répondre à la question de savoir ce qui caractérisait l'erreur matérielle. Deux grands types d'erreurs peuvent être distingués : les absurdités ou incohérences, comme la proposition d'un prix sans aucun rapport avec la réalité du coût (de l'ordre du simple au décuple au centuple par omission ou rajout de 0), ou les contradictions entre les différents documents de l'offre (par exemple, entre le bordereau de prix unitaire et le détail quantitatif estimatif mentionné dans l'acte d'engagement). Dans le cadre de cette conception stricte, il serait, cependant, possible de demander aux candidats de préciser ou compléter leur offre afin de réparer une contradiction interne : ainsi, si deux prix différents sont indiqués pour la même prestation, il est logique que le candidat puisse et doive même résoudre cette contradiction en indiquant au pouvoir adjudicateur quel est le "bon" prix (15).
Il s'avère, cependant, délicat de distinguer ces erreurs matérielles des simples oublis qui peuvent être eux-mêmes le fruit d'une erreur matérielle ou technique ou même des erreurs de calcul. La définition de l'erreur matérielle est, ainsi, potentiellement très extensive et cette extensivité risquait de porter atteinte au principe de l'intangibilité de l'offre. L'on peut, cependant, distinguer le motif de l'opération de son résultat : une rectification a pour motif la correction d'une erreur et elle a seulement pour résultat une modification de l'offre ; il ne s'agit pas de présenter une nouvelle offre, mais de présenter l'offre telle qu'elle aurait dû être présentée initialement. La rectification est donc, en quelque sorte, recognitive. La décision n° 278646 du 16 novembre 2005 (16) envisage, ainsi, l'hypothèse d'une "rectification purement matérielle", qui a pour résultat une "modification substantielle". Dans cette décision relative à la rectification d'un avis d'appel public à la concurrence, le Conseil a censuré un jugé des référés qui n'avait pas recherché "si cette rectification constituait une modification substantielle des conditions de la consultation impliquant de recommencer la procédure d'appel d'offres". C'est donc bien qu'il y a lieu d'examiner non seulement le motif (rectification), mais aussi le résultat (modification) des changements apportés à l'offre. En revanche, comme son nom l'indique, une modification de l'offre a d'emblée pour motif une volonté de modifier l'offre et de présenter une nouvelle offre. La modification de l'offre crée, en elle-même, une nouvelle offre.
Les conséquences à tirer de l'existence des erreurs matérielles posent, néanmoins, des difficultés. Le remède aux contradictions se trouve parfois dans la hiérarchie existant entre les documents contractuels, énoncée par le règlement de consultation qui fera prévaloir le bordereau de prix unitaire sur le détail quantitatif estimatif par exemple. Toutefois, si aucune hiérarchie n'est fixée ou n'est applicable, quel prix choisir : le plus élevé, le plus bas ? Il n'y a pas non plus de remède satisfaisant aux erreurs par oubli ou ajout de "0" : si le prix comporte un chiffre de trop, lequel sacrifiera-t-on ? Si un chiffre ou plusieurs sont oubliés, jusqu'où pourra-t-on rectifier cet oubli, jusqu'au décuple, au centuple ?
Dans l'espèce qui était soumise au Conseil d'Etat, la société X avait voulu écrire 220 euros mais avait oublié un "0". Compte tenu de la nature de la prestation (transport, stockage et traitement d'un mètre cube de déchets dangereux), le prix de 22 euros était sans doute aberrant, mais il s'agissait, également, d'un oubli, aussi bien d'un "0" que d'une partie de la prestation, à savoir un montant de 198 euros correspondant au stockage et au traitement. Rajouter un "0" à 22 euros ou lui additionner 198 euros donnaient donc le même résultat, de sorte que si l'erreur semblait (et était probablement) matérielle, l'on pouvait y voir soit une absurdité, soit l'oubli d'un élément du prix, ce qui n'était pas équivalent.
B - L'application à la présentation des offres de la jurisprudence "Entreprise Py" et la possibilité de rectifier certaines erreurs matérielles
Face à toutes ces difficultés, le Conseil d'Etat a choisi de transposer à la présentation de l'offre la jurisprudence relative à la correction des erreurs matérielles entachant les prix du marché après que celui-ci a été attribué : une jurisprudence de l'amont du marché a, ainsi, été transposée à l'aval du marché et plus généralement du contrat.
Le juge des référés avait estimé que la rectification était possible, notamment lorsque l'erreur était minime et apparemment insusceptible d'avoir eu une influence sur la comparaison entre les offres et le choix des candidats. Les critères qu'il avait ainsi tenté de dégager pour encadrer la rectification des erreurs matérielles n'ont pas été retenus par le Conseil d'Etat qui a privilégié une conception subjective et contractuelle de ces erreurs. Selon le Conseil, en effet, si les dispositions du I de l'article 59 du Code des marchés publics "s'opposent, en principe, à toute modification du montant de l'offre à l'initiative du candidat ou du pouvoir adjudicateur, ce principe ne saurait recevoir application dans le cas exceptionnel où il s'agit de rectifier une erreur purement matérielle, d'une nature telle que nul ne pourrait s'en prévaloir de bonne foi dans l'hypothèse où le candidat verrait son offre retenue".
La solution est logique : en effet, distinguer selon les conséquences de l'erreur plutôt que selon sa nature montre bien la difficulté à cerner celle-ci. La solution retenue par le juge des référés obligeait le pouvoir adjudicateur et, le cas échéant, le juge, à procéder à un classement fictif des offres pour déterminer si la rectification avait ou non eu une incidence, ce qui était probablement à la fois trop complexe et trop dangereux au stade de l'examen de la régularité des offres. Par ailleurs, si les enjeux et les principes à mettre en oeuvre sont différents selon que l'on se place avant ou après l'attribution du marché, puisque prévaut avant (en amont) le principe d'égalité des candidats dans le cadre de la procédure de passation et après (en aval) le principe de bonne foi ou de loyauté des relations contractuelles, il n'y a pas, comme le soulignait Nicolas Boulouis dans ses conclusions sous la décision commentée, "d'étanchéité totale entre l'aval et l'amont". Selon ce dernier, en effet, "ne pouvant exiger le paiement d'un prix aberrant, la partie susceptible d'être lésée -pouvoir adjudicateur ou candidat- doit pouvoir prévenir cette difficulté par une modification spontanée ou provoquée de l'offre. Ne pas le faire en amont mais en aval c'est fausser aussi les conditions du jeu de la concurrence, et le faire peut-être volontairement : une erreur vraiment grossière doit être repérée au moment de l'examen des offres".
Face à l'alternative qui lui était offerte (refuser toute rectification ayant une incidence, même minime, sur le montant de l'offre ou l'admettre dès lors que le contrat, s'il était conclu en l'état, ne pourrait pas être exécuté de bonne foi), le Conseil d'Etat a choisi un solution soulignant l'unité et la continuité qui existent entre la procédure d'attribution du contrat et son exécution : ce qui est une erreur matérielle rectifiable au stade de l'exécution l'est, en effet, également au stade de la procédure d'attribution.
Appliquant cette solution à l'espèce, le Conseil d'Etat a jugé qu'en portant de 22 euros à 220 euros le montant de l'un des 905 (!) prix du bordereau des prix unitaires, la société avait "procédé à la rectification d'une erreur purement matérielle, laquelle était d'une nature telle que nul, notamment pas le département, n'aurait pu ensuite s'en prévaloir de bonne foi dans l'hypothèse où l'offre du groupement dont la société était le mandataire aurait été retenue".
(1) CE, Ass., 28 décembre 2009, n° 304802, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0493EQC).
(2) TA Cergy-Pontoise, 20 avril 2011, n° 1102708 (N° Lexbase : A9841HXR).
(3) CE, 10 décembre 1993, n° 124529, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1536AN9).
(4) CE, 15 décembre 1954, Melly, Rec., p. 665 ; CE 4° et 2° s-s-r., 1er mars 1968, n° 69575 N° Lexbase : A1104B7Z).
(5) CE 5° et 7° s-s-r., 29 juillet 2002, n° 243686, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3002AZ9).
(6) CE 7° et 10° s-s-r., 9 décembre 1994, n° 129677, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4170ASA), Rec., p. 545.
(7) CE 7° et 10° s-s-r., 6 novembre 1998, n° 194960, mentionné au tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9212ASY).
(8) CE 2° et 7° s-s-r., 7 novembre 2008, n° 292570, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1734EBT), p. 807.
(9) CE 2° et 7° s-s-r., 9 novembre 2007, n° 288289, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A4092DZL).
(10) CE 2° et 7° s-s-r., 20 mai 2009, n° 318871, inédit au recueil Lebon ([LXB=A1829EH9)]).
(11) CE 6° et 2° s-s-r., n° 93927, 26 novembre 1975, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8171B87).
(12) CE, 3 juillet 1963, n° 54708, Rec., p. 417 : somme cent fois supérieure au prix effectif.
(13) CE 4° et 1° s-s-r., 21 mai 1990, n° 79506, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A7256AQS) ; voir, également, refusant la qualification d'erreur matérielle, CE 1° et 4° s-s-r., 25 février 1976, n° 89776, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7064B87).
(14) CAA Nancy, 1ère ch., 30 avril 1992, n° 90NC00357, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6251A8Z).
(15) Voir, pour un exemple de résolution d'une contradiction, CAA Bordeaux, 20 décembre 2005, n° 02BX00814, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A5139DMB).
(16) CE 2° et 7° s-s-r., 16 novembre 2005, n° 278646, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6377DLR).
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