La lettre juridique n°732 du 22 février 2018 : Avocats/Gestion de cabinet

[Jurisprudence] L'avocat en entreprise, sorti par la porte, était rentré par la fenêtre : le Conseil d'Etat lui enjoint de quitter les lieux

Réf. : CE 6° et 5° ch.-r., 29 janvier 2018, n° 403101, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7420XBG)

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N2822BXS

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par Hervé Haxaire, ancien Bâtonnier, Avocat à la cour, ancien Président de l'Ecole régionale des avocats du Grand Est (ERAGE), Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition professions

le 22 Février 2018

Les dispositions de l'article 15 du règlement intérieur national (RIN) (N° Lexbase : L4063IP8) de la profession d'avocat sont consacrées au domicile professionnel de l'avocat, celles de l'article 15.1 au cabinet principal, celles de l'article 15.2 aux bureaux secondaires.

Par une décision des 1er et 2 juillet 2016, le Conseil national des barreaux a modifié l'article 15.2.2 du règlement intérieur de la profession d'avocat, intitulé "Principes", autorisant désormais l'ouverture d'un bureau secondaire situé dans les locaux d'une entreprise.

Le Conseil d'Etat a annulé, par décision en date du 29 janvier 2018, l'article 1er de cette décision des 1er et 2 juillet 2016 en tant qu'il modifie les dispositions de cet article 15.2.2 du règlement intérieur national de la profession d'avocat, article annulé dont les termes sont ici reproduits : "15.2.2 Principes. L'ouverture d'un ou plusieurs bureaux secondaires est licite en France et à l'étranger, sous réserves des dispositions de l'article 8.II de la loi du 31 décembre 1971 modifiée. Le bureau secondaire, qui peut être situé dans les locaux d'une entreprise, doit répondre aux conditions générales du domicile professionnel et correspondre à un exercice effectif et aux règles de la profession notamment en ce qui concerne le secret professionnel. L'entreprise au sein de laquelle le cabinet est situé ne doit pas exercer une activité s'inscrivant dans le cadre d'une interprofessionnalité avec un avocat".

Exit le bureau secondaire qui peut être situé dans les locaux d'une entreprise. Exit l'avocat en entreprise.
  • "L'avocat en entreprise", un sujet clivant pour les Ordres et les syndicats professionnels

Rejeté à l'occasion de consultations successives des barreaux, de la Conférence nationale des Bâtonniers, du Conseil national des barreaux, le principe même de l'avocat en entreprise n'avait pas pu donner lieu à son inscription dans le règlement intérieur national de la profession d'avocat.

Parmi les critiques justifiant cette opposition, surgissaient notamment les objections suivantes :

- en entreprise, l'avocat se trouverait placé dans une situation de dépendance matérielle et intellectuelle. A cet argument, les partisans du projet opposaient l'exemple des médecins salariés de grandes entreprises, avant de renoncer à ce parallèle, précisément en raison des polémiques qui se faisaient jour à leur sujet ;

- était posée la question de la signification du cabinet en entreprise, dès lors qu'il devenait non seulement le siège de l'activité de l'avocat, mais le contenu même de cette activité puisqu'il avait pour objet de traiter les affaires d'un client spécifique au sein de son propre établissement ;

- était posée également, bien sûr, la question du secret professionnel revendiqué par les juristes d'entreprise par le biais du titre d'avocat. Un secret professionnel dont il était permis de craindre qu'il ne puisse pas être préservé au sein même de l'entreprise. Un secret professionnel qui, s'il était utilisé aux fins de dissimuler en réalité le secret des affaires, pourrait porter atteinte à l'image même de la profession.

A défaut de recueillir un consensus sur la question de l'avocat en entreprise, le Conseil national des barreaux a modifié les dispositions du règlement intérieur national de la profession d'avocat relatives au "seul" bureau secondaire pour permettre, de façon incidente, sa domiciliation en entreprise.

Des oppositions demeuraient à l'adoption de cette mesure nouvelle, considérée par certains comme un subterfuge pour introduire a minima une réforme refusée par la majorité.

Parmi les questions posées :

- Comment être assuré de l'existence d'un véritable cabinet principal quand certains avocats exercent au sein des structures dans lesquelles temps et bureaux sont partagés ?

- Si l'activité d'un avocat dans un cabinet secondaire situé dans une entreprise représente en réalité la totalité ou la quasi-totalité du chiffre d'affaires de cet avocat, peut-on encore qualifier ce cabinet de "secondaire", ce qui renvoie aux craintes quant à l'indépendance de l'avocat ?

- N'y avait-il pas un risque que l'ouverture d'un cabinet secondaire dissimule en réalité de véritables situations de "prêt de main d'oeuvre", des cabinets importants ouvrant des cabinets secondaires au sein des établissements de leurs gros clients, et y affectant des collaborateurs ne travaillant que sur les dossiers de ceux-ci, le rôle du "cabinet principal" pouvant pour la plupart des tâches courantes se limiter à la facturation et à une rétrocession partielle ?

Il reste que le principe de l'ouverture d'un bureau secondaire situé dans les locaux d'une entreprise a été approuvé, décision consacrée par la modification de l'article 15.2.2 du RIN.

Un pas était franchi.

Sorti par la porte, l'avocat en entreprise était rentré par la fenêtre.

Avant que le Conseil d'Etat n'en décide autrement, saisi d'une requête en annulation pour excès de pouvoir de la décision à caractère normatif du Conseil national des barreaux des 1er et 2 juillet 2016 émanant de la Conférence des Bâtonniers, de son président par ailleurs Vice-Président du Conseil national des barreaux, du barreau de Rouen et de cinquante autres barreaux.

  • La décision du conseil d'Etat en date du 29 janvier 2018

Saisi d'une requête en annulation pour excès de pouvoir, la Haute juridiction rappelle tout naturellement en préambule les dispositions de l'article 53 de la loi du 31 décembre 1971, et celles issues de l'article 21-1 de la loi du 11 février 2004 la modifiant, qui fixent les domaines respectifs d'attribution de la loi, des décrets en Conseil d'Etat et du Conseil national des barreaux.

Le Conseil d'Etat énonce également les attributions conférées par la loi de 1971 aux conseils de l'Ordre par l'article 17 de la loi de 1971.

Au visa de toutes ces dispositions légales, le Conseil d'Etat conclut que "le Conseil national des barreaux est investi par la loi d'un pouvoir réglementaire, qui s'exerce en vue d'unifier les règles et usages des barreaux et dans le cadre des lois et règlements qui régissent la profession [...]".

Mais le Conseil d'Etat rappelle également que ce pouvoir n'est pas absolu.

  • Le pouvoir du Conseil national des barreaux a des limites

Le Conseil d'Etat énumère de nombreuses limites :

- les droits et libertés qui appartiennent aux avocats, au premier rang desquels la liberté d'exercice de la profession et les règles essentielles de la profession ;

- la fixation de prescriptions nouvelles qui mettraient en cause la liberté d'exercice de la profession d'avocat où les règles essentielles qui la régissent ;

- la fixation de prescriptions nouvelles qui n'auraient aucun fondement dans les règles législatives ou dans celles fixées par les décrets en Conseil d'Etat ;

- des règles qui ne seraient pas une conséquence nécessaire d'une règle figurant au nombre des traditions de la profession.

Ces limites ne sont pas seulement nombreuses, elles sont fondamentales en ce qu'elles ont trait à des principes essentiels de la profession d'avocat que le Conseil national des barreaux a ignorés.

  • La notion de domicile professionnel

L'autorisation d'ouverture d'un bureau secondaire situé dans les locaux d'une entreprise renvoie tout naturellement à la notion de domiciliation professionnelle qui est l'une des conditions d'exercice de la profession d'avocat.

Sur cet autre point, le Conseil d'Etat rappelle dans sa décision les définitions et règles applicables en la matière, dans le respect de la hiérarchie des normes : celles des articles 5 et 8-1 de la loi du 31 décembre 1971, celles issues de l'article 165 du décret du 27 novembre 1991, et enfin la définition donnée par le Conseil national des barreaux lui-même du cabinet secondaire dans l'article 15.2.1 du Règlement intérieur national : "Le bureau secondaire est une installation professionnelle permanente distincte du cabinet principal [...]".

Mais en outre et surtout, le Conseil d'Etat insiste sur le fondement de cette domiciliation professionnelle exigée par les textes : "l'avocat doit justifier une domiciliation effective et suffisamment stable permettant un exercice professionnel conforme aux principes essentiels et usages de son état et de nature à garantir le respect des exigences déontologiques de dignité, d'indépendance et de secret professionnel et la sécurité des notifications opérées par les juridictions ".

Le Conseil d'Etat ne pouvait mieux dire que la question de l'ouverture d'un bureau secondaire situé dans des locaux d'une entreprise soulève des questions d'éthique, de déontologie, et renvoyer aux principes essentiels de la profession édictés par le Conseil national des barreaux dans le Règlement intérieur national.

Le Conseil national des barreaux était incompétent pour édicter la règle nouvelle de l'article 15.2.2 du règlement intérieur national autorisant l'ouverture d'un bureau secondaire en entreprise

Le Conseil d'Etat annule la décision du Conseil national des barreaux.

Le Conseil d'Etat, reprenant point par point les limites qui fixent le pouvoir du Conseil national des barreaux telles qu'elles ont été rappelées pour juger qu'elles ont été dépassées, clôt sa motivation par un considérant qui mérite, lui aussi d'être cité in extenso et n'appelle aucun commentaire : "que, d'autre part, ces conditions d'exercice sont susceptibles de placer les avocats concernés dans une situation de dépendance matérielle et fonctionnelle vis-à-vis de l'entreprise qui les héberge et mettent ainsi en cause les règles essentielles régissant la profession d'avocat d'indépendance et de respect du secret professionnel ; que, par suite, elles ne sont pas au nombre de celles que le Conseil national des barreaux était compétent pour édicter".

Qu'il est réconfortant, mais tellement déconcertant, que ce soit la plus Haute juridiction administrative qui doive rappeler à l'institution qui a pour mission de représenter la profession d'avocat les principes essentiels de la profession et le sens profond du rôle social de l'avocat.

  • L'avocat en entreprise, un sujet clos ?

Ce que le Conseil national des barreaux n'est pas compétent pour édicter, le loi peut en décider, par exemple pour légitimer a posteriori des situations de fait, ou pour répondre à l'attente de lobbys.

Il faudrait en ce cas que la loi nouvelle modifie la loi ancienne pour abroger toute exigence d'indépendance de l'avocat et de respect du secret professionnel.

Certes, l'article 15.2.2 annulé comportait l'affirmation que le bureau secondaire "doit répondre aux conditions générales du domicile professionnel et correspondre à un exercice effectif et aux règles de la profession notamment en ce qui concerne le secret professionnel. L'entreprise au sein de laquelle le cabinet est situé ne doit pas exercer une activité s'inscrivant dans le cadre d'une interprofessionnalité avec un avocat", et l'on pourrait imaginer que la loi reprenne une telle affirmation.

Dans son infinie sagesse, le Conseil d'Etat n'a même pas repris dans ses considérants, fût-ce pour les écarter, les apparentes précautions prises par le Conseil national des barreaux pour réaffirmer dans les dispositions annulées l'exigence de respect du secret professionnel.

Il est vrai que les évidences ne s'énoncent pas.

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