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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
A y regarder de près, il n'est pas certain que les nouvelles technologies de l'information soient la panacée pour les 16 millions de salariés oeuvrant pour la ruche France. Lorsqu'il s'agit d'internet, ils prendront garde à ne pas trop "surfer" sur la toile pendant leurs heures de travail, traçabilité IP oblige, quand ils ne s'abstiendront pas de tout commentaire personnel ou professionnel sur l'un des réseaux sociaux émaillant le web, car il ne faut jamais oublier que si le quidam peut lire les complaintes de l'internaute "facebookeur", son patron également ; et, ce dernier n'apprécie que rarement l'humiliation ou le ton moqueur à son encontre. Lorsqu'il s'agit de l'intranet de l'entreprise, l'ambiance n'est pas plus chaude : partager la communication interne avec les formations syndicales présentes dans l'entreprise n'est jamais fait de bon coeur, par l'employeur. C'est que les managers voient d'un oeil suspicieux, et parfois angoissé, toute interférence avec leurs ondes corporate et la propagation, à plus ou moins à haute dose, de la culture et de l'esprit d'entreprise. Le gestion des mails constitue, enfin, l'apogée de cette suspicion permanente, si bien que s'il apparaissait à chacun de la meilleure éducation et du plus grand respect de ne pas ouvrir le courrier postal de l'autre, il aura fallu des vertus équilibristes, sur fond de contentieux médiatiques, pour satisfaire, à la fois, la curiosité bien placée des chefs d'entreprise soucieux de savoir et/ou de contrôler la teneur et le bon esprit de chacun des salariés de l'entreprise, et le respect légitime de la vie privée des salariés -car elle est aussi symbiotique de la vie professionnelle, que cette dernière l'est durant les week-end et les vacances pendues au téléphone (professionnel)-. Reste un dernier pan des TIC, dont l'éthique doit faire impérativement mouche si l'on ne veut pas tomber dans l'arbitraire le plus condamnable et le plus contre-productif qui soit : l'évaluation des salariés sur la base de la collecte de données.
Le sujet est assurément sensible, car si les premiers outils de télécommunication évoqués plus haut révèlent la motivation, l'investissement et l'intégration du salarié au projet de l'entreprise, il s'agit là d'un jugement du salarié sur son employeur, les bases de données d'évaluation traduisent, à l'inverse, le jugement de l'employeur sur les capacités et l'investissement de ses salariés, quand elles ne dérapent pas sur les chaussées glissantes de l'appréciation subjective et comportementale des personnes employées. Si bien qu'en la matière, la loi et la jurisprudence ne sont pas moins rigoureuses que pour l'utilisation des autres TIC, afin d'éradiquer les tocs de ces employeurs adeptes des fichiers identitaires connotés.
L'on sait que l'évaluation des salariés fait partie intégrante du pouvoir de direction du chef d'entreprise et qu'il ne constitue pas une obligation en soit. Toutefois, un salarié sur deux est convoqué, au moins une fois par an, à un entretien d'évaluation et, dans 61 % des cas, cet entretien est préparé par le salarié à la demande du manager, qui de son côté dispose le plus souvent des reporting des supérieurs hiérarchiques du salarié évalué. Cet entretien n'est pas anodin : pour 88 % des employeurs il est utile pour élaborer l'échelle des rémunérations, pour 85 % d'entre eux, il sert à bâtir des plans de formation, enfin pour 76 % des managers, l'entretien est utile pour gérer les carrières. On comprendra, dès lors, que les informations sur lesquelles l'employeur assoit son évaluation et finalement oriente sensiblement la tournure de l'entretien ne puissent être laissées à sa libre discrétion.
Un arrêt de la cour d'appel de Versailles, rendu le 1er septembre 2011, précise alors que, dès lors qu'il n'existe aucune directive impérative pour l'attribution chaque année d'un quota de note maximale et qu'il n'est pas fait application au sein de la société du ranking par quotas, le système d'évaluation ne peut être considéré comme illicite au motif qu'il reposerait sur le ranking par quotas susceptible d'affecter la santé et la sécurité des salariés.
Quant à la cour d'appel de Toulouse, elle rappelle, le 21 septembre 2011, que certains comportements issus des valeurs de l'entreprise et notamment "agir avec courage", dont la connotation morale rejaillit sur la sphère personnelle, sont trop imprécis pour établir une relation directe suffisante avec une activité professionnelle identifiable, nécessitent une appréciation trop subjective de la part de l'évaluateur et sont parfois éloignés de leur finalité consistant à mesurer les aptitudes professionnelles des salariés. Par conséquent, ces comportements ne peuvent pas constituer des critères pertinents de l'évaluation au sens de l'article L. 1222-3 du Code du travail si bien que la procédure d'évaluation doit être suspendue.
A la lumière de ces derniers arrêts, qui se fondent dans la masse d'un contentieux de plus en plus foisonnant sur l'égalité salariale, l'évolution des carrières ou les licenciements pour abus dans l'exercice de la liberté d'expression, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur l'opportunité des procédures d'évaluation mises en place par les "caciques" des ressources humaines.
D'abord, si l'évaluation par quotas est nécessairement discriminante, on s'étonnera que le système fasse la loi, notamment, dans la fonction publique. Chacun sait que les cadres fonctionnaires disposent d'un quota de points à distribuer aux salariés qu'ils évaluent, chaque année ; tout simplement parce qu'à chaque point correspond une augmentation salariale aux incidences budgétaires non négligeables. Et, procédant à l'inverse de l'évaluation neutre et objective, c'est le budget alloué aux augmentations salariales qui détermine le nombre de points, ou la note dans les entreprises privées, qu'il est possible de distribuer ou d'attribuer, d'où l'existence inhérente de ce système de quotas. Le ranking, c'est-à-dire le classement par notes selon des critères d'investissement et de réalisation des objectifs n'est que la pierre d'achoppement de ce type de procédure d'évaluation, car il est impossible, dès lors, de satisfaire tous les salariés évalués, sauf à opérer une augmentation salariale générale, ce qui nierait tout intérêt de la procédure, elle-même. Mais, soyons rassurés, nous dit le juge : établir un système de quotas et de ranking ou forced-ranking -c'est-à-dire un classement des salariés, non plus selon le degré d'investissement et d'atteinte des objectifs personnels, mais une évaluation des salariés les uns par rapport aux autres- n'est pas illégale en soi ; c'est son utilisation qui pourrait, dès lors, être condamnable (licenciement des moins bien notés, gel des carrières des exclus des quotas, inégalité salariale au sein d'une même équipe pour des critères n'apparaissant que trop subjectifs). Mais, alors, à quoi servent ces procédures d'évaluation, si répandues dans les entreprises, comme dans la fonction publique, si elles n'ont aucune traduction salariale ; si au final, elles ne sont pas appliquées, comme le relève la cour d'appel de Versailles, dans l'arrêt rapporté ? Vaste gageure.
Ensuite, on ne s'étonnera guère que certains responsables des ressources humaines commentent, parfois, de manière déplacée le profil salarial des personnes dont ils gèrent la carrière, quand la CNIL ouvre la boîte de Pandore et laisse cette responsabilité au gestionnaire de commenter chaque profil. Si elle prend soin de rappeler régulièrement que les évaluateurs doivent s'interdire de collecter, notamment, des éléments en rapport avec la vie privée des salariés, les données pouvant porter sur leur identité, la formation, la gestion de la carrière, l'évaluation professionnelle ou encore la validation des acquis de l'expérience, les zones commentaires sont à utiliser avec la plus grande prudence. La loi "informatique et libertés" précise que les appréciations figurant dans ces zones doivent être pertinentes, adéquates et non excessives. Les informations doivent être purement objectives. Le responsable doit faire en sorte d'empêcher que des commentaires subjectifs, outranciers voire insultants y figurent. La meilleure des préventions consiste à avoir toujours présent à l'esprit que les salariés peuvent accéder à tout moment aux informations les concernant, de même que les contrôleurs de la CNIL. Cet "auto-contrôle" permet, ainsi, précise la Commission, de n'écrire que ce que l'on est en mesure de présenter et d'assumer. La CNIL est extrêmement vigilante sur le contenu des zones commentaires et, au besoin, sanctionne les comportements abusifs. Les sanctions peuvent aller d'un avertissement public, comme elle l'a fait récemment avec un organisme spécialisé dans l'aide aux devoirs, jusqu'à une sanction financière. La CNIL peut également transmettre les éléments dont elle dispose à la justice si elle constate des infractions pénales. Pourquoi, dès lors, ne pas imposer un système de collecte de données parfaitement objectif dont les zones de commentaire seraient exclues et les indices ou qualificatifs d'appréciation uniquement pré-paramétrés par l'employeur après avis des délégués du personnel ?
Si, comme le relève Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de Guyane, l'appréciation des quotas par le juge prud'homal apparaît comme fort ambiguë, l'interdiction des commentaires subjectifs et impropres à l'évaluation professionnelle des salariés semble, elle, être un voeux pieux. Il y a nécessairement une part d'arbitraire dans l'appréciation de son prochain, qui plus est salarié, et toutes les déclarations CNIL du monde ne pourront empêcher que la gestion des carrières professionnelles se fonde, pour partie, sur l'appréciation personnelle, éventuellement erronée, de son N+1.
Reste qu'"évaluer, c'est créer : écoutez donc, vous qui êtes créateurs ! C'est l'évaluation qui fait des trésors et des joyaux de toutes choses évaluées" scandait Friedrich Nietzsche à l'oreille des employeurs soucieux de motiver leurs équipes de créer de la richesse collective, en évaluant au plus juste leurs salariés. Si 35 % des salariés s'estiment "mal", voire "très mal" payés, et 46 % estiment insuffisante la reconnaissance de la valeur de leur travail, ces jugements négatifs sont réduits de 4,8 points pour le premier, de 3,4 points pour le second, lorsque l'évaluation en entreprise emporte l'adhésion sur des critères clairs et précis communément admis par les employeurs comme par leurs salariés.
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