Lecture: 13 min
N6955BSE
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Manuel Carius, Maître de conférences à l'Université de Poitiers et avocat à la cour
le 22 Mai 2014
Peut-être est-ce un signe des temps, mais la protection fonctionnelle est placée, depuis quelques années, sur le devant le scène contentieuse. Pour ne s'en tenir qu'à la période la plus récente, le Conseil d'Etat a rendu plusieurs arrêts importants en 2010 (1). Dans une décision du 8 juin 2011, la Haute juridiction contribue, une nouvelle fois, à préciser les conditions d'application d'une garantie statutaire qui s'avère de plus en plus nécessaire aux agents.
Tout l'intérêt de la décision ici commentée est de donner un contour très étendu au principe général du droit suivant lequel tout agent public mis en cause par un tiers à raison de l'exercice de ses fonctions doit bénéficier de la protection juridique et financière de la collectivité qui l'emploie. Bien qu'elle ne soit pas nouvelle dans ses grandes lignes, la solution adoptée dans cette affaire marque la volonté du Conseil d'Etat de donner à la protection fonctionnelle un champ le plus large possible.
L'arrêt rappelle, en premier lieu, que la protection fonctionnelle a valeur de principe général du droit. Cette consécration n'est pas une innovation puisque la jurisprudence a, de longue date, admis que les personnels non-titulaires pouvaient en bénéficier à l'instar des fonctionnaires : pour ces derniers, c'est l'article 11 du titre I du statut général (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires, art. 11 N° Lexbase : L5204AH9) qui institue la protection fonctionnelle, quand bien même aucun texte ne l'envisagerait (2). Cette extension a été "réaffirmée" (selon l'expression employée par le Conseil d'Etat) à l'article 50-II de la loi n° 96-1093 du 16 décembre 1996, relative à l'emploi dans la fonction publique et à diverses mesures d'ordre statutaire (N° Lexbase : L1809ASS), pour les agents non-titulaires.
L'on rappellera que cette protection dite "fonctionnelle" constitue une obligation pour l'employeur de l'agent, l'article 71 de la loi du 17 mai 2011 de simplification et d'amélioration de la qualité du droit (loi n° 2011-525 N° Lexbase : L2893IQ9), précisant que la collectivité débitrice de l'obligation est celle qui emploie l'agent à la date des faits en cause ou des faits ayant été imputés de façon diffamatoire à celui-ci. Sur le fond, cette obligation implique, comme l'indique le Conseil d'Etat dans l'arrêt commenté au moyen d'une formule synthétique, que, "lorsqu'un agent public est mis en cause par un tiers à raison de ses fonctions, il incombe à la collectivité publique dont il dépend de le couvrir des condamnations civiles prononcées contre lui, dans la mesure où une faute personnelle détachable du service ne lui est pas imputable, de lui accorder sa protection dans le cas où il fait l'objet de poursuites pénales, sauf s'il a commis une faute personnelle, et, à moins qu'un motif d'intérêt général ne s'y oppose, de le protéger contre les menaces, violences, voies de fait, injures, diffamations ou outrages dont il est l'objet".
L'arrêt commenté est intéressant pour deux raisons. D'une part, il étend le principe général du droit -applicable même sans texte à l'ensemble des agents publics- aux trois hypothèses visées par les textes statutaires (condamnations civiles, poursuites pénales, menaces, violences ou outrages). Jusqu'à présent, la jurisprudence issue de l'arrêt "Centre hospitalier de Besançon" (3) ne s'appliquait qu'au titre de la prise en charge par la collectivité des condamnations civiles encourues par l'agent vis-à-vis des tiers. L'extension à laquelle l'arrêt du 8 juin 2011 procède doit être saluée, car elle permet d'aligner le contenu de l'obligation issue de la protection fonctionnelle à l'ensemble des personnels qui en bénéficient.
D'autre part, l'arrêt indique que la protection fonctionnelle, en tant que principe général du droit, "s'applique à tous les agents publics, quel que soit le mode d'accès à leurs fonctions". En l'espèce, il s'agissait d'un président d'une chambre de commerce et d'industrie, c'est-à-dire de l'exécutif d'un établissement public administratif placé sous la tutelle de l'Etat. Ce type d'élu est considéré par la jurisprudence judiciaire comme chargé d'une mission de service public (4). Toutefois, le caractère électif de la fonction avait conduit les juges du fond à confirmer le refus d'accorder la protection fonctionnelle au président d'une chambre de commerce et d'industrie poursuivi devant les tribunaux répressifs des chefs de trafic d'influence par personne chargée d'une mission de service public, ou investie d'un mandat électif public et de recel d'abus de confiance.
Le Conseil d'Etat refuse de distinguer selon que les agents publics sont nommés par une autorité hiérarchique ou élus. Pour justifier cette solution, l'arrêt retient, naturellement, qu'il existe un principe général applicable à l'ensemble des agents publics stricto sensu, mais, également, que les exécutifs locaux ont le droit à une protection en cas de poursuites pénales ou d'outrages (CGCT, art. L. 2123-34 N° Lexbase : L8172AAW, L. 2123-35 N° Lexbase : L6516A7H, L. 3123-28 N° Lexbase : L8203AA3, L. 3123-29 N° Lexbase : L6524A7R, L. 4135-28 N° Lexbase : L8236AAB, et L. 4135-29 N° Lexbase : L6532A73), et que les collectivités doivent les garantir des condamnations civiles consécutifs à des fautes de services (5). Dès lors, il aurait été excessivement restrictif de refuser d'étendre cette garantie fondamentale aux présidents élus des chambres de commerce et d'industrie.
La jurisprudence administrative décide depuis l'arrêt "Rodière" du 26 décembre 1925 (6) que l'annulation contentieuse d'une mesure d'éviction d'agent public implique que cette décision est censée n'avoir jamais existé. Par suite, l'administration est tenue de procéder à la reconstitution juridique de la carrière de l'agent. En outre, le fonctionnaire a droit à une indemnisation correspondant aux traitements qu'il n'a pas perçu pendant la période d'éviction, déduction faite des rémunérations qu'il a effectivement reçues (7), auxquelles peuvent s'ajouter des dommages-intérêts pour préjudice moral ou trouble dans les conditions d'existence (8).
L'arrêt rendu le 10 juin 2011 apporte deux précisions quant aux modalités concrètes de la reconstitution de carrière consécutive à une annulation contentieuse. Dans cette affaire, un agent administratif affecté à l'ambassade de France auprès du Saint-Siège avait été l'objet d'une mutation d'office au sein de l'administration centrale du ministère des Affaires étrangères. Cette décision, qui devait prendre effet le 30 septembre 1999, a été annulée par un jugement définitif du tribunal administratif de Paris en 2003. A la demande de l'agent, la cour administrative d'appel de Paris (9), a, dans le cadre d'une seconde procédure, condamné l'Etat à lui payer, au titre de la période comprise entre le 30 septembre 1999 et le 30 septembre 2004, une indemnité pour perte de rémunérations subie pendant la période considérée, ainsi qu'une somme représentative de la perte de la pension de retraite. Saisi d'un pourvoi à l'encontre de cet arrêt, le Conseil d'Etat le censure pour deux motifs, tous deux caractéristiques d'erreurs de droit.
D'une part, sur le pourvoi principal du ministère des Affaires étrangères, le Conseil d'Etat considère que l'indemnité destinée à réparer le préjudice subi par la requérante "doit représenter la différence entre, d'une part, la rémunération qu'aurait perçue l'intéressé en cette qualité, à l'exclusion des indemnités de résidence attribuées aux personnels de l'Etat en service à l'étranger et, d'autre part, les rémunérations qui lui ont été servies". Pour exclure de l'assiette du préjudice réparable le montant de la prime perçue par les agents titulaires de l'Etat en service à l'étranger, l'arrêt retient que cette prime, instituée par le décret n° 67-290 du 28 mars 1967, fixant les modalités de calcul des émoluments des personnels de l'Etat et des établissements publics de l'Etat à caractère administratif en service à l'étranger (N° Lexbase : L0983G8W), vise à compenser forfaitairement les charges liées aux fonctions exercées, aux conditions d'exercice de ces fonctions, et aux conditions locales d'existence. Ainsi, cette indemnité ne s'apparente pas à un accessoire du traitement mais à un complément lié à l'exercice des fonctions. Dans une telle hypothèse, les sommes qu'aurait pu percevoir l'agent ne doivent pas être intégrées au montant des rémunérations servant de calcul à l'indemnisation de l'agent irrégulièrement évincé (10). L'on notera que l'indemnité de résidence, prévue à l'article 20 du titre I du statut général des fonctionnaires (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, art. 20 N° Lexbase : L5215AHM), constitue, quant à elle, un accessoire au traitement ; elle doit donc être intégrée dans l'assiette des dommages-intérêts (11).
La requérante ayant perçu des rémunérations durant la période pendant laquelle elle a été évincé de son emploi à l'ambassade de France auprès du Saint-Siège, ces sommes ont, quant à elles, été justement déduites du droit à indemnité auquel elle pouvait prétendre (12).
D'autre part, le Conseil d'Etat censure l'arrêté d'appel en ce qu'il limite à une période comprise entre le 30 septembre 1999 et le 30 septembre 2004 le droit à indemnisation de la requérante. Le raisonnement de la cour administrative d'appel reposait sur le fait que l'agent avait demandé sa mise en disponibilité pour convenance personnelle à compter de la date de sa mutation d'office et qu'elle avait sollicité le renouvellement de sa mise en disponibilité postérieurement au jugement du tribunal administratif statuant sur la légalité de cette mutation, en raison de l'éventuelle cassation de ce jugement, et de la difficulté d'obtenir un emploi si elle quittait celui qu'elle occupait. Les juges du fond ont estimé que la responsabilité de l'administration ne pouvait être engagée au-delà de la dernière période de disponibilité accordée avant le jugement rendu le 9 octobre 2003.
Dans un considérant de principe, le Conseil d'Etat indique "qu'à la suite d'une éviction illégale d'un agent titulaire, annulée par le juge de l'excès de pouvoir, il incombe à l'administration de prendre les mesures de réintégration que l'exécution de la décision du juge appelle nécessairement, même dans le cas où elle en a demandé la cassation". Bien que l'arrêt ne vise pas précisément l'article L. 11 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L2618ALK), la solution semble largement justifiée par ce texte, qui dispose que les jugement sont exécutoires. En effet, même si un jugement au fond n'est pas irrévocable ou définitif lorsqu'une voie de recours peut ou a été exercée, il n'en demeure pas moins qu'il doit, en application de l'article L. 11 précité, être exécuté (13). Le caractère exécutoire de la décision a un caractère général. Il s'étend bien au-delà des pouvoirs reconnus au "juge administratif de l'exécution" par le Livre IX du Code de justice administrative. Dès lors, l'indemnisation ne peut être réduite du seul fait que l'administration entendrait différer sa réintégration dans l'attente du résultat d'un pourvoi en cassation.
L'inertie ne peut être un principe de gestion des ressources humaines. Dans l'affaire jugée le 8 juin 2011, le Conseil d'Etat vient renforcer le courant jurisprudentiel qui impose aux administrations-employeurs de donner à leurs agents titulaires des affectations conformes à ce qu'ils sont en droit d'attendre. Ce courant est né avec l'arrêt "Guisset" (14), suivant lequel "sous réserve de dispositions statutaires particulières, tout fonctionnaire en activité tient de son statut le droit de recevoir, dans un délai raisonnable, une affectation correspondant à son grade". L'arrêt commenté reprend cette formulation, tout en apportant une précision relative aux contours de l'obligation qui pèse sur l'administration.
En l'espèce, la requérante, administratrice civile hors classe, a occupé les fonctions de directrice régionale des affaires culturelles de Picardie entre 1999 et septembre 2003. A compter de cette date, elle est restée sans affectation jusqu'au 1er octobre 2009, à l'exception de deux courtes missions d'étude et d'une mise à disposition de la ville de Paris pendant l'année 2005. Ce n'est que le 1er octobre 2009 qu'elle a été nommée en qualité de chargée de mission à l'inspection générale de l'administration des affaires culturelles pour une durée de deux ans. Estimant que cette fonction ne correspondait pas à son grade, la requérante a demandé au ministre de la Culture de lui donner une affectation à un poste correspondant à son grade, et de l'indemniser du préjudice subi du fait de son absence d'affectation à un tel poste depuis le 30 septembre 2003.
La réponse du Conseil d'Etat a lieu en deux temps. En premier lieu, l'arrêt considère que le fait, pour un administrateur civil des affaires culturelles, d'être placé auprès d'un corps d'inspection, en tant que chargé de mission, correspond aux missions que son statut lui permet d'occuper. Par conséquent, la demande d'injonction ne peut qu'être rejetée. L'arrêt prend, toutefois, soin de préciser qu'il en irait autrement si cette affectation ne se traduisait pas par l'exercice de fonctions "effectives", afin d'éviter que les administrations ne soient tentées de placer les agents dont elles ne savent (ou ne veulent) que faire dans des "placards dorés". Une telle attitude serait très certainement répréhensible au titre de l'interdiction du harcèlement moral qui s'impose dans la fonction publique (15).
En second lieu, l'arrêt commenté marque un renforcement de la jurisprudence antérieure. Jusqu'à présent, la responsabilité de l'administration (le plus souvent l'Etat) était engagée lorsque l'agent s'était vu refuser toute affectation au-delà d'un délai raisonnable (16). Dans l'affaire jugée le 8 juin 2011, l'on ne pouvait conclure que le ministère de la Culture était demeuré totalement inerte une fois que la requérante avait cessé ses fonctions de directrice régionale. Le Conseil d'Etat note que deux missions ponctuelles lui ont bien été confiées, et qu'elle a passé une année au titre d'une mise à disposition au sein des services de la ville de Paris. Pour autant, cette activité réduite ne suffit pas à exonérer l'Etat de sa responsabilité. Selon l'arrêt, ces fonctions, de courte durée, ne constituent pas une véritable affectation. Ainsi, le droit de se voir proposer une affectation doit se traduire par la nomination dans un emploi correspond au grade que l'agent occupe, et non simplement dans le fait d'être occupé dans des missions plus ou moins durables. Cette conception est logique car elle répond à la définition juridique du fonctionnaire. Celui-ci est, selon l'article 12 du titre I du statut général (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, art. 12 N° Lexbase : L5205AHA), titulaire d'un grade qui lui confère vocation à occuper l'un des emplois qui lui correspondent. Ce texte précise, ensuite, que toute nomination ou toute promotion dans un grade qui n'intervient pas exclusivement en vue de pourvoir à un emploi vacant et de permettre à son bénéficiaire d'exercer les fonctions correspondantes est nulle. L'affectation présuppose donc l'existence d'un véritable emploi.
Manuel Carius, Maître de conférences à l'Université de Poitiers et avocat à la cour
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:426955