La lettre juridique n°788 du 27 juin 2019 : Fiscalité internationale

[Jurisprudence] Bénéficiaire effectif et abus de droit ne font pas (toujours) bon ménage

Réf. : CJUE, 26 février 2019, aff. C-116/16 et aff. C-117/16 (N° Lexbase : A0975YZ7)

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par Alban Viot, Tax associate | Financial Services chez PwC Société d'Avocats

le 02 Juillet 2019

Dans deux affaires portées devant la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après “CJUE”), les juges européens se sont prononcés le 26 février 2019, sur la notion de bénéficiaire effectif et d’abus de droit de l’Union Européenne (ci-après «UE»).

En raison de la similarité des procédures, la CJUE a joint d’un côté les affaires relatives à l’application de la Directive 90/435/CEE du Conseil du 23 juillet 1990 concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d’Etats membres différents (N° Lexbase : L7669AUL) (ci-après la “DMF”)[1] .

De l’autre, la CJUE a joint les affaires relatives à l’application de la Directive 2003/49/CE du Conseil du 3 juin 20013 concernant le régime fiscal commun applicable aux paiements d'intérêts et de redevances effectués entre des sociétés associées d'Etats membres différents (N° Lexbase : L6609BHA) (ci-après “DIR”)[2].

En l’espèce, les faits particulièrement complexes peuvent être résumés comme suit, le ministère des impôts danois a refusé le bénéfice de l’exonération relative aux intérêts versés entre sociétés associées/dividendes versés dans le cadre du régime mère-fille d’Etat membres différents. Pour le ministère danois, les sociétés non-résidentes à qui les requérantes avaient versés les intérêts/dividendes ne pouvaient être qualifiées de bénéficiaire effectif au sens de chacune des directives respectives.

Le litige persistant, la cour d’appel de la région Est danoise (l’Østre Landrest) a introduit différentes demandes de décision préjudicielle, et ce, conformément à l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) (N° Lexbase : L2581IPB).

Premièrement, la question préjudicielle attrait à la notion de bénéficiaire effectif ainsi qu’à l’existence d’une base juridique permettant à un Etat membre de refuser le bénéfice de l’exonération de retenue à la source prévue par la DIR et la DMF, en raison de la commission d’un abus de droit. Dans un deuxième temps, l’Østre Landrest a demandé à la CJUE de se prononcer sur les éléments constitutifs de l’abus de droit de l’Union ainsi que sur les modalités de mise en œuvre. Enfin, l’Østre Landrest a demandé à la CJUE de vérifier si la législation danoise, dans l’hypothèse du refus de l’exonération précitée, ne violait pas les libertés d’établissement et de libre circulation des capitaux prévues par le TFUE (non étudié dans le présent article).

Réunie en grand chambre, la CJUE s’est prononcée le 26 février 2019, en ne suivant que partiellement les conclusions de son Avocat général, Mme Juliane Kokott.

La CJUE a notamment reconnu que:

- le bénéfice de l’exonération de retenue à la source sur les intérêts et redevances effectués entre des sociétés associées d’Etats membres différents était réservé aux seuls bénéficiaires effectifs de ces intérêts, «à savoir, aux entités qui bénéficient réellement de ces intérêts sur le plan économique et qui disposent dès lors du pouvoir d'en déterminer librement l’affectation» ;

- le principe général du droit de l’UE permettait de refuser le bénéfice de l’exonération prévue par la DIR et par la DMF, en cas d’abus, et ce, «même en l'absence de disposition du droit national ou conventionnel» ;

- la preuve d’un abus nécessite à la fois des éléments objectifs mais aussi subjectifs ;

- pour reconnaitre un abus de droit, une autorité nationale «n’est pas tenue d’identifier la ou les entités qu’elle considère comme étant les bénéficiaires effectifs».

Ce faisant, il ressort de ces deux affaires que les juges de la CJUE ont ici fait preuve d’une pédagogie certaine en reconnaissant d’une part que l’exonération de retenue à la source prévue par la DIR et la DMF était réservée au bénéficiaire effectif de ces revenus, sous réserve de ne pas constituer un abus du droit de l’UE (I).

D’autre part, les juges de l’Union sont venus préciser les modalités de mises en œuvre de l’abus de droit, lequel s’inscrit dans la volonté actuelle du législateur européen de lutter contre les pratiques abusives (II).

I - L’exonération de retenue à la source des dividendes/intérêts conditionnée par la qualité de bénéficiaire effectif et l’absence d’abus du droit de l’UE.

Pour pouvoir bénéficier de l’exonération de retenue à la source sur les dividendes et intérêts versés entre sociétés de plusieurs Etats membres, il appartient de reconnaitre la qualité de bénéficiaire effectif (A) tout en s’abstenant de recourir à une pratique frauduleuse ou abusive du droit de l’UE (B).

A - La qualité de bénéficiaire effectif réservée au détenteur économique des revenus

 

Pour mémoire, il convient de rappeler que l’article 1er paragraphe 1 de la DIR prévoit que l’exonération de retenue à la source concerne les “bénéficiaires des intérêts" lorsque ce dernier est «une société d'un autre Etat membre ou un établissement stable, situé dans un autre Etat membre, d'une société d'un Etat membre».

L'article précité[3] précise également qu’une société d’un Etat membre n’est considérée comme bénéficiaire des intérêts ou redevances que si «elle perçoit pour son compte propre et non comme représentant, par exemple comme administrateur fiduciaire ou signataire autorisé, d'une autre personne».

Comme le rappelle la CJUE dans sa décision, si quelques traductions de la DIR utilisent le terme de “bénéficiaire” (e.g. en français, bulgare, letton), d’autres préfèrent le terme de “bénéficiaire effectif” (e.g. en espagnol, estonien, anglais) ou encore de “propriétaire”/”qui a le droit d’utiliser” (e.g. en allemand, danois, croate) ou enfin “celui qui a le droit en dernier lieu” (en néerlandais).

Ce faisant, le terme de bénéficiaire effectif ne saurait être invoqué dans une acceptation purement formelle (i.e. un bénéficiaire nommément identifié) mais doit être analysé par référence à l’entité qui est en mesure de disposer économiquement des intérêts.

Afin de définir cette notion, la question a été posée devant la CJUE de savoir s’il était possible de se référer aux modèles de convention OCDE.

Dans ses conclusions, l’Avocat Général[4] estimait que cette notion devait faire l’objet d’une interprétation autonome en droit de l’UE, indépendante de l’article 11 du modèle de convention OCDE de 1977 ou des versions postérieures.

Toutefois, cette vision n’a pas été partagée par les juges européens qui ont estimé que, pour l’application de la DIR, l’interprétation de cette notion au regard des commentaires OCDE devait être admise et qu’à défaut, cette interprétation serait privée de toute légitimité démocratique.

Par suite, la CJUE énonce que cette notion de bénéficiaire effectif «devait être entendue non pas dans son acceptation étroite et technique mais dans un sens qui permette d’éviter la double imposition ainsi que de prévenir la fraude et l’évasion fiscale».

Pour toutes ces raisons, dans ses motifs de la décision relative à l’application de la DIR, la CJUE a posé le principe selon lequel l’exonération n’est applicable qu’aux seuls bénéficiaires effectifs, étant précisé qu’il s’agit «des entités qui bénéficient réellement de ces intérêts sur le plan économique et qui disposent dès lors du pouvoir d’en déterminer librement l’affectation».

En conséquence, il s’agit bien de la vision économique de la notion du bénéficiaire effectif qui a été retenue en l’espèce.

De plus, dans le prolongement de cette interprétation libérale voulue par la juges de l’Union, ces derniers reconnaissent même que le bénéficiaire effectif puisse ne pas être le bénéficiaire final.

En effet, la grande chambre apporte une tolérance en estimant que lorsque le récipiendaire des intérêts n’est pas le bénéficiaire effectif, ces intérêts peuvent néanmoins bénéficier de l’exonération de retenue à la source prévue par la directive dès lors que ce dernier en «transfère le montant à un bénéficiaire effectif établi dans l’Union et répondant par ailleurs à l’ensemble des conditions édictées par la Directive 2003/49 pour bénéficier d’une telle exonération»[5].

Par conséquent, les juges de la grande chambre reconnaissent ici une forme de dichotomie dans la notion de bénéficiaire effectif qui peut alors être, ou ne pas être, le bénéficiaire final, sous réserve toutefois de respecter les conditions prévues par la DIR.

Autrement dit, dès lors que les intérêts seront versés, par un récipiendaire, à une société répondant à l’ensemble des conditions visées par la DIR, ces intérêts pourront bénéficier du régime d’exonération.

Si les juges de l’UE révèlent en l’espèce leur position libérale de la notion de bénéficiaire effectif, il n’en demeure pas moins qu’ils rappellent également la principauté des droits de l’UE selon lesquels un justiciable ne peut frauduleusement ou abusivement se prévaloir des dispositions des droits de l’UE.

 

B - L’exonération de retenue à la source conditionnée par l’absence d’abus du droit de l’UE

Dans les deux affaires, il était notamment question de savoir si, pour lutter contre un abus de droit dans le cadre de l’application de chaque directive respective, un Etat membre devait avoir adopté une disposition nationale ou conventionnelle pour refuser l’exonération de retenue à la source.

Sur ce point, la jurisprudence de l’UE, constante depuis de nombreuses années, rappelle régulièrement qu’il existe un principe général du droit selon lequel les justiciables ne peuvent frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’UE.[6]

Il découle de ce principe que les Etats membres sont tenus de refuser l’application du droit de l’UE lorsque les dispositions de l’Union sont invoquées, non pas en vue de réaliser les objectifs de ces dispositions mais uniquement pour bénéficier d’un avantage résultant du droit de l’UE alors que les conditions ne sont pas formellement remplies.

Dans ces deux affaires, les juges européens ont pris soin de rappeler les objectifs respectifs poursuivis par chacune des Directives avec d’un côté, la DMF qui a été adoptée afin de faciliter les groupes de sociétés intra-UE pour les adapter aux exigences du marché commun, d’accroitre leur productivité et renforcer leur position dans un marché concurrentiel.

De son côté, la DIR a été instaurée pour empêcher la double imposition des intérêts et redevances payés entre sociétés associés d’Etats membres notamment pour d’éviter les formalités administratives lourdes, des effets de trésorerie et tenter de réaliser une égalité de traitement (fiscal) entre opérations nationales et transfrontalières.

Or, comme le souligne l’Avocat générale de ces affaires, autoriser la création de montages financiers dont le but essentiel serait de bénéficier des avantages de la directive n’est pas compatible avec les objectifs de cette dernière.

Ce faisant, ces deux affaires s’inscrivent dans la lignée des jurisprudences européennes refusant l’application des avantages tirés du droit de l’UE dès lors que les justifiables poursuivent un but non pas exclusivement, mais essentiellement fiscal[7].

Pour ces raisons, et suivant son Avocat général sur ce point, la CJUE retient que «selon le principe général du droit de l’UE selon lequel les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’UE doit être interprété en ce sens que le bénéfice de l’exonération de retenue à la source sur les [dividendes/intérêts et redevances], […], doit, en présence d’une pratique frauduleuse ou abusive, être refusé à un contribuable par les autorités et les juridictions nationales, même en l’absence de dispositions du droit national ou conventionnel prévoyant un tel refus».

Par conséquent, les juges européens (ré)affirment avec force le principe général du droit de l’UE, lequel est opposable sans texte et d’ordre public.

De surcroit, dans les affaires relatives à l’application de la DMF, une demande préjudicielle supplémentaire a été portée devant la CJUE. Cette dernière consistait à s’interroger sur la nécessité de constater un abus ou une fraude pour refuser le bénéfice d’exonération de retenue à la source sur les dividendes lorsque le bénéficiaire effectif a sa résidence fiscale dans un Etat tiers.

Sur cette question, la CJUE rappelle que lorsque que le bénéficiaire effectif d’un paiement de dividendes a sa résidence dans un Etat tiers, le refus de l’exonération n’est «nullement soumis au constat d’une fraude ou d’un abus de droit».

Pour rappel, la DMF ayant vocation à s’appliquer entre Etats membres notamment afin d’instaurer un régime fiscal commun et d’éviter toute pénalisation de l’imposition des dividendes entre sociétés de ces Etats.

Fort logiquement, ces mécanismes n’ont «en revanche pas vocation à s’appliquer lorsque le bénéficiaire effectif des dividendes est une société ayant sa résidence en dehors de l’Union, puisque dans un tel cas, l’exonération de la retenue à la source […] risque d’aboutir à ce que ces dividendes ne soient pas imposés de façon effectif dans l’Union».

Par cette affirmative, les juges de la grande chambre rappellent que d’une part, le bénéfice de certains avantages est réservé aux sociétés des Etats membres et d’autre part, qu’il n’est pas nécessaire d’avoir à prouver un abus pour refuser le bénéfice de l’exonération de retenue à la source, la seule résidence fiscale pouvant à elle seule suffire (à exclure le bénéfice d’exonération).

Si le principe général et autonome du droit de l’UE est ici rappelé, il convient de souligner que les juges européens prennent le soin de préciser les modalités de mises en place d’un tel abus, lequel s’inscrit dans la volonté actuelle du législateur européens de lutter contre les pratiques abusives

II - L’abus de droit de l’Union: des éléments constitutifs à la charge de la preuve, une procédure conforme à la volonté actuelle du législateur européen

Les juges de la CJUE rappellent ici à la fois les conditions nécessaires à la constatation d’un abus de droit de l’Union (A) tout en confirmant la volonté actuelle du législateur européen de vouloir encadrer les pratiques abusives (B).

A - La constatation d’un abus de droit conditionnée par la démonstration d’éléments objectifs et subjectifs

S’il a été rappelé précédemment qu’il existe un principe général et autonome du droit de l’UE permettant de refuser le bénéfice des directives européennes, encore faut-il pouvoir qualifier un tel abus et d’en rapporter la preuve.

Pour ce faire, la CJUE, se basant sur une décision de principe[8] et une jurisprudence bien établie[9], rappelle les deux conditions requises pour démontrer un abus de droit de l’Union. Dans les deux affaires, la grande chambre énonce dans ses motifs que «la preuve d’une pratique abusive nécessite, d’une part, un ensemble de circonstances objectives […] et, d’autre part, un élément subjectif».

Il est alors précisé que l’élément objectif consiste en la preuve que, malgré un respect formel des conditions prévues par la règlementation de l’Union, l’objectif prévu par cette règlementation n’a pas été atteint.

De son côté, l’élément subjectif peut consister en la volonté d’obtenir un avantage résultant de la réglementation de l’Union en créant artificiellement les conditions requises pour son obtention. Ainsi, un tel abus peut être retenu dès lors qu’il existe des indices objectifs et concordants.

A travers ces décisions, les juges européens livrent une véritable grille de lecture et d’analyse pour qualifier un abus de droit. Pour ce faire, la CJUE s’inspire directement des travaux réalisés par l’OCDE[10] sur les notions de bénéficiaire effectif et des sociétés-relais.

C’est ainsi que la cour de l’Union a déjà pu retenir que la preuve d’une pratique abusive était rapportée notamment si des opérateurs économiques ont effectué des opérations purement formelles et artificielles en l’absence de toute justification économique et commerciale dont le but essentiel était de bénéficier d’un avantage indu[11].

En outre, forte de sa jurisprudence «Halifax», les juges européens précisent que peut être considéré comme un montage artificiel la mise en place d’un groupe de société avec une structure purement formelle qui a pour principal objectif ou dont l’un de ses objectifs principaux consiste en l’obtention d’un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit applicable.

La grande chambre retiendra même que «tel est le cas notamment lorsque, grâce à une entité relais insérée dans la structure du groupe entre la société qui verse les dividendes/intérêts et la société du groupe qui en est le bénéficiaire effectif, le paiement d’impôts sur les dividendes/intérêts est évité».

En l’espèce, l’existence d’un montage abusif était démontrée dans la mesure où les dividendes/intérêts étaient reversés, dans un court délai, par la société qui les avaient reçus, à des entités qui ne répondaient pas aux conditions prévues par la DIR/DMF (e.g. société non membre de l’UE, non assujettie, société non «mère» ou «non associée»).

Dans un second temps, la CJUE s’est intéressée aux modalités pratiques relatives à la preuve de l’abus.

Tout d’abord la grande chambre rappelle qu’en principe, c’est aux sociétés qui entendent bénéficier de l’exonération de retenue à la source de rapporter la preuve qu’elles remplissent bien lesdites conditions (i.e. en prouvant qu’elles sont les bénéficiaires effectifs).

Puis, la grande chambre a précisé qu’une autorité nationale «n’est pas tenue d’identifier la ou les entités qu’elle considère comme étant les bénéficiaires effectifs de ces dividendes».

Par suite, la preuve d’un tel abus ne réside pas tant dans la désignation du bénéficiaire effectif «final» par l’autorité fiscale mais simplement dans l’absence de la qualité de bénéficiaire effectif.

Ce faisant, les juges retiennent ici une approche différente de celle envisagée par leur avocat général qui souhaitait conditionner la reconnaissance d’un abus par la désignation du «véritable bénéficiaire effectif».

Par conséquent, la preuve à rapporter par l’autorité nationale s’en trouve d’autant plus facilitée qu’une identification des bénéficiaires effectifs, dans le cadre de montages financiers complexes, peut s’avérer complexe voire même impossible dans certains cas.

Si la reconnaissance d’un abus de droit est conditionnée par la preuve de certains éléments, il n’en demeure pas cette volonté de prévoir des mesures préventives et répressives de l’abus de droit s’inscrit dans la droite lignée du législateur européen.

B - La lutte générale des pratiques abusives : la volonté actuelle du législateur européen

Tout d’abord, les décisions commentées tendent à avoir une portée générale dans la mesure où les juges de l’Union se sont réunis en grande chambre pour pouvoir rendre leur décision.

De plus fort, ces décisions intervenues presqu’un an après les conclusions de l’avocat général témoigne de l’importance et de la portée à donner à ces décisions au regard des dispositions du droit de l’UE. 

L’analyse de ces décisions permet également de révéler une certaine volonté pédagogique des juges européens. En l’espèce ces derniers ont pris le soin de rappeler à la fois la notion de bénéficiaire effectif, tout en énonçant les éléments constitutifs de l’abus de droit de l’Union avant d’en préciser les modalités de mise en place.

L’importance de ces décisions est d’autant plus accrue par la place qu’elles occupent dans le contexte actuel.

En effet, d’un côté, le bénéficiaire effectif, en plus d’intéresser les distributions de dividendes et versements d’intérêts ou redevances, est le principal sujet des récentes mesures contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme[12].

De son côté, la notion d’abus de droit ne cesse d’être généralisée au niveau européen. A commencer par la Directive ATAD[13]Anti Tax Avoidance Directive») établissant des règles pour lutter contre les pratiques d’évasion fiscale qui ont une incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur.

Dans la droite lignée du projet BEPS (Base Erosion Profit Shifting) de l’OCDE, la Directive ATAD a notamment pour objectif «d'établir des règles afin de renforcer le niveau moyen de protection contre la planification fiscale agressive au sein du marché intérieur»[14]. Concrètement, la directive vise à prévenir et lutter contre un certain nombre de pratiques abusives au sein de l’UE en prévoyant notamment de nouvelles règles de déductibilité des charges financières.

Plus récemment encore, sous l’impulsion du projet BEPS, ces mêmes travaux de l’OCDE ont conduit 88 pays à signer la convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices.

Pour l’application de la convention multilatérale, deux types de clauses anti-abus ont ainsi été insérées dans le modèle de convention fiscale de l’OCDE. D’une part la clause «limitation on benefits» (clause LoB) prévoit des critères objectifs pour limiter le «treaty Shopping» (e.g. actionnariat, structure juridique). D’autre part, la clause dite du «principal purpose test» (clause PPT), portant sur des critères et considérations plutôt subjectives (e.g. notamment sur le but principalement fiscal des transactions).

Enfin, et plus récemment encore, la Directive «DAC 6» 2018/822 du 25 mai 2018 (N° Lexbase : L6279LKR) a modifié la directive 2011/16/UE en ce qui concerne l'échange automatique et obligatoire d'informations dans le domaine fiscal en rapport avec les dispositifs transfrontières devant faire l'objet d'une déclaration. Cette Directive tend à obliger les conseillers fiscaux (entendus au sens large), ainsi que dans certains cas les contribuables eux-mêmes, à déclarer aux autorités fiscales celles de leurs transactions internationales qui présentent un caractère potentiellement agressif sur le plan fiscal.

Il résulte de tout ce qui précède qu’il y a depuis plusieurs années une volonté accrue au niveau tant européen qu’international d’encadrer les pratiques fiscales qui pourraient être qualifiées d’abusives.

Si les décisions rendues par la CJUE semblent avoir été guidées par ce contexte général de la chasse aux pratiques abusives, il n’en demeure pas qu’il est toutefois possible de s’interroger sur la portée de ces décisions au regard du droit national français.

D’une part, il convient de rappeler l’important arsenal législatif français en matière de règles/procédures anti-abus. Par le biais de l’article 1741 du Code général des impôts (N° Lexbase : L6015LMQ) qui vise à sanctionner le délit général de fraude fiscale applicable à tous les impôts ou encore le concept d’abus de droit, tel que prévu par l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (N° Lexbase : L9266LNI), visant à sanctionner les actes à caractère fictif (i.e. simulation) et les cas de fraude à la loi, le dispositif français est impressionnant.

Cet arsenal est d’autant plus impressionnant qu’il a récemment été complété par une clause anti-abus générale en matière d’impôt sur les sociétés, instauré par la loi de Finances pour 2019[15] et codifié à l’article 205 A du Code général des impôts (N° Lexbase : L8907LN9), visant à lutter contre les montages, ayant été mis en place pour obtenir, à titre d'objectif principal ou au titre d'un des objectifs principaux, un avantage fiscal allant à l'encontre de l'objet ou de la finalité du droit fiscal applicable.

De plus fort et à côté de ces règles générales, il existe également certaines clauses spécifiques relatives au régime mère-fille (CGI, article 145, 6 k N° Lexbase : L9135LNN), aux dividendes (CGI, art. 118 ter, 3 N° Lexbase : L2103HLH) ou encore au régime de faveur des fusions (CGI, art. 210-0 A N° Lexbase : L8446LHB).

Force est alors de constater que la France est dotée d’un certain nombre d’outils destinés à prévenir et/ou sanctionner les possibles cas d’abus de droit fiscaux, qu’ils soient généraux ou spécifiques.

A l’inverse, le droit interne danois était relativement silencieux (jusqu’en 2015) sur la prévention et la répression des pratiques abusives. Jusqu’à cette date, il n’existait pas de disposition législative visant à lutter contre de tels abus. Tout au plus, la jurisprudence avait développé un principe dit «de réalité» selon lequel certains montages fiscaux pouvaient, selon les circonstances, être écarté afin que l’imposition tiennent compte de la réalité.

Pour toutes ces raisons, il apparait que la portée des décisions commentées semble devoir être plus nuancée au regard du système législatif français existant par rapport au système législatif danois.

 

[1] CJUE, 26 février 2019, aff. C-115/16,  aff . C-118/16, aff. C-119/16 et aff. C-299/17.

[2] Aff. C-116/16 et C-117/16.

[3] Article §4 de la Directive 2003/49/CE du Conseil du 3 juin 2003 précitée.

[4] Conclusions de l’avocat général, Mme Juliane Kokott présentées le 1er mars 2018.

[5] Point 94 des affaires C- 116/16 et C- 117/16.

[6] En ce sens, notamment, CJCE, 9 mars 1999, aff. C‑212/97 (N° Lexbase : A7324AHQ) ; CJCE, 21 février 2006, aff. C‑255/02 (N° Lexbase : A0045DNY) ; CJUE, 22 novembre 2017, aff. C‑251/16 (N° Lexbase : A8106WZA).

[7] En ce sens, CJCE, 21 février 2008, aff. C-425/06 (N° Lexbase : A0006D7D) et CJCE, 12 septembre 2006, aff. C-196/04 (N° Lexbase : A9641DQ7).

[8] CJCE, 14 décembre 2000, aff. C-110/99 (N° Lexbase : A1844AW9).

[9] Voir en ce sens, CJUE, 12 septembre 2006, aff. C‑196/04.

[10] En ce sens notamment, Commentaires OCDE, article 11§2 du modèle des conventions fiscales concernant le revenu et la fortune

[11] CJUE, 20 juin 2013, aff. C-653/11 (N° Lexbase : A7918KGD)

[12] Directive 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 (N° Lexbase : L7601I8Z).

[13] Directive (UE) 2016/1164 du 12 juillet 2016 (N° Lexbase : L3612K9N).

[14] Considérant n°3 de la Directive ATAD.

[15] Transposition de l’article 6 de la Directive ATAD.

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