Réf. : CCJA, 14 juillet 2016, n° 143/2016 (N° Lexbase : A9113WY8)
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par Daphtone Lekebe Omuali, Enseignant-chercheur, Responsable de Parcours-Types études Judiciaires et Droit privé fondamental
le 23 Novembre 2017
L'arrêt n° 143/2016 du 14 juillet 2016 de la Cour commune de justice et d'arbitrage (CCJA) revient sur la question de la juridiction compétente en matière de cassation des aspects pénaux des Actes uniformes, conformément à l'option de concours de compétences normatives, prévue à l'alinéa 2 de l'article 5 du Traité de l'Organisation pour l'harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) (5). Une lecture combinée de ces dispositions avec celles de l'article 14 du même Traité conduit à une difficulté liée à la détermination de la juridiction compétente pour connaître du pourvoi ; notamment lorsque celui-ci implique à la fois une disposition d'incrimination et la mise en oeuvre de sanctions pénales. C'est sur cette difficulté que se prononcent les juges d'Abidjan dans l'espèce, objet de la présente analyse.
Les faits et la procédure de l'espèce s'énoncent comme suit :
L'affaire débute, sur le plan judiciaire, par l'arrêt n° 2 rendu le 23 mars 2015 par la Cour de répression de l'enrichissement illicite du Sénégal dite "CREI" (6), qui condamne, en premier et dernier ressort, à des peines d'emprisonnement et d'amendes ainsi qu'à certaines peines complémentaires, pour enrichissement illicite et complicité d'enrichissement illicite (7) les nommés K. M. W., I. A., M. P., K. A., M. A., E. R. et M. T.. C'est contre cet arrêt que les sieurs A. et P. ont formé deux pourvois en cassation, l'un devant la Cour suprême du Sénégal d'abord et l'autre déféré à la censure des magistrats de la Cour commune de justice et d'arbitrage. La procédure devant la Cour suprême sénégalaise ne sera pas examinée ici. Devant la CCJA, les requérants évoquent, pour soutenir la compétence de cette juridiction, que l'arrêt de la CREI a retenu la fraude dans la constitution des sociétés AHS en se fondant sur de simples déclarations verbales de témoins, en violation des règles de preuve prévues par les articles 10, 13, 390, 391, 393 à 396 de l'Acte uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du groupement d'intérêt économique (N° Lexbase : L0647LG3) ; cette fraude étant, selon eux, qualifiée d'infraction pénale par les dispositions de l'article 886 du même Acte uniforme. Ainsi, l'appréciation des moyens de cassation fondés sur la violation des dispositions susvisées dudit Acte uniforme ne peut relever que de la compétence de la CCJA. De son côté, l'Etat du Sénégal soulève l'incompétence de la Cour commune de justice et d'arbitrage au motif que l'arrêt de la CREI a statué sur des incriminations de corruption et d'enrichissement illicite relevant du droit pénal interne du Sénégal et les sanctions pénales ont été prononcées par la juridiction correctionnelle sénégalaise.
L'arrêt de la CCJA fait penser à de nombreux problèmes dont certains n'ont pas reçu de réponse de sa part. Il s'agit des questions suivantes : en premier lieu, les incriminations pour lesquelles les demandeurs ont été condamnés devant la CREI relèvent-elles de l'Acte uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du groupement d'intérêt économique ou, au contraire, du droit pénal sénégalais ? En second lieu, l'irrecevabilité du pourvoi peut-elle être soulevée avant l'exception d'incompétence de la Cour ? Toutes ces questions, évoquées en filigrane dans l'arrêt, ne retiendront pas notre attention.
La question centrale est celle de la détermination de la juridiction compétente statuant en cassation lorsque la décision critiquée applique des sanctions pénales, autrement dit la question de savoir quelle est, entre la CCJA et la Cour suprême nationale, la juridiction compétente pour connaître du pourvoi lorsque celui-ci critique une disposition d'incrimination dans une décision appliquant les sanctions pénales ? La réponse de la CCJA est sans équivoque. Selon les Juges suprêmes OHADA, "[...] même si une décision soulève des questions relatives à l'application des Actes uniformes et des Règlements prévus au Traité [...], elle ne peut ressortir de la compétence de la CCJA dès l'instant où elle applique des sanctions pénales". Cette solution, rendue par la formation la plus solennelle de la Cour, affirme avec vigueur la compétence exclusive de la juridiction nationale de cassation (I), dès lors qu'il y a application des sanctions pénales. Cependant, une lecture plus nuancée des dispositions de l'article 14 du Traité de Québec invite à préconiser un partage de compétence entre la CCJA et les juridictions nationales statuant en cassation (II).
I - Une compétence exclusive supposée
Aux termes de l'article 14, alinéa 3, et 4 du Traité, "saisie par la voie de recours en cassation, la Cour se prononce sur des décisions rendues par les juridictions d'appel des Etats parties dans toutes les affaires soulevant des questions relatives à l'application des Actes uniformes et des Règlements prévus au présent Traité à l'exception des décisions appliquant des sanctions pénales". La CCJA considère, au regard de cette disposition, que, seule, la Cour suprême nationale doit être compétente pour connaître du pourvoi lorsque la décision attaquée applique les sanctions pénales (A), et ce même en cas de violation des dispositions des Actes uniformes (B).
A - En cas d'application des sanctions pénales
L'analyse des dispositions de l'article 14, alinéa 3, in fine invite à écarter la compétence de la CCJA dès lors que la décision critiquée "applique des sanctions pénales". Cette disposition, perçue comme le signe d'un musellement de la compétence de la CCJA à travers la limitation de l'objet du pourvoi (8), est a priori compréhensible au regard de l'option de "concours voulu de compétences normatives" entre l'OHADA et les Etats parties au Traité (9). En effet, aux termes de l'article 5, alinéa 2, du Traité, "les Actes uniformes peuvent inclure des dispositions d'incrimination pénale. Les Etats parties s'engagent à déterminer les sanctions pénales encourues". Même si la Cour commune de justice et d'arbitrage n'évoque pas expressément cette disposition, il semble que la lecture combinée des articles 5 et 14 du Traité fondent son incompétence dès lors qu'il y a application des sanctions pénales. La CCJA doit donc se déclarer incompétente et, par voie de conséquence, retenir la compétence exclusive de la juridiction nationale statuant en cassation si la décision attaquée fait application des sanctions pénales.
Cependant, une telle analyse n'emporte pas entière conviction. Elle tend notamment à faire "croire que les pourvois en cassation en matière pénale doivent nécessairement être portés devant les juridictions nationales statuant en cassation et qu'ils ne peuvent, en aucun cas être soumis à la Cour commune de justice et d'arbitrage, seraient-ils fondés sur un moyen tiré de la violation d'un Acte uniforme" (10). Cette conviction est d'autant plus renforcée que, visiblement, se pose un véritable problème de terminologie. Toute décision judiciaire en matière pénale applique presque toujours fatalement une sanction pénale, sauf en cas d'acquittement ou d'exemption de peines (11). S'il est vrai que le pourvoi peut, en pareille occurrence, être exercé par le ministère public, il paraît superflu de soutenir que les rédacteurs du Traité n'ont entendu réserver cette voie de recours devant la CCJA qu'au seul représentant du Parquet national. Il en résulte donc que l'application d'une sanction pénale par le juge national ne peut pas être érigée en une cause de l'incompétence de la CCJA. S'il en était ainsi, la Cour commune de justice et d'arbitrage ne serait jamais compétente pour connaître des pourvois en matière pénale des Actes uniformes. Or, il nous semble que ce qui fixe la compétence de la CCJA, c'est moins le contenu de la décision attaquée que les moyens de critique soulevés par le demandeur au pourvoi. De la sorte, on pourrait considérer que lorsque, comme en l'espèce, seule est contestée la qualification de l'incrimination, la compétence de la CCJA devrait s'imposer. Les juges de la CCJA n'ont pas retenu cette position, sans doute parce que ces conséquences aboutiraient à une appréciation indirecte des sanctions pénales prononcées par le juge national, et surtout parce que la CCJA dispose d'un pouvoir d'évocation (12). Toute la difficulté semble donc provenir de l'emploi, par les rédacteurs du Traité, d'une expression ambigüe de "décisions appliquant les sanctions pénales" que la CCJA reprend presque machinalement à chaque fois (13).
Il ne peut pas être entendu que, selon le vocabulaire des auteurs du Traité relatif à l'harmonisation du Droit des affaires en Afrique, "décision appliquant des sanctions pénales" serait synonyme de "décision rendue en matière pénale". Une telle position, partagée par un auteur (14), se heurte à la nécessité d'assurer l'unité d'interprétation des Actes uniformes, surtout lorsque notamment est mise en cause la violation d'une disposition d'incrimination OHADA.
B - Malgré la violation de la norme d'incrimination
Les demandeurs au pourvoi dans l'espèce commentée fondent celui-ci sur la violation par la Cour de répression de l'enrichissement Illicite du Sénégal des dispositions de l'Acte uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du groupement d'intérêt économique, en ses articles 10, 13, 390, 391, 393 à 396 et 886. Ils reprochent à la CREI d'avoir retenu contre eux la fraude dans la constitution des sociétés AHS en se fondant sur de simples déclarations verbales de témoins, ignorant, estiment-ils, les règles établies par les dispositions de l'Acte uniforme précité. Ils invitaient donc la CCJA à se prononcer sur l'application des dispositions du droit OHADA, ce qui, conformément à l'article 14 du Traité, relève de sa compétence. La Cour commune de justice et d'arbitrage relève, pour faire droit à une exception d'incompétence soulevée par l'Etat sénégalais, que "même si une décision soulève des questions relatives à l'application des Actes uniformes et des règlements prévus au Traité [...], elle ne peut ressortir de la compétence de la CCJA dès l'instant où elle applique les sanctions pénales". Au regard de cette solution, il apparaît que la Cour de l'OHADA fait une distinction, du reste contestable, entre les décisions rendues en matière pénale appliquant les sanctions pénales et celles n'appliquant pas les sanctions pénales ; seule la dernière catégorie de décisions semble pouvoir échoir à la compétence de cette Cour.
Ainsi, la Cour communautaire érige la présence d'une sanction pénale prononcée par une juridiction nationale en un obstacle à sa propre compétence. Autrement dit, dès lors que la décision attaquée a prononcé des peines, elle ne pourrait faire l'objet du pourvoi devant la CCJA, quand bien même le moyen de celui-ci porterait uniquement sur la qualification de l'incrimination. La Cour se montre donc -exagérément pourrait-on dire- soucieuse et respectueuse du domaine de compétence des Etats en s'abstenant de se prononcer sur un pourvoi dès l'instant où celui-ci conteste une décision "appliquant les sanctions pénales".
Mais, l'incompétence de la CCJA en cas d'application des sanctions pénales entraîne des conséquences fâcheuses, tant sur le plan pratique que théorique. Sur le plan pratique, une telle solution prive le justiciable OHADA de la possibilité de discuter, devant la juridiction communautaire, des dispositions d'incrimination pourtant harmonisées ; ce qui pourrait constituer une atteinte au droit à un recours effectif, considéré comme un principe constitutionnel du procès (15). De même, elle écarte les infractions OHADA de la logique d'une interprétation commune. Bref, sur ce point, la CCJA manquerait à sa mission qui est de garantir l'unité d'interprétation du droit OHADA si elle s'abritait derrière l'application des sanctions pénales nationales pour ne pas connaître des pourvois fondés sur la qualification des incriminations. Cette stratégie de l'évitement n'est pas favorable à la répression uniforme des violations des Actes uniformes, car il suffit à "une cour nationale de condamner à des sanctions pénales, mêmes légères, pour faire échapper la décision à un contrôle de la CCJA, laquelle a cependant pour fonction d'assurer l'uniformité d'interprétation de l'Acte uniforme" (16).
Sur le plan théorique, refuser de connaître d'un pourvoi qui met en cause la violation d'une disposition d'incrimination des Actes uniformes au motif que des sanctions pénales seraient appliquées, c'est subordonner la force des incriminations OHADA aux peines contenues dans la loi nationale, de sorte que la présence de celles-ci suffit à faire obstacle à l'appréciation de celles-là. Une telle analyse heurte la logique même du droit pénal. En droit pénal en effet, il est nécessaire de faire apparaître le processus logique et d'indiquer que "c'est dans ses éléments qu'une infraction trouve la mesure de sa gravité, la peine ne faisant ensuite que l'exprimer" (17). De telle manière que les incriminations sont non seulement antérieures aux peines, mais également, leur appréciation n'est pas dépendante de ces dernières. Dans un système où l'incrimination et la peine qui lui est attachée sont édictées par des autorités différentes, la technique de renvoi exprime la prééminence des incriminations sur les peines et il n'est guère utile de rechercher une quelconque hiérarchie. Il convient donc de restaurer la CCJA dans ses fonctions de gardienne d'interprétation unique des Actes uniformes, y compris dans leurs aspects pénaux. Certes que la CCJA a peut-être bien voulu combattre toute velléité des justiciables d'éluder la justice nationale en attribuant une qualification de droit OHADA à des faits qui tombent sous le coup de la loi nationale. Il faut, néanmoins, réaffirmer la nécessité de préserver l'harmonisation des règles communautaires, sans nier le rôle des juridictions internes de cassation. Un tel équilibre passe, en matière pénale, par le partage de compétence entre la CCJA et les juridictions nationales statuant en cassation.
II - Un partage de compétences préconisé
Le partage de compétences en matière d'interprétation des aspects pénaux des Actes uniformes entre la CCJA et les juridictions nationales statuant en cassation résulte de l'option de répartition de compétences normatives entre l'OHADA et les Etats membres en matière de droit pénal (18). Doit-on alors conclure, ainsi que s'interrogeait un auteur (19), que le contentieux judicaire en matière pénale est attribué concurremment à la Cour commune de justice et d'arbitrage (compétente pour contrôler les qualifications) et aux juridictions nationales statuant en cassation (compétente pour contrôler l'interprétation des normes de sanction) ? Une telle option, théoriquement envisageable (A), se révèle, néanmoins, difficile à mettre en oeuvre (B).
A - Une solution théoriquement envisageable
Le choix des demandeurs au pourvoi devant la CCJA dans la présente affaire est fondé sur l'idée que l'option de concours de compétences normatives voulu par les rédacteurs du Traité de l'OHADA (20) devrait entraîner des conséquences, notamment sur le plan procédural, et aboutir à un éclatement du contentieux entre la Cour de l'OHADA et les "juridictions nationales statuant en cassation". La réserve émise à l'article 14, alinéa 3, in fine, ne devrait pas être interprétée comme écartant absolument la compétence de la CCJA en matière d'interprétation des incriminations des Actes uniformes. Une telle analyse ferait de la Cour commune de justice et d'arbitrage une pourfendeuse de l'unification des règles dont elle a la charge d'assurer une interprétation uniforme. Il n'y a donc pas de conflits entre les dispositions de l'article 5, alinéa 2, que la Cour ne donne pas l'impression de soupçonner l'existence mais qui portent pourtant en elles la virtualité d'un partage de compétence judiciaire, et celles de l'article 14, alinéa 3, qu'elle vise expressément. Si l'interprétation littérale de la dernière disposition fait apparaître un tel conflit, il ne saurait être résolu en application de l'adage "specialia generalibus derogant" (21). L'éviction de cet adage s'explique ici par l'antinomie des deux règles ; l'une (Traité OHADA, art. 5, al.2) étant une règle de droit substantiel et l'autre (Traité OHADA, art. 14, al. 3) une règle de nature processuelle. On ne se trouve donc pas en présence d'une règle générale et d'une règle spéciale (22), car "l'antinomie suppose la contradiction dans l'égalité" (23). La contradiction apparente entre ces deux règles ne peut pas non plus aboutir à la disparition de l'une au profit de l'autre. En tout état de cause, la Cour commune de justice et d'arbitrage devrait changer sa lecture des dispositions de l'article 14, alinéa 3, du Traité. Une interprétation consistant à attribuer, aux juridictions nationales statuant en cassation, une compétence exclusive pour statuer sur les pourvois en matière d'interprétation des incriminations prévues par les Actes uniforme ne saurait être admise par cela seul qu'elle conduirait à avoir autant d'interprétation qu'il y a d'Etats parties. Les rédacteurs du Traité de l'OHADA ne peuvent l'avoir souhaité et l'objectif d'élaboration et d'adoption des règles juridiques communes (24) s'y oppose fermement. Il ne peut en être autrement car, "il n'y a pas de loi commune lorsque l'unification législative ne s'est pas accompagnée d'une unification juridictionnelle" (25). Dès lors, l'option de partage de compétence doit être privilégiée et celle-ci ne se pose pas qu'en matière pénale ; elle concerne également d'autres domaines régis par les Actes uniformes, comme par exemple en matière de recouvrement de créances (26).
En somme, il convient de rappeler avec force que la nécessité d'assurer une unité d'interprétation des Actes uniformes impose de reconnaître à la CCJA une compétence en matière d'interprétation des dispositions d'incriminations communautaires, et notamment lorsqu'elles sont seules en cause dans le pourvoi. De même, la juridiction nationale statuant en cassation est seule compétente "lorsque le pourvoi tend à faire sanctionner la violation d'une règle de procédure [nullité des actes de procédure, la violation d'une règle de compétence] ou la violation de l'obligation de motiver [défaut de motifs, insuffisance de motifs ou contradiction de motifs]" (27). Il devrait en être de même lorsque le pourvoi tend à faire censurer la violation de la norme de sanction, lorsque notamment celui-ci est "fondé sur la violation de la norme de sanction à laquelle renvoie l'Acte uniforme portant l'incrimination" (28). Cette solution est non seulement conforme aux objectifs du Traité mais elle concilie également les dispositions de l'article 5, alinéa 2, avec celles de l'article 14, aliéna 3, du Traité. Il faut, néanmoins, reconnaître que la mise en oeuvre de cette solution ne va pas sans poser quelques difficultés.
B - Une solution difficile en pratique
L'option de l'éclatement du contentieux pénal OHADA entre la CCJA et les juridictions nationales statuant en cassation soulève deux séries de difficultés majeures, lesquelles expliquent en partie l'orientation de la Cour dans la présente affaire. La première, propre à l'espèce, est relative au sort des sanctions pénales prononcées par le juge national en cas de cassation à la suite du pourvoi, et la seconde, d'ordre général et pouvant se présenter à l'avenir, concerne la désignation de la juridiction compétente en cas de pourvoi "mixte".
Dans la première hypothèse, il faut craindre que le juge communautaire soit amené, en raison de son pouvoir d'évocation, à apprécier de manière indirecte les sanctions pénales dont l'appréciation relève, ainsi que nous l'avons montré, de la compétence de la juridiction nationale statuant en cassation. Il suffit de songer à l'hypothèse où, dans la présente affaire, la CCJA se soit déclarée compétente et ait cassé l'arrêt rendu par la CREI en date du 23 mars 2015. Son pouvoir d'évocation (29) l'aurait alors conduit à juger de l'affaire en appréciant la violation des normes d'incriminations, alors que l'article 5 du Traité lui interdit de se prononcer sur les peines relevant du droit national. La difficulté resterait donc entière mais non pas insoluble.
Dans la seconde hypothèse concernant un pourvoi "mixte", c'est-à-dire un pourvoi dans lequel une partie entend critiquer une décision en se fondant, d'une part, sur la violation d'une règle de procédure ou de compétence ou sur la violation d'une norme de sanction, et d'autre part sur la violation de la norme d'incrimination. Se trouvent donc impliqués dans un même pourvoi, deux normes relevant, en théorie, des juridictions différentes. Le Professeur Ndiaw Diouf excluait, en pareille hypothèse, toute possibilité "de former un seul pourvoi avec deux moyens destinés à être soumis à deux juridictions différentes" (30). Sur cette question de pourvoi mixte, la CCJA a clairement exprimé sa position s'agissant des pourvois dans des domaines autre que le droit pénal, en désapprouvant de manière ferme une jurisprudence nationale. Par principe, la CCJA est donc compétente pour connaître du pourvoi dans lequel sont mises en cause à la fois des règles communes et nationales. La difficulté en matière pénale tient donc à son incompétence à apprécier une disposition du droit pénal national. Une telle difficulté trouve sa source dans le pouvoir d'évocation de la Cour et elle peut donc être résolue en instituant, de lege ferenda, un "renvoi exceptionnel" en cas de cassation par la CCJA de "décisions appliquant les sanctions pénales".
L'intérêt d'un tel renvoi est double. D'une part, il permet de sauvegarder les domaines respectifs de compétence de la CCJA et des juridictions nationales de cassation. Ainsi, la CCJA pourrait connaître des pourvois critiquant la violation de la norme d'incrimination, même lorsque la décision attaquée applique les sanctions pénales, dès lors qu'une éventuelle cassation entraînerait le renvoi vers une juridiction nationale, qui seule reste compétente pour apprécier la peine. D'autre part, ce "renvoi exceptionnel" garantirait une application uniforme des incriminations prévues par les Actes uniformes. L'harmonisation du droit pénal des affaires dans le cadre de l'OHADA, même si elle reste tributaire du pouvoir de sanctions des Etats membres, n'aurait de sens que si elle s'accompagne d'une interprétation unique dont la CCJA reste la gardienne par excellence.
En définitive, il convient de rappeler, au terme de cette analyse, ce propos des auteurs pour qui le droit OHADA est "un droit fort et puissant" (32). Mais la "force" d'un droit se mesure à l'aune de la correcte application qui en est faite, de laquelle dépendent la sécurité juridique et judiciaire des justiciables. L'institution de la CCJA répond à cette finalité. Certes, il faut contenir sa compétence dans des proportions raisonnables, afin d'éviter des "querelles" de compétence avec les juridictions nationales statuant en cassation et qui pourraient sérieusement écorner la légitimité de ses décisions ; mais force est de reconnaître que l'impératif de l'application uniforme des Actes uniformes, y compris dans leurs aspects pénaux, passe inexorablement par la reconnaissance de la plénitude du pouvoir d'interprétation à la CCJA en cas de violation du droit uniforme. De ce point de vue, les restrictions qu'elle s'impose en matière d'interprétation des dispositions pénales ne paraissent pas soutenables. Les incriminations des Actes uniformes ne sont pas du droit national en cela qu'elles sont sanctionnées par des peines contenues dans les législations des Etats-parties. Les Actes uniformes peuvent laisser la liberté aux Etats-partie de compléter leur arsenal ou même concéder des dérogations spéciales (33), ce qui n'altère en rien le caractère uniforme de ce droit. En refusant d'apprécier un pourvoi dans lequel seraient en cause des dispositions pénales contenues dans les Actes uniformes, la CCJA "livre" les règles communes à l'interprétation diversifiée des juridictions nationales.
(1) R. Njeufack Temgwa, Précisions sur la compétence judiciaire de la CCJA, in Les Réformes de droit privé en Afrique, Actes du colloque organisé par le Laboratoire d'Etudes et de Recherche sur le Droit et les Affaires en Afrique (LERDA), 13-14 novembre 2014-Université de Dschang (Cameroun), PUA, 2016, p. 403-411.
(2) Selon une expression empruntée à G. Morin, La révolte des faits contre le code. Les atteintes à la souveraineté de l'individu. Les formes actuelles de la vie économique : les groupements. Esquisse d'une structure nouvelle des forces collectives, éd. Bernard Grassat, 1920.
(3) J. Fometeu, Le clair-obscur de la répartition des compétences entre la Cour commune de justice et d'arbitrage et les juridictions nationales de cassation, Juris Périodique n° 73/2008, p. 89 et s..
(4) J. Issa-Sayegh, La fonction juridictionnelle de la Cour commune de justice et d'arbitrage de l'OHADA, ohadata, D-02-16.
(5) Le rêve de créer l'OHADA remonte aux lendemains des indépendances. Si l'on y prend garde, la balkanisation politique doit engendrer une balkanisation juridique . On rêve alors d'un système juridique pour sauver l'important acquis de l'époque antérieure qu'est le droit commun des Etats francophones. L'idée d'un droit harmonisé est née. Une première tentative est éphémère : c'est le Bureau africain et mauricien des recherches et d'études législatives (BAMREL) crée le 5 juillet 1975 dans le cadre de l'Organisation commune africaine et malgache (OCAM). L'idée est reprise en avril 1991 à Ouagadougou par les ministres des Finances de la zone franc et ayant en commun l'usage du français. Une réunion des mêmes ministres, tenue à Paris les 2 et 3 octobre 1991, la ficelle : unifier le droit des affaires pour rationaliser et améliorer l 'environnement juridique des entreprises. Une "mission de haut niveau" étudie la faisabilité du projet. La Conférence des chefs d'Etat de France et d'Afrique, réunie à Libreville en octobre 1992, accepte le projet. L'OHADA est engendrée. La naissance survient un an plus tard. En effet, le Traité créant l'OHADA est signé le 17 octobre 1993 à Port-Louis et est entré en vigueur le 18 septembre 1995. Il est révisé le 17 octobre 2008 à Québec au Canada. L'OHADA compte actuellement 17 Etats membres (le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, le Congo, la Côte -d'Ivoire, le Gabon, la Guinée, la Guinée Bissau, la Guinée équatoriale, le Mali, le Niger, la République centrafricaine, la République démocratique du Congo, le Sénégal, le Tchad, le Togo, l'Union des Comores). L'objectif de l'OHADA est de sécréter un droit nouveau et adapté dans le domaine du droit des affaires. Le domaine du droit des affaires de l'OHADA est fixé à l'article 2 du Traité qui précise qu'"entrent dans le domaine du droit des affaires l'ensemble des règles relatives au droit des sociétés et au statut juridique des commerçants, au recouvrement des créances, aux sûretés et aux voies d'exécution, au régime du redressement des entreprises et de la liquidation judiciaire, au droit de l'arbitrage, au droit du travail, au droit comptable, au droit de la vente et des transports, et toute autre matière que le Conseil des ministres déciderait, à l'unanimité, d'y inclure, conformément à l'objet du présent Traité et aux dispositions de l'article 8 ci-après". Plusieurs Actes uniformes ont été adoptés et sont entrés en vigueur. Il s'agit de : l'Acte uniforme du 11 mars 1999, relatif au droit de l'arbitrage (N° Lexbase : L1333LGH), l'Acte uniforme portant sur le droit commercial général du 17 avril 1997 (révisé en décembre 2010) (N° Lexbase : L3037LGL), l'Acte uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du groupement d'intérêt économique du 17 avril 1997 (révisé en janvier 2014) (N° Lexbase : L0647LG3), l'Acte uniforme du 24 mars 2000, portant organisation et harmonisation des comptabilités des entreprises, l'Acte uniforme du 17 avril 1997, portant organisation des sûretés (révisé le 15 décembre 2010) (N° Lexbase : L9023LGB), l'Acte uniforme portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies d'exécution du 10 avril 1998 (N° Lexbase : L0546LGC), l'Acte uniforme portant organisation des procédures collectives d'apurement du passif (révisé le 10 septembre 2015) (N° Lexbase : L0547LGD), l'Acte uniforme du 22 mars 2003, relatif aux contrats de transport de marchandises par route (N° Lexbase : L1410LGC), l'Acte uniforme relatif au droit des sociétés coopératives du 15 décembre 2010 (N° Lexbase : L1886LGX) (V. P. G. Pougoué et Y. R. Kalieu Elongo, Introduction critique à l'OHADA, Yaoundé, 1ère éd. P.U.A, 2008, pp. 21 et s.).
(6 ) Il s'agit d'une juridiction pénale spécialisée créée par la loi sénégalaise n° 81 -54 du 10 juillet 1981 et qui est chargée uniquement de réprimer l'enrichissement illicite et tout délit de corruption ou de recel connexe.
(7) Toutes ces sanctions sont prononcées en application des dispositions des lois 81-54 du 10 juillet 1981 et des articles 30 et suivants, 45, 46 et 163 bis du Code pénal sénégalais, 451, 709 et suivants du Code de procédure pénale.
(8) R. Njeufack Temgwa, Précisions sur la compétence judiciaire de la CCJA, loc. préc., p. 405.
(9) N. Diouf , Actes uniformes et droit pénal des Etats signataires du Traité de l'OHADA : la difficile émergence d'un droit communautaire dans l'espace OHADA, www.ohada.com, Ohadata D-05-41.
(10) N. Diouf, art. préc., p.12.
(11) L'article 308 du Code de procédure pénale congolais dispose en effet que "si l'accusé est absous ou acquitté, il est immédiatement en liberté s'il n'est retenu pour autre cause".
(12 ) E. A. Assi, La Cour commune de justice et d'arbitrage de l'OHADA : un troisième degré de juridiction, RIDC, 4-2005, p. 943.
(13) CCJA, 7 juin 2012, n° 053 /2012 (N° Lexbase : A3709WQG).
(14) P. G. Pougoué, Présentation générale et procédure en OHADA, PUA, 1998, p. 15 : "La Cour n'est pas compétente pour la décision à caractère pénal même si celle-ci concerne les Actes uniformes".
(15) P. Martens, Les principes constitutionnels du procès dans la jurisprudence récente des juridictions constitutionnelles européennes, Cahiers du Conseil constitutionnel n° 14 (Dossier La justice dans la Constitution) - mai 2003.
(16) M. Gore, Compétence de la CCJA : exclusion des décisions appliquant des sanctions pénales (Traité OHADA , art. 14, al. 3 et 4), note sous CCJA, Ass. plén., 14 juillet 2016, n° 143/2016 (N° Lexbase : A9113WY8).
(17) G. Roujou de Boubee, Brèves observations sur l'avant-projet de Code pénal, Mélanges offerts à Pierre Raynaud, Dalloz-Sirey , 1985, p. 723.
(18) Traité, art. 5 al. 2.
(19) N. Diouf, loc. préc., p. 13.
(20) Traité, art. 5, al.2.
(21) H. Roland, L. Boyer, Adages du droit français, 4ème éd., Paris, Litec, 1999, n° 152, p. 296.
(22) Sur la distinction entre règles générales et règles spéciales, voir : Ch. Goldie-Genicon, Contribution à l 'étude des rapports entre droit commun et droit spécial des contrats, LGDJ, 2009 , spéc., n° 347 et s..
(23) Ph. Malaurie, Antinomies des règles et de leur fondement, in Le droit privé français à la fin du XXème siècle, Etudes offertes à Pierre Catala, Litec 2001, p. 26.
(24) Traité, art. 1.
(25) P. Mayer et V. Heuze, Droit international privé, Paris, Domat Montchrestien, 10ème éd., 2010, n° 93, p. 71.
(26) F. Anoukaha, La délimitation de la compétence entre la Cour commune de justice et d'arbitrage et les Cours suprêmes nationales en matière de recouvrement des créances, Juris périodique, n° 59, juillet - décembre 2004, p. 118.
(27) N. Diouf, préc..
(28) Ibid.
(29) E. N'sie', La Cour commune de justice et d'arbitrage, Penant, 1998, n° 828, p. 308.
(30) Loc. préc..
(31) CCJA, 31 mai 2007, n° 021/2007 (N° Lexbase : A9122WYI).
(32) P. G. Pougoué et Y. R. Kalieu-Elongo, Introduction critique à l'OHADA, PUA, 2008.
(33) P. G. Pougoué, Notion d'Actes uniformes, in Encyclopédie du droit OHADA (Dir.), Lamy, 2011, p. 24.
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