La lettre juridique n°736 du 29 mars 2018 : Discrimination et harcèlement

[Jurisprudence] La marge d'appréciation laissée aux Etats pour lutter contre les discriminations d'âge

Réf. : CJUE, 14 mars 2018, aff. C-482/16 (N° Lexbase : A7228XGS)

Lecture: 9 min

N3340BXY

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] La marge d'appréciation laissée aux Etats pour lutter contre les discriminations d'âge. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/45103947-jurisprudencelamargedappreciationlaisseeauxetatspourluttercontrelesdiscriminationsdage
Copier

par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 29 Mars 2018

Le juriste français qui travaille sur la question des discriminations professionnelles doit surveiller avec une attention toute particulière la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne dont les interprétations s'imposent en droit interne. C'est dire tout l'intérêt de cet arrêt rendu le 14 mars 2018 et qui devait déterminer si une législation nationale destinée à faire cesser des discriminations d'âge pouvait elle-même être taxée de discriminatoire (I). La réponse, en l'espèce négative, de la Cour de justice, montre à quel point le principe de non-discrimination met en oeuvre le principe d'égalité des droits, dont le juge assure le strict respect, laissant aux Etats membres le soin de déterminer avec une plus grande liberté, quand et comment rompre avec cette égalité des droits pour remédier à des discriminations préexistantes (II).
Résumé

L'article 45 TFUE (N° Lexbase : L2693IPG) ainsi que les articles 2, 6 et 16 de la Directive 2000/78 du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail (N° Lexbase : L3822AU4), doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne s'opposent pas à une réglementation nationale qui, pour mettre fin à une discrimination fondée sur l'âge, née de l'application d'une réglementation nationale ne prenant en compte, aux fins du classement des travailleurs d'une entreprise dans le barème des salaires, que les périodes d'activité acquises après l'âge de 18 ans, supprime, de manière rétroactive et à l'égard de l'ensemble de ces travailleurs, cette limite d'âge mais autorise uniquement la prise en compte de l'expérience acquise auprès d'entreprises opérant dans le même secteur économique.

Le législateur national dispose d'une large marge d'appréciation dans le choix non seulement de la poursuite d'un objectif déterminé en matière de politique sociale et de l'emploi, mais également dans la définition des mesures susceptibles de le réaliser.

I - Une législation corrigeant une discrimination peut-elle être discriminatoire ?

Question préjudicielle posée. La demande de décision préjudicielle portait sur l'interprétation de l'article 45 TFUE, de l'article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX) ainsi que des articles 2, 6 et 16 de la Directive 2000/78 du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail. Elle portait, plus précisément, sur la licéité du régime professionnel de rémunération mis en place par le législateur autrichien afin d'éliminer une discrimination fondée sur l'âge.

L'article 6 § 1 de la Directive dispose, rappelons-le, que "des différences de traitement fondées sur l'âge ne constituent pas une discrimination lorsqu'elles sont objectivement et raisonnablement justifiées, dans le cadre du droit national, par un objectif légitime, notamment par des objectifs légitimes de politique de l'emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle, et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires".

Ce même texte précise que "ces différences de traitement peuvent notamment comprendre : a) la mise en place de conditions spéciales d'accès à l'emploi et à la formation professionnelle, d'emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement et de rémunération, pour les jeunes, les travailleurs âgés et ceux ayant des personnes à charge, en vue de favoriser leur insertion professionnelle ou d'assurer leur protection ; b) la fixation de conditions minimales d'âge, d'expérience professionnelle ou d'ancienneté dans l'emploi, pour l'accès à l'emploi ou à certains avantages liés à l'emploi".

Par ailleurs, l'article 16 § 1, sous a) de la Directive 2000/78 prévoit que les Etats membres prennent les mesures nécessaires afin que soient supprimées les dispositions législatives, réglementaires et administratives contraires au principe de l'égalité de traitement.

Les dispositions nationales en cause. Dans cette affaire, la législation autrichienne sur les transports excluait la prise en compte de l'ancienneté acquise avant leur majorité pour les travailleurs dans le cadre de leur avancement (1). Pour remédier à cette discrimination fondée sur l'âge et qui avait donné lieu à une condamnation antérieure par la CJUE (2), une nouvelle loi avait été adoptée, d'application immédiate, permettant la prise en compte des années travaillées avant l'âge de 18 ans, mais uniquement au service d'entreprises opérant dans le même secteur économique. Et c'était ce nouveau régime qu'un travailleur prétendait faire juger comme discriminatoire par le juge autrichien, qui avait saisi la Cour de justice d'une question préjudicielle, demandant si une législation destinée à mettre fin à une discrimination fondée sur l'âge pouvait être elle-même considérée comme discriminatoire en raison des conditions posées pour remédier à la discrimination antérieure.

L'examen par la Cour du dispositif démontre que des précautions avaient été prises pour que l'application immédiate des nouvelles règles d'avancement des salariés ayant commencé à travailler avant l'âge de 18 ans ne puisse pas aboutir à diminuer leur droit à avancement, par une sorte d'application du principe de faveur garantissant a minima le maintien des droits acquis.

Cette précision de la législation autrichienne est très importante dans la mesure où la définition même de la discrimination suppose l'observation d'un traitement "moins favorable" (3), ce que rappelle la Cour dans son point 22, et que les mesures de rattrapages, en ce qu'elles sont, au contraire, "plus favorables", ne peuvent pas, précisément pour cette raison, être qualifiées de "discriminations", ce que relève également la Cour dans son point 24. L'objectif ainsi poursuivi est donc légitime, et partant, de nature à justifier la différence de traitement constatée (4).

La législation locale prévoyait d'ailleurs, outre une garantie de non régression individuelle, l'introduction d'un échelon supplémentaire pour ces travailleurs là.

II - Les apports de la décision de la Cour de justice

L'obligation faite aux Etats d'éliminer toutes les formes de discriminations. L'interdiction des discriminations par le Traité et les Directives prises sur son fondement imposent évidemment aux Etats d'éliminer de leur législation nationale les causes juridiques de ces discriminations. Ils ont donc ici compétence liée et doivent totalement faire cesser les discriminations dès lors que l'existence de ces dernières est établie (5) ; la CJUE contrôle d'ailleurs ici très précisément l'existence, ou la persistance, des discriminations, et la marge de manoeuvre des Etats est extrêmement réduite.

La liberté dans la détermination des mesures de rattrapage. Ces Etats demeurent, en revanche, libres de choisir les moyens juridiques adéquats pour corriger les inégalités de situations constatées nationalement (6) et se voient reconnaître ici, par la CJUE, une large marge d'appréciation lorsqu'il s'agit de rompre avec l'égalité de traitement pour reconnaître de nouveaux droits catégoriels destinés à rétablir l'égalité réelle (7). Le principe de non-discrimination est donc bien le prolongement du principe d'égalité devant la loi, et les pouvoirs publics doivent donc bien garantir des droits égaux pour tous.

La question de l'égalité réelle et de la mise en oeuvre de droits catégoriels destinés à corriger les inégalités sociales doit donc être appréciée non pas comme une alternative à l'égalité devant la loi, ayant même légitimité, mais comme une dérogation, certes justifiée, mais devant demeurer exceptionnelle, et dont la justification, la proportionnalité et la pertinence des moyens mis en oeuvre est appréciée nationalement, et non pas par la CJUE elle-même qui n'exerce pas, ici, de contrôle de la même intensité. Il n'y a donc pas d'obligation positive de rattraper les inégalités sociales, mais une simple faculté nationale (point 28).

La conséquence de cette simple faculté est que l'Etat peut parfaitement choisir non pas de supprimer totalement la différence de traitement, mais d'aménager les règles propres applicables aux catégories discriminées, sans être tenu d'aligner purement et simplement leurs droits (point 30). Mais, à défaut de dispositif particulier aménageant de manière valable le rattrapage (8), alors, comme l'a jugé la CJUE dans d'autres affaires, la mesure de réparation qui s'impose par défaut est bien l'octroi pur et simple aux travailleurs discriminés des avantages dont ils ont été privés, dans leur intégralité (9).

Dans cette affaire d'ailleurs, la loi nouvelle avait supprimé toute référence directe au critère d'âge (excluant par là même qu'il puisse s'agir d'une discrimination directe) au profit d'une référence neutre à l'expérience professionnelle (susceptible, toutefois, d'entraîner une discrimination indirecte en raison de l'âge) (10).

La pertinence des motifs de rattrapage. Comme le rappelle la Cour ici, le critère de l'expérience est pertinent en matière d'avantages professionnels, à la fois parce qu'il est légitime de vouloir récompenser l'expérience, qui est un facteur de qualité pour le travail accompli (11), et rationnel, dans la mesure où le lien entre expérience professionnelle acquise et performances du salarié est établi (point 39).

Par comparaison, la CJUE est moins favorable à la prise en considération d'objectifs purement budgétaires (12) ou administratifs (13) qui ne suffisent pas, par eux-mêmes, à justifier des différences de traitement reposant sur des critères prohibés. Elle admet la prise en considération de la volonté de respecter les droits acquis et la protection de la confiance légitime mais impose que les mesures dérogatoires soient temporaires (14).

Ce changement de critère avait également pour effet de ne pas viser que les travailleurs victimes des discriminations dans l'ancien régime et de concerner un spectre différent de travailleurs, ce qui s'opposait à l'argumentation développée par le demandeur pour qui la loi nouvelle continuait de stigmatiser la même catégorie de travailleurs.

Au final, et sans abdiquer totalement toute forme de contrôle sur le respect du principe de non-discrimination à l'occasion de l'adoption de mesures destinées à corriger des discriminations antérieures, la Cour considère que "le législateur autrichien n'a pas dépassé les limites du pouvoir dont il jouit en la matière" (point 44) : la "large marge d'appréciation reconnue aux Etats membres dans le choix non seulement de la poursuite d'un objectif déterminé en matière de politique sociale et de l'emploi, mais également dans la définition des mesures susceptibles de le réaliser".


(1) Cette législation avait déjà été examinée par la CJUE dans une autre affaire mettant en cause le texte dans une autre configuration : CJUE, 28 janvier 2015, aff. C-417/13, arrêt "ÖBB Personenverkehr" ([LXB=A4084NA]).
(2) CJUE, 18 juin 2009, aff. C-88/08 (N° Lexbase : A2798EIH).
(3) Ainsi l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations (N° Lexbase : L8986H39), auquel renvoie l'article L. 1132-1 du Code du travail (N° Lexbase : L1000LDE).
(4) Point 40.
(5) S'agissant de cette même législation autrichienne la CJUE, dans l'affaire "ÖBB Personenverkehr" préc., avait constaté que pour certaines catégories discriminées par l'ancienne législation, la nouvelle législation n'avait pas supprimé toute défaveur, et continuait donc de pérenniser des discriminations, ce qui la rendait discriminatoire : point 30. Les Etats qui souhaitent, en revanche, adopter des différences de traitement autorisées par la Directive, notamment lorsqu'ils sont liés à la politique de l'emploi, du marché du travail ou de la formation professionnelle, disposent d'une "large marge d'appréciation" : CJUE, 22 novembre 2005, aff. C-144/04 (N° Lexbase : A6265DLM), Rec., p. 9981, point 63 ; CJUE, 19 juin 2014, aff. C-501/12 à C-506/12 (N° Lexbase : A4333MRW).
(6) Solution déjà affirmée dans CJUE, 28 janvier 2015, aff. C-417/13, préc., points 43 à 45.
(7) CJUE, 11 novembre 2014, aff. C-530/13 (N° Lexbase : A9993MZ7), point 38 et la jurisprudence citée.
(8) Sur cette notion voir CJUE, 19 juin 2014, aff. C-501/12 à C-506/12, préc., point 96 ; CJUE, 28 janvier 2015, aff. C-417/13, préc., points 47 et s..
(9) CJCE, 21 juin 2007, aff. C-231/06 à C-233/06 (N° Lexbase : A8522DWK), point 39, ainsi que CJUE, 22 juin 2011, C-399/09 (N° Lexbase : A2986HU7), point 51.
(10) CJUE, 7 juin 2012, aff. C-132/11 (N° Lexbase : A3380INI), point 29. La CJUE considère également comme étant, en principe, suffisante, la référence à l'ancienneté ou l'expérience, sans que l'employeur ait besoin de s'en justifier a priori : CJCE, 3 octobre 2006, aff. C-17/05 (N° Lexbase : A3687DRY), point 36.
(11) CJUE, 3 octobre 2006, aff. C-17/05, préc., points 34 et s. ; CJUE, 18 juin 2009, aff. C-88/08, préc., point 47, et la jurisprudence citée.
(12) CJUE, 21 juillet 2011, aff. C-159/10 et C-160/10 (N° Lexbase : A0611HWK), points 73 ainsi que 74 ; CJUE, 28 janvier 2015, aff. C-417/13, préc., point 36.
(13) CJUE, 21 juillet 2011, aff. C-159/10 et C-160/10, préc., point 41 et jurisprudence citée.
(14) CJUE, 11 novembre 2014, aff. C-530/13, préc., point 42 ; CJUE, 28 janvier 2015, aff. C-417/13, préc., point 37.

Décision

CJUE, 14 mars 2018, aff. C-482/16 (N° Lexbase : A7228XGS)

Textes concernés : TFUE, art. 45 (N° Lexbase : L2693IPG) ; Directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail (N° Lexbase : L3822AU4), art. 2, 6 et 16.

Mots clés : lutte contre les discriminations d'âge ; marge d'appréciation laissée aux Etats.

Lien base : (N° Lexbase : E2589ET3).

newsid:463340

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus