La lettre juridique n°461 du 10 novembre 2011 : Éditorial

Degas et les musées de France, ou la crainte d'une nouvelle affaire "Poussin"

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Degas et les musées de France, ou la crainte d'une nouvelle affaire "Poussin". Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/5625055-degas-et-les-musees-de-france-ou-la-crainte-dune-nouvelle-affaire-poussin
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


"'Cette oeuvre, que j'avais vendue 500 francs', maugréa Degas en apprenant que ses Danseuses à la barre venaient d'être adjugées, en cet après-midi de 1912 à l'hôtel Drouot, pour 430 000 francs. Il ajouta : Je ne crois pas que celui qui a peint ce tableau soit un sot, mais ce dont je suis certain, c'est que, celui qui l'a acquis est un con'", nous rapporte Maurice Rheims, dans Les collectionneurs.

Loin de nous l'idée de porter un tel jugement à l'encontre de la direction des musées de France, notamment, à l'occasion d'une offre d'achat d'un pastel de Degas, titré Au théâtre, l'arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Paris, le 20 octobre 2011, ne nous renseignant pas sur l'issue de cette tentative d'acquisition... Ce que l'on sait, en revanche, c'est que l'Etat s'est vu condamné à verser la somme de 119 659,84 euros TTC à la société d'expertise qu'il avait missionnée pour évaluer l'oeuvre, alors qu'il pensait n'être redevable que de la somme de... 10 000 euros.

Que voulez-vous ? Le montant des honoraires n'était pas mentionné explicitement dans l'accord d'expertise, il résultait d'une formule calculée sur la base de "cinq pour mille de la valeur qui sera convenue conjointement avec l'expert désigné par le propriétaire de l'oeuvre ou, dans le cas où il serait impossible de trouver une valeur conjointe, de trois pour mille de l'estimation la plus élevée". Et, comme le souligne le juge administratif, lorsque la direction des musées de France a confié l'expertise en litige à la société requérante, elle avait connaissance des modalités de détermination du prix, au sens de l'article 12 du Code des marchés publics, et était à même, compte tenu de ses compétences techniques dans son domaine d'attributions, de déterminer l'ordre de grandeur de la rémunération auquel le mode de calcul indiqué par la société allait conduire. Ainsi, elle doit être regardée comme ayant nécessairement accepté de verser les honoraires qui avaient été proposés par la société requérante préalablement à son intervention et dont elle ne pouvait ignorer le montant élevé.

Chacun conviendra qu'après lecture de cette décision, il persiste comme un goût amer, lorsque l'on sait les efforts de discipline budgétaire que l'on impose, chaque jour un peu plus, aux administrations, aux entreprises comme aux ménages. La bévue est d'envergure, certes ; mais l'est-elle tout autant au regard du prix d'évaluation de l'oeuvre en cause : 20 010 005 euros, que l'Etat pourrait débourser pour l'acquérir ?

Il n'est nullement question, ici, bien entendu, de revenir sur l'opportunité de l'achat de telle ou telle oeuvre d'art, par les musées de France. Il est des politiques de conservation du patrimoine culturel, à l'heure de la mondialisation du marché de l'art, qui justifient, sans doute, un effort national, pour ne pas devoir traverser l'Atlantique ou l'Oural, pour admirer, notamment, les tableaux de nos plus grands impressionnistes. La question juridique soulevée par l'arrêt ne fournit pas, elle non plus, matière à discussion. Tout au plus saluerons-nous l'analyse des juges parisiens pour lesquels le prix, mentionné obligatoirement dans le cadre de la passation d'un marché de prestation de services, doit surtout être quantifiable, à défaut d'être quantifié. Et, compte tenu du fait qu'il est d'usage, dans la profession d'expert, de calculer le montant des honoraires sur la valeur de l'oeuvre expertisée, on comprend dès lors le pragmatisme de la cour. Et, l'on s'étonnera essentiellement du fait que le pouvoir adjudicataire, lui-même expert, n'ait pas pris, avant toute mission d'évaluation confiée à un tiers indépendant, l'ordre de grandeur de la valeur du pastel de Degas.

En revanche, cette décision, qui sera mentionnée aux tables du recueil Lebon, pose, tout de même, plusieurs interrogations sur la nature même de la prestation d'expertise d'une oeuvre d'art, comme sur son cadre juridique.

D'abord, on pourrait s'étonner que, malgré "ses compétences techniques", comme le soulignent à raison les juges parisiens, la direction des musées de France doit recourir à un tiers expert indépendant pour évaluer une oeuvre qu'elle envisage d'acquérir. Le refus de la première offre d'achat, par le propriétaire du pastel, aura sans doute échaudé la direction des musées de France, et celle-ci aura cru bon de recourir à une société d'expertise pour évaluer l'oeuvre, en commun accord avec l'expert mandaté par le propriétaire. L'administration ne pouvant pas être juge et partie, l'expert ne pouvait être qu'un expert de droit privé, étant rappelé que le décret n° 70-51 du 8 janvier 1970, prévoit à l'article 7 que "ne peuvent occuper les emplois régis par le présent décret, les personnes qui se livrent directement ou indirectement ou dont le conjoint se livre au commerce ou à l'expertise des oeuvres d'art et des objets de collection". Et, les décrets n° 90-404 et 90-405 du 16 mai 1990, portant statut particulier des corps des conservateurs et conservateurs généraux du patrimoine, concernent non plus les seuls conservateurs des musées mais aussi ceux relevant des spécialités suivantes : archéologie, archives, inventaire général et monuments historiques. D'aucuns soulignent ainsi que l'interdiction de faire des expertises pour des tiers est indispensable pour que les conservateurs préservent leur impartialité et leur objectivité, et pour qu'ils n'apparaissent pas comme juge et partie lors d'opérations d'enrichissement des collections publiques. Soit ! Mais d'autres insisteront sur la nécessité de développer une capacité d'expertise de niveau international, en s'interrogeant, à cet égard, "sur la légitimité des règles qui interdisent aux conservateurs de faire état de leur opinion d'expert, soulignant que, dans son domaine d'activité, on encourageait les chercheurs à établir des liens avec les entreprises, et que, par ailleurs, il est tout à fait admis que les professeurs de droit donnent des consultations juridiques" (cf. audition de M. Jean-Pierre Changeux, président de la commission des dations, devant le Sénat). Alors si l'on peut comprendre le fait qu'un opérateur privé ne puisse faire appel à un expert public pour évaluer une oeuvre, on peine à entrevoir les raisons poussant un opérateur public à recourir aux compétences d'une société privée pour évaluer un bien à acquérir, lorsqu'elle dispose en son sein des meilleurs spécialistes de l'art.

C'est que, comme le souligne André Chandernagor, "le mélange des genres aboutirait inévitablement à la mise en jeu de la responsabilité de l'Etat". Dans les esprits, plane l'ombre de Poussin, ou plutôt de sa jurisprudence.

On se souvient que les époux Saint-Arroman avaient fait vendre aux enchères publiques un tableau attribué par tradition familiale à Nicolas Poussin mais inscrit, après avis d'un expert missionné par le commissaire-priseur, au catalogue de la vente comme attribué à l'Ecole des Carrache avec leur assentiment. Adjugée pour 2 200 francs, en février 1968, cette oeuvre, qui représentait Apollon et Marsyas, avait été adjugée à un marchand, mais a été préemptée par l'Etat, pour le musée du Louvre. Celui-ci l'a exposée ensuite comme une oeuvre de Poussin. Par jugement du 13 décembre 1972, le tribunal de grande instance de Paris avait prononcé la nullité de la vente pour vice de consentement des vendeurs en raison de l'erreur sur la substance. Et, après plusieurs péripéties judiciaires, dont deux renvois après cassation, la cour d'appel de Versailles, par arrêt du 7 janvier 1987, avait ordonné la restitution du tableau et du prix de vente reçu, considérant que les époux Saint-Arroman avaient fait une erreur portant sur la qualité substantielle et déterminante de leur consentement. Le tableau avait été adjugé, en décembre 1998, pour 7 400 000 francs.

Cette jurisprudence a ouvert la voie à nombre de contentieux de ce type, dont le dernier, en date du 20 octobre 2011, écarte l'erreur substantielle, considérant que l'installation de la marqueterie incontestée Boulle sur un meuble d'époque Louis XVI et l'estampille C.I. Dufour constituaient son originalité, et que les époux P. s'en étaient portés acquéreurs en considération de ces éléments, comme de la provenance du meuble issu de la collection Salomon de Rothschild. Soutenant avoir découvert que le meuble avait été transformé au XIXème siècle et non simplement restauré, les époux P. avaient poursuivi l'annulation de la vente et recherché la responsabilité du commissaire-priseur et de l'expert, mais sans succès.

Et, cette affaire "Poussin" rappelle, surtout, que, si les achats d'oeuvres et objets d'art ou de collection par les musées sont précédés de procédures internes qui les mettent en principe à l'abri de décisions hâtives ou mal fondées, ils sont conclus dans les mêmes conditions que les achats pratiqués par des collectionneurs privés. D'une part, elle consacre définitivement la possibilité, jusque-là contestée ou du moins admise avec réticence, donnée au vendeur aussi bien qu'à l'acheteur, d'invoquer l'erreur sur la substance dont il aurait été victime ; d'autre part, elle admet que la preuve de l'erreur peut résulter de l'analyse des consentements échangés (et non seulement des qualités objectives de l'objet concerné), ce qui conduit donc à accepter une théorie subjective de l'erreur sur la substance. Par ailleurs, elle a confirmé une position constante de la jurisprudence en matière de ventes aux enchères publiques, selon laquelle les contestations en matière d'erreur sur la substance doivent être considérées comme nées directement entre le vendeur et l'acheteur. Il n'y a qu'un pas à ce que l'on suspecte, dès lors, les musées de délit d'initié !

Avec son esprit rationnel, sa confiance dans les vertus de la science, le Français a du mal à admettre que l'histoire de l'art ne soit pas une science exacte, permettant de distinguer le vrai du faux, de tracer une ligne de démarcation claire et, surtout, stable entre la vérité et l'erreur.

Telle est donc, certainement, la cause de cette expertise ordonnée par la direction des musées de France et diligentée par une société reconnue pour sa spécialisation dans les oeuvres de Degas. S'assurer de l'authenticité et de la valeur marchande de l'oeuvre, telle est l'obligation qui est désormais faite aux musées français pour ne pas craindre la restitution ou la surévaluation de l'oeuvre bien des années après son acquisition. Car, si l'acquéreur peut invoquer l'erreur substantielle, le vendeur le peut tout autant. Mais, reconnaissons avec Jacques Thuillier, Professeur au Collège de France, que par cette jurisprudence "Poussin", les juges frustrent les musées "de leur intuition géniale, du fruit de leurs recherches et des intérêts de la somme immobilisée, au profit d'une personne qui n'avait jamais prêté la moindre attention à l'oeuvre". Il ne faudrait pas que, par une sorte de conception absolue de l'authenticité, considérée comme à la fois objective et immuable, alors qu'elle est une affaire d'opinion -de celles des autorités du moment-, on en vienne à frustrer les musées des fruits de leur compétence.

Mais, si la question du recours à un tiers expert s'éclaircit, celle du quantum des honoraires demeure. On sait, depuis un arrêt du 3 avril 2007 rendu par la Cour de cassation, que le commissaire-priseur ou l'expert qui affirme l'authenticité d'une oeuvre d'art sans assortir son propos de réserves engage sa responsabilité sur cette assertion ; l'expert peut donc être appelé en garantie en cas d'action intentée par la victime de l'erreur substantielle. Pour autant, cette garantie inhérente à sa mission d'expertise justifie-t-elle que le montant des honoraires soit calculé selon la valeur de l'oeuvre expertisée ? Là encore, il est à craindre que l'expert indépendant soit juge et partie du montant de ses honoraires, bien qu'il n'ait pas intérêt à surévaluer la valeur de l'oeuvre, sauf à engager sa responsabilité... Mais, combien d'années plus tard ? Sur la base de quelle valeur, établie à quel moment ? Il n'est pas certain que l'instauration d'un Code de déontologie, non réglementaire, et de la norme NF X 50-110 réunissant les règles applicables à la pratique de l'expertise, dites prescriptions générales de compétence et d'aptitudes requises pour élaborer une expertise, apporte toutes les solutions à la déontologie nécessaire en pareil cas, même si elle y contribue. En revanche, l'utilisation de la loupe binoculaire, de microscopie optique, de la fluorescence sous éclairage U.V., de la photographie et réflectographie infrarouge, de l'endoscopie macro et microscopique, de la tomographie, de la spectrométrie d'absorption infrarouge ou de la microscopie électronique à balayage, etc., réduit considérablement, au XXIème siècle, le risque d'erreur résultant de l'expertise. Et, se pose, à nouveau, la question du quantum des honoraires : quel montant, pour quel risque ? Celui d'être désavoué par un autre expert, bien des années plus tard... Mais n'est-ce pas le propre de l'évaluation de l'art et de l'histoire de l'art en général, à travers les âges ?

Finalement, à trop vouloir protéger ses arrières, par crainte d'une nouvelle affaire "Poussin", la direction des musées de France se voit contrainte de débourser une somme importante, uniquement pour l'évaluation d'une oeuvre dont il était envisagé l'acquisition, sans avoir la totale assurance de ne pas flouer le propriétaire -conception étrange d'un marché libéré de l'art- et de ne pas être flouée elle-même.

"L'art est un jeu entre tous les hommes de toutes les époques" disait Marcel Duchamp (cité par David Rosenberg, dans Art game book : Histoire des arts du XXème siècle ).

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