Réf. : Cass. com., 4 octobre 2011, 10-21.862, FS-P+B+I (N° Lexbase : A5939HYM)
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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition affaires
le 09 Novembre 2011
La cour d'appel de Montpellier, dans un arrêt du 18 mai 2010 (CA Montpellier, 18 mai 2010, n° 09/04727 N° Lexbase : A0433GMY), avait alors retenu, pour rejeter la demande de la société Hyper Saint-Aunès, d'une part, qu'en vertu de son droit de propriété, la société Carrefour dispose de la faculté, sauf usage abusif de ce droit, de s'opposer à l'accès de ses magasins à des tiers, autres que des clients potentiels et donc d'interdire les relevés de prix par ses concurrents au moyen de lecteurs optiques, et, d'autre part, que la société Hyper Saint-Aunès n'établit pas l'existence d'un usage commercial à ce sujet qui constituerait une restriction licite au droit de propriété.
Cette dernière a donc formé un pourvoi en cassation qui offre à la Cour régulatrice l'opportunité de se prononcer clairement pour la première fois sur la licéité d'une telle pratique. Aussi, la Chambre commerciale casse-t-elle l'arrêt des seconds juges. Elle pose, ainsi comme principe, au visa de article L. 410-2 du Code de commerce (N° Lexbase : L8588IBP), duquel il résulte que, sauf dans les cas où la loi en dispose autrement, les prix des biens et services sont librement déterminés par le jeu de la concurrence, que la fixation des prix par le libre jeu de la concurrence commande que les concurrents puissent comparer leurs prix et en conséquence en faire pratiquer des relevés par leurs salariés dans leurs magasins respectifs.
Cette solution est importante car il existait, en la matière, et comme le démontrent les positions divergentes des juges du fond, de véritables incertitudes. Opposant droit de la propriété et libre concurrence, la Cour régulatrice considère qu'ici la seconde doit primer sur la première.
I - La licéité des relevés de prix par les salariés d'un concurrent : la fin d'une incertitude juridique
Plusieurs cours d'appel ont eu récemment à connaître d'affaires similaires dans lesquelles il était question de savoir si le relevé des prix chez un concurrent était licite ou non. Les juges du fond n'ont pas répondu à l'unisson, loin s'en faut, et cette cacophonie a pu soulever quelques interrogations, voire jeter un certain trouble chez les opérateurs économiques, notamment de la grande distribution alimentaire, domaine dans lequel cette pratique est la plus répandue. Ainsi, dans l'arrêt faisant l'objet de la cassation du 4 octobre 2011, les juges montpelliérains avaient considéré qu'une entreprise pouvait s'opposer au relevé de prix pratiqué par l'un de ses concurrents au nom de son droit de propriété, en l'absence d'usage commercial de nature à restreindre ce droit de propriété. En d'autres termes : faute d'usage, l'entrepreneur peut interdire l'accès à ses locaux à des personnes autres que ses clients. Pour conclure que la preuve, en la matière, d'un usage constant et général ne se trouve pas établie, la cour d'appel relève qu'il existe des pratiques disparates selon les enseignes de la grande distribution, allant du refus pur et simple des relevés de prix jusqu'à l'acceptation de ceux-ci sous certaines conditions. En effet, certains magasins exerçant sous sept enseignes différentes refusent que des relevés de prix soient effectués dans leurs surfaces de vente ou ne consentent à ce que des relevés de prix soient pratiqués que s'ils le sont par des panélistes indépendants ou manuellement, sans recours à des lecteurs optiques, et sous réserve de réciprocité.
C'est une position exactement inverse qu'a adoptée la cour d'appel de Rennes dans un arrêt du 3 février 2009 (CA Rennes, 3 février 2009, n° 08/0757 N° Lexbase : A2084HGB). En effet les magistrats rennais ont retenu que "l'usage du relevé de prix chez le concurrent est établi par les pièces produites", d'autant que ce dernier, relèvent les juges, fait procéder lui-même régulièrement à des relevés de prix chez ses concurrents. Il semblerait dès lors à la lecture de cette décision que la reconnaissance du droit de pratiquer des relevés de prix repose sur l'existence d'un usage entre les parties au litige et non sur un usage commercial général dans un secteur d'activité. Pourtant, si la position des juges montpelliérains, qui "prennent le risque de mener un combat d'arrière-garde" a pu apparaître à juste titre comme "vouée à l'échec" (1), le fondement de la décision de la cour d'appel de Rennes n'emporte pas la conviction. En effet, soumettre la licéité du relevé de prix à l'existence d'un usage inter partes crée une certaine insécurité juridique : chaque affaire serait alors soumise à la preuve d'un usage spécial entre l'entreprise qui souhaite effectuer des relevés de prix et son concurrent qui refuse l'accès à ses locaux.
Une solution plus acceptable reviendrait alors à consacrer l'existence d'un usage général. Or, à la lecture des motifs ayant conduit au dépôt de son amendement par le sénateur Doligé, cet usage semble exister dans la mesure où, selon lui les relevés de prix "sont pratiqués depuis toujours de façon manuelle et depuis plus de 15 ans par le biais de 'pistolets' électroniques". L'arrêt de la cour d'appel de Rennes ne manque d'ailleurs pas de faire référence à cette tentative avortée du législateur, puisque relevant que le projet de loi de modernisation de l'économie proposait de permettre, parmi des règles relatives à la transparence, le relevé de prix chez un concurrent, elle ajoute que, si cet usage n'ait pas en définitive été consacré par la loi de modernisation de l'économie, il n'en existe pas moins. Le fait que cette proposition n'ait pas été suivie n'a pas pour effet de l'interdire, y compris par un procédé informatique et non seulement manuel, les relevés devant cependant être réalisés dans des conditions n'occasionnant pas de troubles dans le magasin. La cour d'appel de Montpellier y fait également référence, mais, à l'inverse, elle relève que cet amendement, adopté par le Sénat, n'a pas été retenu lors du vote définitif de la loi et que le fait qu'a été évoqué, lors des travaux parlementaires, la possibilité d'effectuer des relevés de prix entre commerçants concurrents, n'est pas en soi de nature à établir l'existence d'un usage préexistant, nettement défini.
Avec, l'arrêt du 4 octobre 2011, la Chambre commerciale clôt le débat, à défaut pour le législateur d'avoir saisi l'occasion d'y mettre un terme. Relevons toutefois, que la Cour régulatrice n'aborde pas cette question de l'existence ou non d'un usage en la matière. Doit-on le regretter ? Assurément non ; la solution de principe de la Cour régulatrice semble solidement fondée, sans qu'elle n'ait eu à examiner cette difficulté.
II - La licéité des relevés de prix, fondée sur la libre concurrence
Les juges d'appel avaient donc considéré qu'aucun usage commercial en la matière ne permettait de restreindre le droit de propriété de l'exploitant du magasin, lequel pouvait alors interdire aux salariés de son concurrent d'effectuer les relevés de prix litigieux
Mais, en énonçant que la fixation des prix par le libre jeu de la concurrence commande que les concurrents puissent comparer leurs prix et en conséquence en faire pratiquer des relevés par leurs salariés dans leurs magasins respectifs, la Cour régulatrice rattache directement cette pratique à l'article L. 410-2 du Code de commerce et considère que le droit de propriété, allégué par le concurrent visité, ne peut y faire échec. En effet, aux termes de l'article L. 410-2 du Code de commerce, sauf dans les cas où la loi en dispose autrement, les prix des biens et services sont librement déterminés par le jeu de la concurrence. Les juges du Quai de l'Horloge estiment donc que les distributeurs ont intérêt à observer les prix pratiqués par leurs concurrents dans le but de s'informer et de garantir ainsi aux consommateurs les prix les plus bas. Le libre jeu de la concurrence prime donc sur le droit de propriété et en constitue une restriction légitime. Cette restriction n'est donc pas fondée, comme la cour d'appel a pu le rechercher, sur un usage commercial, mais bien sur un but légitime d'utilité publique que constitue le libre jeu de la concurrence.
Relevons également qu'il a pu être avancé que les relevés de prix portaient atteinte à un autre droit fondamental, celui du respect du domicile, protégé par les article 9 du Code civil (N° Lexbase : L3304ABY) et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4798AQR). Sur ce point les arguments des opposants aux relevés de prix n'ont pas plus de chance de prospérer car, et comme l'a très justement relevé la cour d'appel de Montpellier dans son arrêt du 18 mai 2010, le droit au respect du domicile privé, étendu aux locaux professionnels de la personne morale par un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme par l'arrêt "Colas" (CEDH, 16 avril 2002, Req. 37971/97), ne saurait être valablement invoqué. En effet, outre le fait que cet arrêt concerne une ingérence dans le droit au respect du domicile commis par l'autorité publique, il s'agissait en l'occurrence d'une enquête réalisée par les agents de la DGCCRF visant diverses entreprises de travaux publics, suspectées de se livrer à des pratiques anticoncurrentielles, à l'occasion de laquelle plusieurs milliers de documents avaient été saisis dans les locaux des sociétés. Or, la finalité du droit au respect des locaux professionnels, tel que garanti notamment par l'article 8 de la CESDH (N° Lexbase : L4798AQR), est d'assurer à la personne morale la protection d'informations relevant de son activité économique propre, n'ayant pas vocation à être divulguées ou rendues publiques. Or, les informations qu'un distributeur recueille par l'intermédiaire de ses salariés, ne portent que sur les prix des produits offerts à la vente, affichés dans un lieu ouvert au public et à la disposition de tous, et donc dépourvus de tout caractère confidentiel ; ils ne sont pas davantage destinés à établir la preuve de faits en vue d'une utilisation future en justice.
En conséquence, on en conviendra ceux qui avaient prédit que "le combat des professionnels hostiles aux relevés de leur prix par leurs concurrents est juridiquement voué à l'échec et apparaît à bien des égard comme un combat dépassé", ne s'étaient pas trompés !
(1) S. Durand, JCP éd. G, 2010, n° 892
(2) E. Lamazerolles, JCP éd. E, 2010, n° 1471.
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