La lettre juridique n°754 du 20 septembre 2018 : Justice

[Chronique] Carnet de lectures

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par Jean-Baptiste Thierry, Maître de conférences à l'Université de Lorraine, Directeur de l'IEJ de Lorraine - André Vitu

le 19 Septembre 2018

La rentrée littéraire bat son plein : pas moins de 567 nouveaux romans seraient dénombrés, dont 381 français. Au milieu de cette frénésie éditoriale, qu’il soit permis de profiter de cette période de rentrée judiciaire et universitaire, pour revenir sur quelques ouvrages en lien avec le droit en général, et le droit pénal en particulier [1].

 

H. Cayre, La Daronne, éd. Métailié, 2017

Hannelore Cayre, avocate pénaliste, a fait d’un avocat le héros de trois de ses romans (Commis d’office, 2004 ; Toiles de maître, 2005 ; Ground XO, 2007), et même d’un film [2]. Déplaçant la focale dans La Daronne, elle fait d’une interprète judiciaire une héroïne discrète mais ambitieuse. Le passé difficile de Patience Portefeux en fait une femme solitaire, qui s’est, par la force des choses, spécialisée sans passion dans la traduction des écoutes téléphoniques réalisées dans le cadre d’enquêtes sur les trafics de stupéfiants : «Je traduisais ça à l’infini… encore et encore… Tel un cafard bousier. Oui, ce petit insecte robuste de couleur noire qui se sert de ses pattes antérieures pour façonner des boules de merde qu’il déplace en les faisant rouler sur le sol… Eh bien son quotidien minuscule est à peu près aussi passionnant que ce qu’a été le mien pendant presque vingt-cinq ans […]. Voilà ce qu’a été ma vie professionnelle… et ma vie tout cours [3] d’ailleurs puisque j’ai passé mon temps à bosser» (p. 36). Le style de Hannelore Cayre est précis, enlevé et rythmé. Il ne faut pas réduire le livre à son intrigue : l’originalité de l’héroïne, son cynisme et sa ruse rendent l’ensemble jouissif. Il ne faut pas chercher de morale particulière dans ce livre, sinon la revanche que s’octroie Patience Portefeux sur la vie. On découvre au fil des pages une tristesse larvée sur la condition des proches, la solitude et une forme de déshérence. Le regard porté sur le fonctionnement de la justice est acéré : la lutte contre les trafics de stupéfiants y est vaine, par nature, réduite à un jeu perpétuel de chats et de souris. Au fil des pages, la nostalgie de l’héroïne pour son passé improbable et son égoïsme de façade apportent des touches d’émotion qui font de cet ouvrage quelque chose de plus qu’un roman noir.

 

O. Dufour, Justice, une faillite française ?, LGDJ, 2018

Récompensé par le prix Olivier Debuzy décerné par le Club des juristes, l’ouvrage d’Olivia Dufour est un très sérieux essai d’investigation sur le délabrement de l’institution judiciaire. Les causes sont analysées, comme les besoins de réforme. Olivia Dufour réussit à rendre accessibles des documents arides, comme les rapports de la CEPEJ, par exemple. Les entretiens réalisés, auprès d’avocats, de magistrats ou d’anciens ministres de la Justice, permettent de mettre en lumière les obstacles structurels à l’amélioration de la situation, qu’il s’agisse de la situation des prisons, de la culture des magistrats souvent éloignée des préoccupations de gestion, mais également de la logique de gestion de flux des déjudiciarisations effectuées, ou bien de l’obsession managériale transformant le justiciable en client, et le juge en administrateur. L'énumération des situations catastrophiques des tribunaux est glaçante, tout comme le chapitre consacré au problème méconnu du suicide des magistrats ou aux difficultés rencontrées par les greffiers (p. 200). Olivia Dufour ne néglige dans cet essai aucun personnel, aucune juridiction, démontrant, s’il en était besoin, que l’expression «justice à deux vitesses» a une réelle signification lorsqu’il s’agit de comparer la justice économique et la justice civile ou pénale du quotidien. Les conséquences de cette faillite française sont analysées : allongement des délais, décrépitude des locaux, délaissement des personnels. Les espoirs illusoires placés par le pouvoir exécutif dans la justice numérique et le manque d’ambition des réformes émanant du ministère où l’on préfère légiférer plutôt qu’administrer (p. 214), apparaissent bien insuffisants pour résoudre une situation qui paraît presque inexorable.

Au-delà de la démonstration implacable, l’intérêt de Justice, une faillite française ? est de dépasser le seul constat de l’insuffisance des moyens. L’auteur, tout en dénonçant la pénurie budgétaire et ses nombreuses conséquences, s’inquiète également que les différentes réformes multiplient le recours au juge sans réelle efficacité ou saupoudrent des aides pour les magistrats sans réflexion sur l’évolution de l’activité. «L’heure est à la déjudiciarisation. Ce qui n’empêche pas tel ou tel projet de loi de prévoir une nouvelle action en justice, ou bien d’instituer la garantie de l’intervention du juge judiciaire sur un sujet sensible de libertés publiques ou encore d’offrir aux citoyens de nouveaux droits qui conduisent nécessairement leurs titulaires à en demander un jour ou l’autre la reconnaissance… à un juge. Si ce n’est pas de la schizophrénie, on peut au minimum parler d’injonctions contradictoires» (p. 27). Le constat dressé est sombre, imparable. Il faut alors espérer qu’il participe à une prise de conscience des pouvoirs législatif et exécutif pour permettre un exercice serein de l’activité judiciaire.

 

S. Durand-Souffland, P. Robert-Diard, Jours de crimes, L’Iconoclaste, 2018

La chronique judiciaire est un exercice délicat qui, lorsqu’il est bien réalisé, permet de conjuguer le réel et la fiction, de s’approcher d’une forme de vérité par la compréhension du procès. Jours de crimes, est une suite de courts récits, où l’anecdote livre le regard avisé de deux grands chroniqueurs sur le crime, ses auteurs, ses victimes, et l’institution judiciaire. Aucune affaire à part, toutes sont abordées également sans classement. Condensé d’humanité dans ce qu’elle a de plus terrible et inquiétant, mais aussi de plus drôle et attachant, le livre fait se succéder des «brèves de palais», considérations éclairées de ces chroniqueurs avertis.

La théâtralisation inhérente au procès oblige à ces instants d’audience. Ses acteurs sont connus. Les avocats, qui ont leurs ficelles (p. 277) et surtout leur ego (p. 243), et dont les plaidoiries marquent l’auditoire, comme celle de Me Henri Leclerc, sans doute habité par son ange [4], expliquant que «le temps suffit à punir ceux qui portent le remords» ; les magistrats, à la tâche redoutable («être capable de se mettre à la place des autres» p. 77), dont la jeunesse et le sexe peuvent être portés «comme un reproche» (p. 151) ; le greffier, «rouage méconnu de la procédure judiciaire» (p. 377) l’accusé («il nous ressemble mais il est loin», p. 57),  les parents des accusés ou des victimes, «mêmes gestes, même détresse» (p. 271) ; les associations prédatrices, «victimes immatérielles ou, plutôt, les portes-drapeaux d’une cause qui détourne les assises pour en faire une tribune» (p. 309).

Le regard porté sur l’institution judiciaire est bienveillant mais ne se départit pas de la nécessaire critique du chroniqueur. La justice ne doit pas souiller ceux qu’elle entend. Elle ne doit pas davantage sombrer dans l’automatisation. La chose n’est pas facile car, comme le notent les auteurs, «la cour d’assises est faite pour condamner. Rapportés au volume d’affaires, les acquittements sont, en quelque sorte, des accidents de parcours» (p. 325). Pour autant, l’utilité du procès est démontrée : essayer de comprendre l’indicible, apaiser l’ordre public, rétablir la paix sociale. La mission est difficile, mais elle n’est pas impossible. La présence des jurés y est pour beaucoup, comme la publicité des débats. A l’heure d’une justice que l’on souhaite «dématérialisable» et plus rapide, en excluant bientôt les jurés de la composition de jugement, il est à craindre que la justice des assises, considérée comme luxueuse, ne soit plus vue comme un modèle à respecter, mais comme une exception à rejeter.

 

J. Grisham, The Rooster bar, Hodder & Stoughton, 2018

L’œuvre de John Grisham intéresse particulièrement le juriste [5]. Si dans le livre précédent [6] l’auteur avait délaissé le monde du droit pour embrasser, avec humour et un peu de simplicité, celui de l’édition et de l’écriture, il retourne, avec bonheur et originalité, dans le monde du droit dans The Rooster bar [7]. Le monde des avocats est raillé par ceux qui souhaitent embrasser maladroitement la profession : les étudiants d’une faculté de droit. Ces étudiants ne sont pas ceux de la Ivy League, mais membres d’une faculté qui a tout d’une escroquerie, fonctionne sans aucun souci de la qualité des enseignements, sait que ses diplômés ne trouveront jamais d’emploi intéressant, et profite du système, scandaleux, des prêts étudiants pour s’octroyer de confortables revenus. Le montage, légal mais immoral, et la connivence entre la faculté et les banques, est découvert par un étudiant qui, poussé à la ruine, se suicidera. Ses amis tenteront alors de dépasser cette épreuve d’une manière particulière : puisque leur diplôme ne leur servira à rien, ils décident de se lancer dans l’exercice illégal de la profession d’avocat. Leur «cabinet» est domicilié au Rooster bar, où ils sont occasionnellement serveurs. Ils deviennent des street lawyers, chasseurs d’ambulances amateurs qui parviennent, non sans mal, à faire illusion : «You ever been to city court ? I have, and it’s a zoo. […] And the judges and clerks and everybody else in the courtrooms just assume, as we did, that the guys in the cheap suits scrambling around are really lawyers. Hell, there are a hundred thousand lawyers in this city and no one ever stops and asks, "Hey, are you really a lawyer ? Show me your license"». S’ensuivent rebondissements et arnaques «à la Grisham». Le livre est savoureux, l’intrigue, bien ficelée et parsemée de considérations acerbes sur l’école et le palais, avec l’efficacité et la causticité qui caractérisent les romans de John Grisham. «Law school is the reason Gordy’s dead, Todd. If he’d never gone to law school he’d be fine right now» : l’argument en ferait fuir plus d’un ! La faculté -cette fabrique à diplômes- ne sert finalement à rien, «nothing except ruin your life», tant et si bien que l’un des personnages multiplie les regrets : «Nothing has gone as planned and the future looks awfully bleak. I curse the day I decided to go to law school». La détestation de l’école -que l’on retrouverait sans peine chez de nombreux étudiants en droit de nos facultés- ne vaut que parce que les héros sont les victimes d’un système inique, qui fait des études un marché juteux pour les banques.

Si ces pauvres étudiants, pleins de ressources, réussissent à se faire passer pour des avocats, c’est parce qu’ils ont les codes de la profession. Si l’arnaque fonctionne, semble dire Grisham, c’est parce que l’avocat n’a pas toujours une réelle compétence : tout passe dans l’apparence. Ainsi, les étudiants réussissent à se faire passer pour des avocats en se rasant : «As proper law students, they rarely shaved anyway. The scruffy look was expected. Now the whiskers might provide additional cover».

Au-delà de l’astuce des héros, le roman surprend les lecteurs habitués aux thrillers juridiques de Grisham, puisque l’un des personnages est une jeune femme d’origine sénégalaise, Zola, dont les parents font l’objet d’une mesure de reconduite à la frontière. Le roman est alors l’occasion pour Grisham de dénoncer l’expulsion d’étrangers présents depuis longtemps sur le territoire états-uniens, sans lien avec leur pays d’origine. Difficile de ne pas y voir une critique de la politique migratoire des Etats-Unis.

La morale, s’il faut en chercher une, est assez simple : il faut suivre ses rêves, ne pas étudier pour le principe, mais chercher à être utile, s'entourer d'amis solides, dévoués et drôles. Ces étudiants ont cru que le droit les mènerait à tout. Il ne les mène en tout cas pas là où ils l’auraient cru, ce qui n’est pas si mal : «Life could be worse. They could be studying for the bar exam».

 

H. Leclerc, La Parole et l’action, Fayard, 2017

Me Henri Leclerc livre ses mémoires dans cet ouvrage volumineux, dont la lecture se révèle passionnante. De sa rencontre avec la justice, d’abord, et le droit, ensuite, Me Henri Leclerc livre un regard acéré sur l’institution judiciaire, le rôle de l’avocat, quelques grandes affaires judiciaires et son activité au sein de la Ligue des droits de l’homme. Avocat engagé, Me Henri Leclerc livre avec honnêteté quelques-uns de ses souvenirs, démontrant, s’il en était besoin qu’en plus d’être habile plaideur il est également fin technicien, comme en témoigne sa participation à plusieurs commissions de réforme du droit pénal. L’homme est modeste. Sa rencontre avec le droit fut tardive : «J’étais envieux de ceux qui, depuis toujours, savaient ce qu’ils voulaient faire de leur vie. Je pensais trop au présent» (p. 29). Le choix, peu enthousiaste du droit, se révéla gagnant, grâce à quelques enseignants d’exception (ils ne sont pas si nombreux ceux qui, à leur première heure de cours, ont écouté Georges Vedel) ou plus décevants (à propos d’un professeur : «il parlait comme un livre : c’est le cas de le dire puisqu’il lisait -ou savait par cœur depuis longtemps- son cours, réplique exacte du "polycopié" qu’éditait chaque année la maison Domat-Montchrestien […]. Ce fut la première et dernière fois que j’assistais à ce cours» (p. 31)). Les étudiants seraient bien inspirés de lire ces mémoires, où ils apprendraient utilement que si le droit est séduisant, c’est parce qu’il faut «le comprendre plutôt que l’apprendre» (p. 31). Ses études de droit ont surtout été l’occasion de faire des rencontres marquantes, dont celle de «cet ange que je connais bien aujourd’hui, qui m’a accompagné toute ma vie, qui parfois me délaisse, qui comme moi vieillit, puis surgit à nouveau sans crier gare, s’empare de moi, me souffle les mots et les phrases, et me quitte dès que je me tais, pantois» (p. 37). La réussite, qu’Henri Leclerc n’ose pas attribuer à son talent, suit naturellement.

Me Henri Leclerc évoque fréquemment ses maîtres, qu’il s’agisse de ses enseignants ou, surtout, de Me Albert Naud, auquel il consacre d’ailleurs un chapitre : «sa parole transmuait ce qui m’avait demandé tant de sueur ; les constructions que je trouvais branlantes devenaient du roc dans sa bouche. […] Je compris que j’avais encore tout à apprendre de l’art de la plaidoirie. Sur le chemin du retour, je ne lui avouais pas mon admiration : elle allait de soi» (p. 79).

Les combats de Me Henri Leclerc sont retracés : «Se colleter avec la peine de mort» (p. 137), son engagement politique («Les orages de mai», p. 181), son engagement au sein de la Ligue des droits de l’Homme, les grandes affaires judiciaires dont il a eu à connaître, sa clientèle de «pénal voyou», son intérêt pour le droit pénal de la presse... Le souci de la juste cause est toujours évoqué. Me Henri Leclerc aborde tous ces souvenirs avec une très grande honnêteté. Dans le chapitre intitulé «Les défendre tous», il explique n'être pas à l'aise avec les auteurs d'infractions sexuelles, évoquant le risque de céder «devant l’atmosphère d’indignation généralisée qui entoure ces affaires et ma propre répulsion à l’égard des actes incriminés, prenant ainsi le risque de laisser condamner un innocent» (p. 479). A la recherche de l’humanité chez tous, il montre que celui qui sort de la normalité peut difficilement trouver son défenseur. Pour autant, le credo de son maître reste inchangé : les défendre tous.

 

Ph. Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018

Il est des livres dont il est difficile de parler. Le Lambeau de Philippe Lançon est de ceux-là, mais pas parce que le sujet ou l’auteur sont écrasants. La beauté de l’ouvrage réside dans la force de la souffrance et de la résilience -le mot est à la mode- de Philippe Lançon. L’histoire est malheureusement connue : Philippe Lançon est l’un des survivants de l’attaque contre Charlie Hebdo. Grièvement blessé, longuement hospitalisé, il livre sa reconstruction dans ce magnifique essai. Le livre n’est pas celui d’une victime : on n’y trouvera nulle revendication, nulle condamnation. Le livre est celui d’un retour à la vie, qui semble parfois éthéré. Indicible, la souffrance ressentie traverse le récit, même si elle n’en est pas le fonds de commerce. Elle fait partie de l’autobiographie d’un homme lettré, critique, qui évoluait jusqu’à présent dans un cadre intellectuel parisien, appelé à aller vivre aux Etats-Unis pour y enseigner, ce que l’attaque du 7 janvier 2015 empêchera. C’est le livre d’un écrivain, qui retourne à la vie grâce aux arts : la musique, le théâtre, la lecture permettent l’introspection de celui que l’on reconstruit. «J’ai écrit difficilement, en lettres capitales : "C’est foutu avec Gabriela." […] Cependant, je n’ai pas écrit cette phrase sur la tablette Velleda pour conjurer ce qu’elle annonçait. Je l’ai écrite pour me soulager du chagrin que je pressentais : écrire, c’était protester, mais c’est aussi, déjà, accepter. La première phrase a donc eu cette vertu immédiate : me faire comprendre à quel point ma vie allait changer, et qu’il fallait sans hésitation admettre tout ce que le changement imposerait» (p. 120-121).

Il est évidemment question de Charlie hebdo : «Ce petit journal avait une grande histoire et son humour avait, bienheureusement, fait du mal à un nombre incalculable d’imbéciles, de bigots, de bourgeois, de notables, de gens qui prenaient leurs ridicules au sérieux» (p. 122). C’est par la littérature que Philippe Lançon renoue avec lui-même, sort progressivement de sa place de victime exceptionnelle dont il craint de s’accommoder (p. 438). D’abord la lecture, en attendant ses innombrables opérations, puis l’écriture pour se raccommoder spirituellement quand les médecins le raccommodent physiquement. La puissance de la littérature dépasse alors le seul agencement stylistique des mots : «celui qui écrivait n’était plus, pour quelques minutes, pour une heure, le patient sur lequel il écrivait : il était reporteur et chroniqueur d’une reconstruction. J’étais, comme jamais, reconnaissant à mon métier, qui était aussi une manière d’être et finalement de vivre : l’avoir exercé si longtemps me permettait de mettre à distance mes propres peines au moment où j’en avais le plus besoin, et de les changer, comme un alchimiste, en motifs de curiosité» (p. 365). La force créatrice n’a peut-être jamais été aussi bien décrite que par la référence à la «sentence proustienne : l’écriture était bien le produit d’un autre moi, un produit précisément destiné à me faire sortir de l’état où je me trouvais, quand bien même il consistait à raconter cet état» (p. 444).

 

Brad Meltzer, Délit d’innocence (The Tenth Justice, 1997), Chantage (The First Counsel, 2000)

Plusieurs auteurs américains ont fait du thriller juridique un genre à part entière : John Grisham est sans doute la figure de proue de ce phénomène [8], mais il est loin d’être seul [9]. Deux raisons principales peuvent l’expliquer. D’abord, le procès états-uniens en général, et pénal, en particulier, se prête particulièrement à l’exercice : deux vérités s’y affrontent avec leur lot de de rebondissements, une seule peut triompher. Ensuite, la culture judiciaire est plus développée aux Etats-Unis qu’en France. Dans ce paysage littéraire, les ouvrages de Brad Meltzer -diplômé de la Columbia Law School- méritent assurément le détour, avec leur schéma propice à la paranoïa.

Le premier, Délit d’innocence (jeu de mots entre innocence et initié, qui n’a rien à voir avec le titre original : The Tenth Justice), s’intéresse à Ben Addison, jeune assistant d’un juge de la Cour suprême des Etats-Unis. Juriste brillant, ambitieux, Ben Addison devient l’un des «dixième juge» -nom donné aux assistants des neuf juges de la Cour suprême-. Chargé de filtrer les requêtes et de rédiger les décisions ou opinions du juge auquel il est assigné, Ben Addison est ainsi placé sur la voie royale pour la suite de sa carrière. Les assistants de la Cour suprême forment une communauté particulière, l’élite des juristes promis aux postes les plus prestigieux. Dès lors, c’est tout naturellement que Ben Addison discute de son travail avec un ancien assistant avec lequel il a sympathisé. Il est alors amené à «lâcher» une information privilégiée : le voici tombé dans la spirale du délit d’initié. Ben Addison essaiera de se sortir de ce mauvais pas en comptant sur l’aide de ses amis d’enfance et de sa collègue. Juriste averti, c’est pourtant hors du droit que Ben Addison tente de laver sa faute : manipulations, trahisons sont alors au programme. La vraie héroïne de Délit d’innocence est la Cour suprême des Etats-Unis. L’auteur le montre de différentes manières. Il s’intéresse au microcosme qu’elle constitue à Washington, autre microcosme où évoluent des jeunes gens brillants : l’entre soi est la règle, avec ses usages (la signature que chaque assistant laisse derrière une armoire, sur un mur du bureau), ses exigences (personne ne compte ses heures, même si pour les besoins du récit, il est assez facile de s’absenter du bureau) et ses personnalités (les juges ne sont quasiment pas des personnages du récit, mais sont malgré tout omniprésents). La portée des décisions de la Cour suprême est aussi remarquablement montrée : Brad Meltzer n’envisage pas le droit «hors-sol», mais bien dans ses applications concrètes, sociales et, surtout, économiques. Cette juridiction est donc un lieu de puissance, ce qui explique que ceux qui en connaissent le fonctionnement soient choyés par les grands cabinets d’affaires. Être assistant à la Cour suprême, c’est permettre de concilier une haute ambition professionnelle -i.e pécuniaire- et défense des droits et libertés (un employeur potentiel promet à Ben Addison une rémunération conséquente et une possibilité de faire du pro bono). Délit d’innocence vaut donc tout autant pour son intrigue -classique pour le lecteur familier des thrillers- que pour le milieu dans lequel elle évolue. Au-delà du droit, Délit d’innocence est également un tableau plus railleur qu’il n’y paraît de l’ambition de trentenaires pétris de second degré, au risque d’en devenir implacables d’indifférence.

Un conseiller du président en eaux troubles, une recherche de responsabilités, une chute dans les sondages, voici qui pourrait rappeler la saga médiatique et politique estivale. Il s’agit du thème de Chantage (qui, selon une logique toujours obscure, traduit The First Counsel). Toute ressemblance avec l’actualité française s’arrête là. Le schéma est à peu près identique à Délit d’innocence, seul le protagoniste change. Michael Garrick reste juriste, mais cette fois, membre de l’équipe des conseillers du président des Etats-Unis. Pour pimenter l’ensemble, il fréquente la fille du président, qui l’entraîne dès le début de l’ouvrage dans de graves ennuis. Après avoir semé, par jeu, les gardes du corps de la fille du président, ils se réfugient dans un bar pour homosexuels, où ils aperçoivent le patron de Michael, l’avocat du président : Edgar Simon. Ils le suivent et le voient déposer une forte somme d’argent au pied d’un arbre. A son retour au travail, Michael Garrick en parle avec des collègues et finit par rapporter les faits à la personne en charge des questions d’éthique, qui mourra dans des circonstances troubles. L’engrenage est lancé : l’imprudence initiale, vénielle, fait apparaître le complot, la lutte -pour la survie et le pouvoir-. Le roman n’est peut-être plus aussi original aujourd’hui que lors de sa parution en 1999. Les séries télévisées -West Wing et House of Cards [10] en tête, sans oublier la plus récente Designated Survivor  [11]- ont fait de la présidence des Etats-Unis un nouveau terrain de fictions, de sorte que l’on découvre moins le fonctionnement de la Maison blanche puisque l’on s’en sent plus familier. Le microcosme de la Maison blanche est presque le même que celui de Délit d’innocence, à cette différence près que le héros de Chantage est solitaire, l’image même du self-made man qui a su arriver au sommet malgré un lourd handicap social.

Ces ouvrages de Brad Meltzer confirment que le droit est un ressort dramatique important : il est vecteur d’action, de suspense, de tension. Ils confirment également que le juriste n’est pas vu de la même manière aux Etats-Unis qu’en France, sans doute parce qu’il n’y a pas d’école d’administration, les conseillers sont des avocats. Le lecteur voit alors, chose rare, la fabrication du droit par ces petites mains que sont les assistants des juges et les conseillers du président. Les enjeux juridiques sont importants et, pourtant, les prises de décisions ne sont guidées que par un intérêt politique, à la fois à la Cour suprême et, de manière plus évidente, à la Maison blanche. Le juriste est un serviteur qui, s’il peut défendre un point de vue (la discussion sur l’éventuelle erreur judiciaire contre un condamné à mort dans Délit d’innocence est à cet égard intéressante, comme la rédaction d’un mémo sur le danger de la généralisation des écoutes téléphoniques, dans Chantage), n’en demeure pas moins qu’un habile artisan qui peut présenter les choses dans un sens ou l’autre.

 

V. Ollivier, Toscane, Flammarion, 2018

Quand un avocat écrit un premier roman, il n’y met pas nécessairement du droit. L’auteur de Toscane [12] glisse tout de même quelques interrogatoires policiers, mais son propos concerne la nature humaine plus que la justice. Savamment construit, Toscane débute par le trouble apporté à la quiétude d’un agriturismo où de riches touristes viennent assouvir leur passion équestre : des coups de feu, des cadavres découverts. L’alternance du récit, qui passe de la première à la troisième personne au fil de la narration, permet d’aller au-delà de la résolution du mystère en offrant au lecteur une plongée dans la noirceur de l’appât du gain. A l’exception d’un naïf soldat, sorte de Rambo candide, le reste des personnages n’est motivé que par la cupidité. La Toscane n’est pas réellement le cadre du mystère, puisqu’il s’étend jusqu’en Afghanistan, où un soldat correspond, grâce à l’aide de son ami, avec l’une des victimes. Réellement amoureux, il ne devine jamais que son amante virtuelle n’est motivée que par l’argent. Aucun des personnages n’est heureux : tous recherchent le plaisir, sans vraiment y réfléchir. L’un, dans le désastre d’un mariage raté, prend ce qu’il veut, femme et enfant, pour satisfaire des envies immédiates. Un autre, qui attire la sympathie, est dévoré par son épouse qui rêve de richesses. Un autre encore, mercenaire, ne cherche qu’à s’approprier ce qu’il estime lui revenir.

La force de Toscane est de réussir à capturer son lecteur grâce à une construction habile, tout en lui faisant côtoyer des personnages déplaisants. La complexité de la structure du livre permet au récit de se dérouler sereinement, amenant pierre par pierre les éléments de l’histoire. La révélation s’effectue progressivement, sans que le lecteur parvienne à juger complètement les personnages : si l’on peut les comprendre, de sorte qu’on ne peut entièrement les condamner, il reste difficile de partager leurs ambitions respectives. Toscane est à cet égard un roman désabusé sur ces hommes et femmes qui ne recherchent que l’argent.

 

[1] La seule logique de l’ordre de présentation est alphabétique !

[2] Actrice et réalisatrice de Commis d’office, 2009.

[3] Sic.

[4] Infra.

[5] J.-B. Thierry, Justice en fiction : le droit dans l’œuvre de John Grisham, in Sine lege, 5 mars 2018.

[6] Le Cas Fitzgerald (J.-Cl. Lattès), 2018 (Camino Island, 2016).

[7] En attendant la parution en octobre de The Reckoning. Pour le moment, The Rooster bar n’est pas encore traduit.

[8] Supra.

[9] Par ex. : S. Carter, Echec et Mat (The Emperor of Ocean Park), 2002. M. Connelly : La Défense Lincoln (The Lincoln Lawyer, 2005) ; Le Verdict du plomb (The Brass Verdict, 2008) ; Volte-face (The Reversal, 2010) ; Le Cinquième témoin (The Fifth Witness, 2011) ; Les Dieux du verdict (The Gods of Guilt, 2013). A. Franze, 10 great novels about the Supreme Court, 13 avril 2016 (en ligne).

[10] La littérature française n’est pas en reste, comme le montre la remarquable trilogie de L’emprise de Marc Dugain (L’Emprise, Gallimard, 2014 ; Quinquennat, Gallimard, 2015 ; Ultime partie, Gallimard, 2016).

[11] Récemment, un roman a même été co-écrit par un romancier à succès et un ancien président des Etats-Unis : B. Clinton, J. Patteron, Le Président a disparu, J.-Cl. Lattès, 2018.

[12] Par ailleurs auteur de cette revue : V. Ollivier, Saisies pénales : axes de défense, in Lexbase Pén., 2018, no 4 (N° Lexbase : N3762BXM).

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