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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 30 Mars 2018
Nous l'avons dit, écrit et répété ces dernières semaines : nous courons vers une Justice digitale, une Justice de professionnels, une Justice "sans peine". Nous courons, à la fois, parce que nous accélérons des dynamiques mises en place depuis plus dix ans, maintenant ; nous courons aussi parce que l'heure à l'économie budgétaire et à l'optimisation judiciaire qui est impérative.
Malgré les réformes passées, la Justice est toujours perçue comme lointaine, du point de vue institutionnel, en dépit d'un maillage juridictionnel important ; la justice est toujours perçue comme trop longue en dépit des efforts de numérisation, de digitalisation, de médiation et de simplification orchestrés ces dernières années.
Trop lointaine, trop longue : la réponse a paru évidente pour le Gouvernement, c'est la nécessaire digitalisation de la Justice, qui dépasse le seul cadre de la numérisation des échanges, des dépôts de plainte, du suivi de l'affaire. Le coeur de l'affaire, le coeur du dispositif proposé, c'est tout de même l'émergence de plateformes digitales gérant de A à Z le procès (civil). Alors, on peut gloser sur une hypothétique délégation de service public à une legaltech, qui fait peur ; on peut s'interroger sur la numérisation de la vie des justiciables étalée au sein d'algorithmes déductifs (faits, âge, sexe, localité, singularité, texte de loi, barème applicable = décision de justice) et sur le rôle du juge dans tout cela ; mais on ne peut que constater que la Justice sans avocat (puisque ce serait réservé aux petits litiges de moins de 3 000 euros), sans lieu de justice, sans débat, sans oralité, au terme d'un contradictoire nuancé, et qui sait sans juge, change résolument de nature.
Trop lointaine, trop longue : la réponse du Gouvernement est bien évidemment dans une obligation de recourir à la médiation et non plus au grès d'une simple incitation. Donc résumons, les tribunaux d'instance et les tribunaux de grandes instances fusionnent -ça c'est pour l'aspect purement organisationnel et budgétaire-, les petits litiges sont réglés sur internet, et le premier degré de juridiction (même si le terme est impropre) sera la médiation ; médiation qui est donc conduite par un médiateur, acteur privé dont la rémunération sera laissée à la charge des justiciables, sauf bénéfice de l'aide juridictionnelle totale (bénéfice que l'on peut aussi demander par voie digitale). On notera que l'on impose la médiation à tout contentieux, mais que l'on supprime, en même temps, la tentative de conciliation en matière de divorce...
Trop lointaine, trop longue : donc nécessairement il faut que cette justice se professionnalise. Et cette professionnalisation s'orchestre de deux manières : exit les missions qui ne sont pas proprement juridictionnelles (acte de notoriété confié aux notaires, délivrance de certains titres exécutoires, contrôle préalable des actes du tuteur, vérification et approbation de comptes de gestion des tuteurs, curateurs et mandataires spéciaux) ; et haro sur la spécialisation des juridictions dans certains contentieux (tant auprès des TGI, qu'en appel). Mais cette professionnalisation de la justice, c'est aussi la reconnaissance qu'il est nécessaire d'avoir un avocat pour défendre les contentieux complexes (baux ruraux, procédures d'exécution, contentieux douanier, élections professionnelles, contentieux de la Sécurité sociale et de l'aide sociale).
On le pressent bien, en matière civile, l'objet de la loi de programmation n'est pas l'oeuvre de Justice ; du moins au sens où l'on pouvait l'entendre jusqu'à présent, avec le recours au juge, qui certes applique la loi, mais statue aussi en droit pour révéler le "juste" tout en s'interdisant, dit-on, de statuer en équité. L'objet de la fluidification de la justice c'est bel et bien d'obtenir une décision de justice ; que le litige se solde le plus vite possible, en cohérence avec ce temps des affaires si digital et international qu'il soit ; en cohérence avec la vie des justiciables qui s'accélère sous la pression sociale, économique et technologique, malgré son allongement. C'était déjà la thèse d'Henri Motulsky, le père de notre Code de procédure civile de 1975. C'est un retour à l'étymologie, "conformité au droit", encore que l'on puisse distinguer la loi du droit naturel qui recherche le juste et non la seule application de la norme positive. Mais, c'est assurément une amputation de la notion de mérite dans l'appréciation de cette nouvelle justice, à force d'automatisation, "barèmisation", privatisation et déshumanisation de la Justice.
Pour autant, la matière pénale n'est pas non plus en reste. Le projet de loi de programmation a ceci de singulier qu'il renforce les pouvoirs d'enquête de la police, des magistrats instructeurs ; pour faciliter l'édification du dossier pénal et ainsi faciliter la condamnation. Condamnation qui doit conduire tout de même à limiter l'incarcération, c'est-à-dire la prison, symbole de la justice délictuelle et criminelle du XXème siècle. Donc, après la réforme de la garde à vue en 2011 portant un sérieux coup de frein aux techniques d'investigation de la police, on n'est guère étonné que les réformes successives tentent de redonner du poids liberticide, au sens neutre du terme en tant que les mesures dernièrement votées et prochainement adoptées limitent objectivement les libertés et droits de la défense, pour rééquilibrer les forces en présence : police et défense au pénal (extension des interceptions par la voie de communication électronique, à la géolocalisation, techniques spéciales de sonorisation, de captation d'images, prolongation de la garde à vue sans contrôle). Avec l'amende forfaitaire délictuelle et le développement de la procédure de comparution sur reconnaissance de culpabilité on comprend que même la justice pénale doit s'accélérer pour taire le débat judiciaire (pour les peines de moins d'un an notamment). Il en va de même avec l'instauration expérimentale du tribunal criminel départemental, qui finit de professionnaliser la justice pénale. Là encore, on cherche la décision du Justice, puisqu'après condamnation, il s'agit de vider les prisons par manque de place et d'investissement, entraînant la surpopulation et la radicalisation. D'abord, il convient d'interdire les peines d'emprisonnement inférieures à un mois ; ensuite de favoriser la peine autonome de détention à domicile sous surveillance électronique pour les peines inférieures à un an ; enfin de conduire à libération sous contrainte au 2/3 de la peine (inférieure ou égale à cinq ans) : seul moyen de faire fondre les 80 000 personnes écrouées actuellement dans nos prisons, parfois à 200 % de seuil d'occupation. Car ce n'est pas avec 15 000 places de plus, que l'on va véritablement désengorger les cellules.
L'action en justice est, selon Motulsky, "la faculté d'obtenir d'un juge une décision sur le fond de la prétention à lui soumise". Procédure civile ou pénale, l'objet de ce droit est "purement processuel" : obtenir une décision. Telle est l'équation plus que prégnante d'une Justice sous-dotée budgétairement au regard des canons de l'OCDE.
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