La lettre juridique n°753 du 13 septembre 2018 : Propriété intellectuelle

[Jurisprudence] Affaire «Taittinger» : quand le titulaire du nom patronymique en perd l'usage commercial

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par Fabienne Fajgenbaum et Thibault Lachacinski, Avocats à la cour

le 12 Septembre 2018

Droit des marques / Nom patronymique / Dénomination sociale / Nom commercial / Convention de cession du nom patronymique 

La nature juridique du nom patronymique est double. A la fois attribut de la personnalité permettant d'identifier un individu dans sa vie civile, il arrive qu'il s'en détache dans le cadre d'une activité commerciale, par exemple lorsque la société prend le nom de son fondateur et se fait dès lors connaître sous cette dénomination. Cette situation ne pose généralement pas de difficulté tant que le titulaire du nom patronymique préside aux destinées de la personne morale. En revanche, les relations tendent à se détériorer lorsque les intérêts en présence divergent finalement en suite de la cession des parts sociales à un tiers ; a fortiori, lorsque le titulaire du nom patrimonial se trouve évincé de la société qui porte désormais son nom.

Telle était précisément la situation de Virginie Taittinger, licenciée sans cause réelle et sérieuse de la société SA Taittinger après avoir cédé ses parts sociales au sein de la société Groupe Taittinger. Le litige qui l'opposait à la cessionnaire portait sur l'étendue des droits ainsi cédés et la possibilité pour Madame Taittinger de poursuivre l'exploitation de son nom à des fins commerciales, notamment au sein de noms de domaine dont les radicaux étaient «VIRGINIETAITTINGER», «VIRGINIE-TAITTINGER» et «VIRGINIE-TAITTINGER-CHAMPAGNE».

L'arrêt rendu le 10 juillet 2018 par la Chambre commerciale de la Cour de cassation censure la cour d'appel [1] qui avait écarté l'existence d'une atteinte à la marque notoire «TAITTINGER» objet de la cession, ainsi que l'existence d'actes de parasitisme. L'affaire a donc été renvoyée devant la cour d'appel de Paris autrement constituée.

 

Le Code de la propriété intellectuelle est peu disert s'agissant du régime juridique du "droit au nom" [2]. L'article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3710ADR) confirme simplement que les noms patronymiques peuvent constituer des marques [3], tandis que l'article L. 711-4, g) (N° Lexbase : L7857IZZ) dispose que le titulaire d'un nom patronymique peut s'opposer à son enregistrement à titre de marque par un tiers. L'on apprend donc que le nom patronymique et la vie des affaires ne sont pas incompatibles mais que le titulaire du droit au nom conserve alors la maîtrise de son usage.

 

L'article L. 713-6 [4] du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L7855IZX) est également instructif. Il met en lumière la place à part qu'occupe le nom patronymique au sein du régime juridique des marques. De façon tout à fait exceptionnelle, ce texte aménage en effet une dérogation à l'exclusivité conférée par le droit des marques, autorisant les homonymes de bonne foi à exploiter leur patronyme au sein d'une dénomination sociale, d'un nom commercial ou d'une enseigne.

Le titulaire de la marque antérieure se voit ainsi imposer une coexistence, à laquelle il n'a la possibilité de s'opposer qu'en cas d'atteinte à ses droits, c'est-à-dire si le comportement commercial de l'homonyme est à l'origine d'un risque de confusion [5]. Tel est notamment le cas lorsque l'homonyme fait office de prête-nom et qu'il n'exerce aucune fonction effective de contrôle et de direction au sein de la société [6]. Le droit des marques retrouve alors sa primauté naturelle et le titulaire de la marque recouvre la possibilité de demander en justice soit la réglementation [7], soit l'interdiction de cet usage [8]. L'intérêt des consommateurs commande en effet de mettre un terme à une situation de confusion, en restaurant la marque dans sa fonction de garantie d'identité d'origine.

 

Dans le relatif silence des textes nationaux et communautaires, c'est donc à la jurisprudence qu'incombe la mission de préciser les contours du régime juridique du nom patronyme. Les différentes décisions rendues dans l'affaire «Taittinger» apportent de nouvelles pierres à cet édifice. L'on étudiera tout d'abord le nom patronymique en sa qualité d'attribut de la personnalité, qui le rend indisponible pour un dépôt à titre de marque par un tiers (I). Notre seconde partie sera consacrée à l'analyse du régime juridique du nom patronymique lorsque, s'étant détaché de la personne physique, il est devenu un droit de propriété incorporelle autonome (II).

 

 

I - Le nom patronymique : un droit de la personnalité attaché à la personne physique et opposable aux tiers

 

Dans ses arrêts «Burghartz c. Suisse» du 22 février 1994 et «Guillot c. France» du 24 octobre 1996, la Cour européenne des droits de l'Homme a jugé que «en tant que moyen d'identification personnelle et de rattachement à une famille, le nom d'une personne n'en concerne pas moins la vie privée et familiale de celle-ci» [9]. La protection du nom patronymique en tant qu'un attribut de la personnalité trouve donc son fondement dans les dispositions de l'article 9 du Code civil (N° Lexbase : L3304ABY), de l'article 8 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L4798AQR) et de l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, lesquels disposent que toute personne a droit au respect de sa vie privée [10].

 

Le nom patronymique d'une famille est indisponible : chacun de ses membres peut s'opposer à une tentative d'appropriation à titre de marque par un tiers (cf. C. prop. intell., art. L. 711-4 sous g préc.). A cet égard, il est intéressant de relever que, si le «droit au nom» constitue, en principe, une antériorité absolue et est donc détaché de la spécialité, la Cour de cassation a approuvé une cour d'appel d'avoir débouté l'homme d'affaires italien Gianni Agnelli de son action en usurpation au motif que son nom «était connu dans un domaine étranger à celui de la chaussure» en cause [11] ; à l'inverse, la rareté et la célébrité du patronyme Froment-Meurice ont convaincu la cour d'appel de Paris d'élargir la nullité de la marque à l'ensemble des produits et services visés dans l'acte d'enregistrement litigieux [12].

Il appartient au titulaire du nom patronymique d'établir l'existence d'une «atteinte» effective à son droit de la personnalité. Une telle démonstration requiert la preuve d'un risque de confusion au moment du dépôt, c'est-à-dire que le public puisse croire que le signe a été exploité directement par le titulaire/sa famille ou avec son autorisation. Logiquement, le champ de la protection se trouve ainsi restreint aux seuls noms patronymiques célèbres et/ou rares [13]; à défaut, aucune association n'étant à craindre, le titulaire n'aurait subi aucun préjudice. C'est ainsi que Monsieur Gaouar a été débouté de son action en nullité à l'encontre des dépôts de marque «CAFE GAOUAR», la cour d'appel de Paris ayant relevé que son patronyme n'était pas exploité en France et ne bénéficiait d'aucune notoriété dans la vie civile [14] ; de même, il a été jugé que la marque «COCA-COLA LIGHT SANGO» ne portait pas atteinte au patronyme «Sango» dont la notoriété n'était pas attestée [15].

La démonstration d'une atteinte à la personnalité est naturellement rendue plus difficile en l'absence d'une identité absolue entre le nom patronymique en cause et la marque contestée. Le Docteur Virag, bien que spécialiste dans le traitement de l'impuissance masculine, en a fait l'amère expérience, ayant été débouté de son action à l'encontre de l'enregistrement de marque «VIAGRA» [16].

 

Les familles historiques, mais également les sportifs, couturiers, cuisiniers et autres artistes sont naturellement plus particulièrement concernés par les dispositions de l'article L. 711-4 sous g [17]. Soit dit en passant, il est intéressant de constater que les secteurs de l'édition, de la mode, de la gastronomie ou encore de l'hôtellerie sont autant de domaines dans lesquels le savoir-faire de la France est unanimement reconnu. La marque «TAITTINGER» se place évidemment dans cette filiation, sa notoriété n'ayant d'ailleurs pas été contestée dans le cadre de la procédure.

 

 

II - Le nom patronymique : un droit de propriété incorporelle autonome objet de conventions

 

Si l'article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle permet au titulaire du nom patronymique de s'opposer à son dépôt à titre de marque, ce dernier a également la possibilité d'en autoriser l'exploitation et d'en réglementer l'usage (notamment lorsque la personne physique en fait apport à une société dans le cadre de son activité commerciale). Le nom patronymique se détache alors de la personne physique qui le porte et devient un objet de propriété incorporelle à part entière. Plusieurs personnes peuvent désormais revendiquer des droits privatifs sur la même dénomination. Toute la difficulté consiste alors à trouver un équilibre satisfaisant entre des droits et intérêts potentiellement antagonistes : liberté du commerce et de l'industrie contre engagements contractuels.

 

 

A - Sur la portée du droit de propriété incorporelle cédé à des tiers

 

Quelques grands arrêts ont fixé les principales lignes directrices du régime juridique des noms patronymiques. Il n'est pas inutile de les présenter brièvement.

En premier lieu, l'important arrêt «Bordas» rendu le 12 mars 1985 par la Chambre commerciale de la Cour de cassation a dit pour droit que «le principe de l'inaliénabilité et de l'imprescriptibilité du nom patronymique, qui empêche son titulaire d'en disposer librement pour identifier au même titre une autre personne physique, ne s'oppose pas à la conclusion d'un accord portant sur l'utilisation de ce nom comme dénomination sociale ou nom commercial» [18]. Autrement dit, un nom patronymique peut faire l'objet de conventions dans le commerce [19] : il se détache en effet de la personne physique qui le porte et se mue en objet de propriété incorporelle autonome pour s'appliquer à la personne morale dont il devient le signe de ralliement de la clientèle. Ce transfert est irrévocable [20], la personne physique n'ayant plus la possibilité de s'opposer à l'usage du patronyme par la personne morale [21].

La jurisprudence subséquente s'est alors efforcée de concilier les droits et intérêts antagonistes de la personne physique cédante et de la personne morale cessionnaire. Dans l'affaire «Mazenod» [22], la Cour de cassation a précisé que l'apport du patronyme en tant que nom commercial peut résulter implicitement de la convention de cession qui avait été conclue avec l'éditeur, cette autorisation ayant été souverainement déduite des statuts de la société dans l'affaire Martinez» [23]. Par ailleurs, dans une affaire «Ritz», la Cour de cassation a relevé que la convention conclue en 1912 ne contenait aucune disposition interdisant expressément le dépôt à titre marque du prénom du fondateur accolé au patronyme «Ritz» [24].

 

Cette approche plutôt libérale a par la suite été nuancée par les juges suprêmes. Il convient en effet de distinguer selon que la notoriété du nom patronymique est liée à la personne de l'associé ou, au contraire, qu'elle résulte principalement de son exploitation par la société à qui il en a été fait apport. Ainsi, dans l'affaire «Ducasse» [25], la Chambre commerciale a censuré la cour d'appel au motif que «le consentement donné par un associé fondateur, dont le nom est notoirement connu, à l'insertion de son patronyme dans la dénomination d'une société exerçant son activité dans le même domaine, ne saurait, sans accord de sa part et en l'absence de renonciation expresse ou tacite à ses droits patrimoniaux, autoriser la société à déposer ce patronyme à titre de marque pour désigner les mêmes produits ou services» [26]. En revanche, la fille d'Emmanuel Martinez a été déboutée de son action en nullité des enregistrements de marque «LE RELAIS LE MARTINEZ» et «HOTEL MARTINEZ», les juges du fond ayant estimé que la renommée du nom patronymique à la date du dépôt des marques résultait exclusivement de l'exploitation qui en avait été faite par la société hôtelière [27].

 

L'étude de la jurisprudence invite donc à ne pas sous-estimer l'importance de la casuistique. L'interprétation plus ou moins extensive des conventions est directement fonction des faits de l'espèce : s'agissant d'un titulaire célèbre, les accords conclus avec le cessionnaire pourraient être interprétés de façon restrictive, de sorte que seuls les droits expressément visés seraient cédés, le cédant restant pour sa part libre d'exploiter son patronyme (sous réserve d'un risque de confusion) [28] ; à l'inverse, une interprétation plus «bienveillante» pourra être suivie au bénéfice du cessionnaire qui aura directement contribué à la notoriété du nom patronymique. Cette balance des intérêts en présence relève in fine du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond [29].

En définitive, le moyen le plus efficace de limiter l'aléa juridique reste d'apporter un soin particulier à la rédaction du contrat de cession du nom patronymique. Le cédant conserve en effet la possibilité d'y insérer, le cas échéant, des clauses résolutoires (engagement de ne «pas avilir la réputation [du] nom [patronymique] par une déconfiture» [30] ; clause de perte de contrôle, etc.), une clause de non-concurrence, une clause de durée ou encore d'exiger un droit de regard. Le cédant, soucieux de conserver une maîtrise au moins relative sur le droit de propriété incorporelle autonome à la constitution duquel il a participé, aura donc intérêt à réglementer précisément la portée des droits cédés, mais également à organiser les conditions dans lesquelles il sera autorisé à poursuivre l'usage de son nom.

 

C'est en tout cas ce qu'avaient fait les parties dans l'affaire «Taittinger», le contrat de cession des parts sociales comportant un engagement de la famille Taittinger de ne plus exploiter leur patronyme dans la vie des affaires pour des activités concurrentes, ainsi qu'une clause de non-concurrence. Virginie Taittinger contestait toutefois la validité et l'opposabilité d'un tel engagement sur le fondement notamment du mandat (trop) général consenti au profit de son père.

 

 

B - Sur l'incidence de la cession sur le droit de la personnalité

 

La convention de cession du nom patronymique doit naturellement se conformer aux règles générales du droit des obligations. Parmi celles-ci figure l'obligation pour le cédant de s'abstenir de tout comportement qui viendrait troubler la jouissance paisible du fonds acquis par le cessionnaire. C'est en ce sens que s'est prononcé l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 1er juillet 2016, jugeant que la clause de la convention stipulant que la famille Taittinger s'engageait irrévocablement à ne pas, «dans quelque partie du monde que ce soit, directement ou indirectement, faire quelque usage du nom Taittinger que ce soit à titre de marque de commerce ou de service, de nom commercial, de nom de domaine ou autre, pour désigner et/ou promouvoir tout produit ou service en concurrence avec tout ou partie de l'Activité et/ou avec tout ou partie des produits ou services dérivant des opérations de l'Activité» était une clause de garantie d'éviction du fait personnel du vendeur limitée à cet effet et soumise en tant que telle aux dispositions des articles 1603 (N° Lexbase : L1703ABP) et 1625 (N° Lexbase : L1027ABN) du Code civil. Les conseillers parisiens ont alors insisté sur le fait qu'il s'agissait d'une des obligations principales du cédant, pour cette raison parfaitement opposable Madame Taittinger. Librement souscrit, cet engagement ne portait pas atteinte à sa liberté individuelle [31].

La solution ainsi retenue était parfaitement en phase avec la jurisprudence «Inès de La Fressange» [32], le célèbre mannequin ayant été jugée irrecevable à contester en justice la validité (pour déchéance) des droits de marque cédés à une tierce société, au motif qu'une telle action se heurte à la garantie d'éviction qui est due à l'acquéreur en vertu des dispositions de l'article 1628 du Code civil (N° Lexbase : L1730ABP) [33].

A noter que la question que soulevait le mannequin présentait pourtant un intérêt réel, la cour d'appel de Paris (finalement censurée par la Chambre commerciale) ayant jugé que «la marque constituée d'un nom patronymique, d'un prénom ou de la combinaison des deux ayant acquis une notoriété telle qu'ils deviennent un signe évocateur et indicateur pour le consommateur, ce dernier lie d'évidence dans son esprit le produit marqué à la personne dont l'identité est déclinée à titre de marque» [34]. A suivre cet arrêt, toute marque exploitée par une société au sein de laquelle le titulaire du patronyme célèbre n'exercerait plus aucune fonction de contrôle, pour cause de cession ou d'éviction, serait donc susceptible d'être annulée pour déceptivité, faute de remplir la fonction d'«instrument loyal d'information du consommateur» [35].

Cette solution pouvait sembler bien rigoureuse pour les cessionnaires dont les droits se trouveraient de facto soumis à la condition résolutoire de maintenir de bonnes relations avec les cédants et… leurs ayants-droit. L'arrêt de censure rendu le 31 janvier 2006 par la Cour de cassation y a mis bon ordre. En toute hypothèse, la CJUE [36] a tranché le débat dans un sens favorable aux cessionnaires en écartant le risque de tromperie s'agissant de la marque de mode "ELIZABETH EMANUEL" au motif qu’«une marque correspondant au nom du créateur et premier fabricant des produits portant cette marque ne peut, en raison de cette seule particularité, être refusée à l’enregistrement au motif qu’elle induirait le public en erreur […] notamment quand la clientèle attachée à ladite marque, précédemment enregistrée sous une forme graphique différente, a été cédée avec l’entreprise fabriquant les produits qui en sont revêtus». En effet, quand bien même un consommateur moyen pourrait être influencé dans son acte d’achat d’un vêtement portant cette marque en imaginant que la créatrice a participé à la création de ce vêtement, les caractéristiques et les qualités dudit vêtement restent garanties par l’entreprise titulaire de la marque : la marque continue donc à remplir sa fonction, y compris après le départ de la créatrice, au plus grand soulagement des cessionnaires de noms patronymiques. La Cour laisse en revanche ouverte la voie à une action en responsabilité civile pour voir sanctionner les conditions de l'exploitation de la marque, notamment d'éventuelles manœuvres pour faire croire que la créatrice exercerait toujours au sein de la société.

 

La dualité intrinsèque du nom patronymique explique la difficulté de définir précisément les contours du comportement attendu de la personne physique cédante. Tout l'objet de l'affaire «Taittinger» consistait à déterminer si la cession pouvait emporter renonciation totale à exploiter le nom patronymique dans la vie des affaires, ce à quoi le tribunal avait répondu par la négative [37].

Le droit au nom étant un attribut de la personnalité, il ne fait pas de doute que le titulaire du nom patronymique ne s'en trouve pas totalement dessaisi du fait de la cession. Ainsi, sauf clause de non-concurrence expressément stipulée et en l'absence de détournement de clientèle, il devrait rester libre d'exercer toute activité, y compris concurrente, sous un autre signe distinctif [38]. En revanche, le titulaire du nom patronymique aura interdiction d'en faire usage dans la dénomination sociale ou le nom commercial d'une nouvelle société qu'il serait amené à créer dans un domaine d'activité concurrent à celui du cessionnaire ; tout risque de confusion serait alors jugé fautif [39]. Ainsi, pour sanctionner la société dont le gérant avait cédé ses droits patronymiques à une autre société, la cour d'appel de Paris a eu l'occasion de relever que «la mention du nom du gérant sur son site internet et dans sa communication, selon une disposition et un graphisme intégrant ostensiblement celui-ci à sa dénomination sociale et à son enseigne commerciale ne répondait à aucune nécessité technique ou commerciale avérée» [40]. Est également fautif le titulaire du nom patronymique qui, bien que n'exploitant pas en son nom personnel la nouvelle société qu'il vient de créer, appose son nom sur les documents publicitaires [41].

La jurisprudence nous rappelle à l'inverse que le droit à la paternité dont jouissent les auteurs peut leur permettre, sous certaines conditions, d'apposer la mention «création de [nom patronymique]» sur leurs créations et ce, quand bien même une tierce société serait titulaire de droits de marque sur leur nom patronymique [42]. En effet, c'est à la personnalité créatrice qu'il est alors fait référence, plus qu'à l'acteur économique.

 

Dans l'affaire «Taittinger», le tribunal de grande instance tout comme la cour d'appel ont écarté l'existence d'une atteinte à la marque de renommée "TAITTINGER". Les premiers juges ont en effet souligné que, «au regard de ses compétences professionnelles, exclusivement développées au sein de l'entreprise familiale pour assurer la promotion de son champagne», il était logique que Virginie Taittinger assure sa reconversion dans le domaine du champagne ; dès lors, «sauf à la priver de la possibilité d'user de son nom de famille et d'exercer une activité dans le seul domaine qu'elle connaît», aucune mauvaise foi ne pouvait lui être imputée, à plus forte raison dès lors qu'elle utilisait systématiquement ensemble son nom de famille et son prénom pour identifier les produits commercialisés par sa nouvelle société [43]. Par ailleurs, les juges du fond avaient manifestement été sensibles au licenciement sans cause réelle ni sérieuse dont Virginie Taittinger avait fait l'objet après la cession de ses parts. En cause d'appel, la cour a certes admis l'existence d'un lien entre la marque «TAITTINGER» et les usages réalisés mais a écarté toute atteinte sur le fondement des dispositions de l'article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle, après avoir jugé que Virginie Taittinger n'avait tiré indûment aucun profit de la renommée de la marque ni n'avait porté préjudice à sa valeur distinctive ou à sa renommée «en rappelant son origine familiale, que son nom suffit à identifier […], son parcours professionnel ou encore son expérience passée, même agrémentés de photographies».

Ce raisonnement a été censuré par la Chambre commerciale au motif que «l'existence éventuelle d'un juste motif à l'usage du signe n'entre pas en compte dans l'appréciation du profit indûment tiré de la renommée la marque mais doit être appréciée séparément, une fois l'atteinte caractérisée». En d'autres termes, l'origine familiale du nom patronymique n'a pas à être prise en considération pour apprécier l'existence d'une atteinte, dont les conditions sont fixées à l'article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle. En revanche, elle peut éventuellement constituer une cause exonératoire de l'atteinte portée à la marque notoire.

 

Pour finir, la Cour de cassation a également censuré l'arrêt d'appel qui, pour écarter l'existence d'actes de parasitisme, avait retenu qu'il n'avait pas été démontré en quoi l'adoption d'une dénomination sociale et d'un nom commercial en tant que telle traduirait à eux seuls les efforts et les investissements de la société. Après avoir rappelé que le parasitisme [44] consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d'un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire, de la notoriété acquise ou des investissements consentis, l'arrêt du 10 juillet 2018 reproche à la cour d'appel [45] de ne pas avoir pris en considération le prestige et la notoriété acquise, non contestés, de la dénomination sociale et de nom commercial de la société Taittinger. Si les juges du fond s'étaient donc montrés sensibles à la situation personnelle de Madame Taittinger, la Chambre commerciale de la Cour cassation s'est chargée de leur rappeler que celle-ci ne les dispensait pas d'appliquer les règles de droit.

 

[1] CA Paris, Pôle 5, 2ème ch., 1er juillet 2016, n° 15/07856 (N° Lexbase : A0536RWR) ; TGI Paris, 3ème ch., 12 février 2015, n° 14/07309 (N° Lexbase : A1973NDG).

[2] Expression employée par la Directive 2015/2436 du 16 décembre 2015 à l'article 5.4 sous b (N° Lexbase : L6109KW8) et le Règlement n° 2017/1001 à l'article 60.2 sous b (N° Lexbase : L0640LGS).

[3] Possibilité instaurée par la loi n° 64-1360 du 31 décembre 1964, sur les marques de fabrique, de commerce ou de service (N° Lexbase : L5324DSY).

[4] L'article 14 de la Directive 2015/2436 prévoit qu'une «marque ne permet pas à son titulaire d'interdire à un tiers l'usage, dans la vie des affaires […] de son nom ou de son adresse, lorsque ce tiers est une personne physique».

[5] Affaire «Leclerc», Cass. com., 15 novembre 1994, n° 92-21.560 (N° Lexbase : A8504CT7) : «s'il est vrai que l'utilisation de ses nom et prénom, à des fins publicitaires est ouverte à tout commerçant, faut-il encore que ce droit s'exerce de façon loyale sans entraîner dans l'esprit des clients une confusion avec d'autres entreprises».

[6] Affaire «Henriot», Cass. com., 21 juin 2011, n° 10-23.262, FS-P+B (N° Lexbase : A5158HUL) ; cf. également affaire «Grüss», CA Paris, 4 juillet 2001, n° 2001/02980 (la qualité d'associée majoritaire a été jugée insuffisante, la cour relevant que la gérance de la société n'était pas assurée par Christiane Grüss elle-même).

[7] Le plus souvent, par adjonction d'un prénom ; la Cour de cassation veille à ce que le champ d'application de la mesure d'interdiction d'usage du nom patronymique soit délimité (Affaire «Coquart, Cass. com., 13 novembre 2013, n° 12-26.439, F-D N° Lexbase : A6227KPC).

[8] Pour un exemple : affaire «Lapidus», Cass. com., 2 mai 1984,n° 82-14.090, publié N° Lexbase : A0249AAH)

[9] Cf. également, CJUE, 12 mai 2011, aff. C-391/09, Point 66 (N° Lexbase : A7663HQU).

[10] En ce sens, affaire «Froment-Meurice», CA Paris, Pôle 5, 1ère ch., 1er décembre 2015, n° 14/18043 (N° Lexbase : A2538NYN).

[11] Cass. com., 9 février 1993, n° 91-12.451, publié (N° Lexbase : A5587ABK).

[12] Affaire «Froment-Meurice, CA Paris, Pôle 5, 1ère ch., 1er décembre 2015, préc..

[13] En ce sens, affaire «Froment-Meurice, CA Paris, Pôle 5, 1ère ch., 1er décembre 2015, préc...

[14] CA Paris, 4ème ch., sect. A, 1er mars 2006, n° 05/02210 (N° Lexbase : A5496DPA).

[15] Affaire Sango», Cass. civ. 1, 10 avril 2013, n° 12-14.525, F-P+B+I (N° Lexbase : A9960KBI).

[16] CA Paris, 4ème ch., sect. B, 15 décembre 2000, n° 1999/04513 (N° Lexbase : A6449DGX).

[17] Les noms célèbres égrenés dans le cadre du présent commentaire achèvent d'en convaincre.

[18] Cass. com., 12 mars 1985, n° 84-17.163 ; cf. également, affaire «Naudet», CA Paris, Pôle 5, 1ère ch., 17 mai 2016, n° 15/04820 (N° Lexbase : A4054RPT).

[19] Cette solution est somme toute cohérente avec la possibilité reconnue par la Loi d'enregistrer un nom patronymique à titre de marque.

[20] Affaire «Petit», Cass. com., 12 juin 2007, n° 06-12.244, FS-P+B (N° Lexbase : A7896DWD). L'arrêt Cass. com., 8 février 2017, n° 14-28.232, FS-P+B+I (N° Lexbase : A4746TBE)) semble toutefois avoir remis en question cette solution, au motif que «le contrat à exécution successive dans lequel aucun terme n'est prévu n'est pas nul mais constitue une convention à durée indéterminée que chaque partie peut résilier unilatéralement, à condition de respecter un juste préavis».

[21] Sauf convention ou clause statutaire contraire stipulant des conditions et réserves expresses ; cf. CA Bordeaux, 18 décembre 2006, n° 05/05292 (N° Lexbase : A4250D48).

[22] Cass. com., 27 février 1990, n° 88-19.194, publié (N° Lexbase : A7844AGM) ; dans le même sens, affaire «Petrossian», Cass. com. 13 juin 1995, n° 93-14.785, inédit (N° Lexbase : A9940ATC) ; affaire «Naudet», CA Paris, 17 mai 2016 préc..

[23] Affaire «Martinez», Cass. com., 29 janvier 2008, n° 05-20.195, F-D (N° Lexbase : A5982D4C).

[24] Affaire «Ritz», Cass. com., 29 septembre 2009, n° 07-20.440, FS-D (N° Lexbase : A5778ELL).

[25] Affaire «Ducasse», Cass. com., 6 mai 2003, n° 00-18.192, FS-P+B+I, (N° Lexbase : A7885BST) ; dans le même sens, affaire «Froment-Meurice», CA Paris, 1er décembre 2015, préc., CA Bordeaux, 18 décembre 2006, préc..

[26] Reprenant la même formule, affaire «Beau» : Cass. com., 24 juin 2008, n° 07-10.756, FP-P+B (N° Lexbase : A3626D98).

[27] Affaire «Martinez», Cass. com., 29 janvier 2008, préc. ; dans le même sens, affaire «Naudet», CA Paris, 17 mai 2016, préc. (la cour relève la rareté relative du nom «Naudet» et souligne le fait qu'il a acquis sa notoriété avec l'entreprise) ; de même, affaire «Danet», CA Rennes, 23 mars 2010, n° 09/01645 (N° Lexbase : A9900ETT considérant que «le libre usage industriel et commercial du nom patronymique des cédants englobait de toute évidence son enregistrement à titre de marque» et relevant par ailleurs que le nom Danet n'était pas notoirement connue et que «sa relative et locale notoriété ne résultait au demeurant que l'activité de la société Danet elle-même»).

[28] Le consentement donné à l'insertion du nom de famille dans la dénomination sociale ne vaut donc pas autorisation de dépôt de ce patronyme à titre de marque, tout comme le dépôt du patronyme au sein d'un signe complexe ne vaut pas autorisation de dépôt de ce nom sous une autre forme complexe : affaire «Poyferre, Cass. com., 13 novembre 2013, n° 12-26.530, F-D (N° Lexbase : A6098KPK).

[29] Cf. notamment affaire «Martinez», Cass. com., 29 janvier 2008, préc..

[30] Affaire «Danet», CA Rennes, 23 mars 2010, préc..

[31] CA Paris, 1er juillet 2016, préc..

[32] Affaire «De La Fressange», Cass. com. 31 janvier 2006,  n° 05-10.116, FS-P+B (N° Lexbase : A6623DMA) ; dans le même sens, affaire «Picard», CA Paris, Pôle 5, 1ère ch., 9 avril 2014, n° 12/18387 (N° Lexbase : A7980MIE).

[33] «Quoiqu'il soit dit que le vendeur ne sera soumis à aucune garantie, il demeure cependant tenu de celle qui résulte d'un fait qui lui est personnel : toute convention contraire est nulle».

[34] CA Paris, 4ème ch., sect. A, 15 décembre 2004, n° 04/20120 (N° Lexbase : A9529DEN, infirmé par Cass. com., 31 janvier 2006, préc.).

[35] Sur la question de la déceptivité, le public pouvant croire à l'existence éventuelle d'un lien entre différents vins : Cass. com., 13 novembre 2013, n° 12-26.530, F-D (N° Lexbase : A6098KPK).

[36] CJUE, 30 mars 2006, aff. C-259/04, Points 47 à 50 (N° Lexbase : A8303DNT) ; dans le même sens, TPIUE, 14 mai 2009, aff. T-165/06, Point 33 (N° Lexbase : A0852EHZ) ; cf.  affaire «Picard», CA Paris, 9 avril 2014, préc. ayant écarté toute pratique commerciale déloyale au visa de l'ancien article L. 121-1 du Code de la consommation (N° Lexbase : L7808IZ9 ; cf. C. consom., art. L. 121-2, nouv. N° Lexbase : L1706K7C et s.).

[37] TGI Paris, 12 février 2015, préc. : «comme tout individu à l'endroit de son nom de famille qui constitue un élément essentiel de sa personnalité [le cédant] a par principe le droit de faire usage du nom [patronymique] en toute occasion, y compris dans le cadre de ses activités commerciales ou son droit n'est limité que si son exercice génère une atteinte un droit antérieur."

[38] En ce sens, affaire «Ducros», Cass. com., 21 janvier 1997, n° 94-15.207 (N° Lexbase : A1512ACY).

[39] Affaire «Leclerc», Cass. com., 15 novembre 1994, préc..

[40] Affaire «Danet», CA Rennes, 23 mars 2010, préc..

[41] Cass. com., 12 février 2002, n° 00-11.602, publié (N° Lexbase : A0039AY4).

[42] Affaire «Lapidus», TGI Paris, 29 juin 2005, n° 04/13062 (N° Lexbase : A6620DQA). En sens contraire, affaire «Lacroix», CA Paris, Pôle 5, 2èeme ch., 10 octobre 2014, n° 14/01577 (N° Lexbase : A5880MYG).

[43] Le tribunal en concluait : «s'il est certain que le nom de famille Taittinger est un atout de lancement de son champagne et la dispense en partie des investissements incombant à un concurrent inconnu, cet avantage trouve sa cause exclusive dans sa naissance et ses activités passées et non dans la captation de la renommée de la marque TAITTINGER ou des investissements opérés pour la valoriser».

[44] Selon une formule désormais bien établie, cf. Cass. com., 12 juin 2012, n° 11-19.373, F-D (N° Lexbase : A8726INI).

[45] Il est intéressant de relever que le tribunal avait, pour sa part, retenu une définition plus restrictive du parasitisme consistant dans le fait «pour une personne physique ou morale de profiter volontairement et déloyalement sans bourse délier des investissements, d'un savoir-faire ou d'un travail intellectuel d'autrui produisant une valeur économique individualisée et générant un avantage concurrentiel».

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