Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 25 octobre 2017, n° 396990, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6295WW3)
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N1005BXI
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par Romain Victor, Rapporteur public au Conseil d'Etat
le 09 Novembre 2017
2.- Par une délibération du 28 octobre 2006, le conseil municipal de la commune bretonne de Ploërmel -10 000 habitants environ- située dans le département du Morbihan, a accepté le don d'une statue du souverain pontife polonais décédé en 2005, oeuvre du sculpteur monumentaliste Zurab Tsereteli. L'extrait du registre des délibérations du conseil municipal indique : "La Ville de Ploërmel a reçu de Zurab Tsereteli, artiste russe de réputation internationale, une proposition de don à la commune d'une statue géante du défunt pape Jean-Paul II. Cette statue sera implantée sur la place Jean-Paul II. Cette statue sera un témoignage du service rendu à l'Humanité par cet homme, géant de l'Histoire, choisi par ses pairs pour devenir le chef de l'Etat du Vatican et qui a su mettre son autorité au service de la Paix. Cette oeuvre d'art contribuera, à n'en pas douter, à la notoriété de la ville et au développement du tourisme. Il est demandé au conseil municipal [...] d'accepter ce don".
Installée sur la place publique "Saint Jean-Paul II" de la ville de Ploërmel, l'oeuvre a été inaugurée le 10 décembre 2006 en présence d'une foule nombreuse -environ 1 000 personnes- ainsi que d'élus locaux, de parlementaires et de représentants du clergé.
La statue de bronze, représentant Jean-Paul II en costume ecclésiastique, debout, les mains jointes, a été érigée sur un épais socle de granit. Sur ce socle a été apposée une plaque reproduisant en lettres majuscules l'injonction "N'ayez pas peur" adressée par le nouveau pape aux fidèles rassemblés sur la place Saint-Pierre de Rome, le 22 octobre 1978, dans son discours inaugurant son pontificat. La statue a été entourée de deux piliers massifs en pierre enduite, fixés dans le même support que la statue et supportant à leur sommet une arche surmontée d'une croix latine, l'ensemble culminant à 7,50 mètres de hauteur au-dessus du socle. Sachez qu'une réplique de la statue a été installée en octobre 2014 à Paris, dans le square public Jean-XXIII qui jouxte la cathédrale Notre-Dame, mais sans arche ni croix.
3.- Un premier épisode contentieux, initié en 2007, a opposé deux adhérents de la Fédération morbihannaise de la libre pensée au département du Morbihan. Etait en cause une subvention de 4 500 euros octroyée par une délibération du conseil général du 20 octobre 2006 à la communauté de communes du pays de Ploërmel destinée à financer une partie du socle appelé à recevoir la statue de Jean-Paul II, délibération que le tribunal administratif de Rennes a annulé par un jugement devenu définitif du 31 décembre 2009 (TA Rennes, 31 décembre 2009, n° 0701701).
La Fédération morbihannaise de la libre pensée ne s'est pas arrêtée en si bon chemin. Courant 2012, l'association et deux de ses adhérents habitant Ploërmel ont saisi le maire de demandes tendant "à faire disparaître de tout emplacement public ce monument consacré à Jean-Paul II" en se fondant sur le motif que l'édification de la croix supportée par l'arche, qui constituait un élément indissociable de la statue, méconnaissait les dispositions de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905. Face au silence gardé par le maire, ils ont déféré au tribunal administratif de Rennes les décisions implicites de rejet de leurs demandes. Par un jugement du 30 avril 2015, ce tribunal a annulé ces décisions pour excès de pourvoir et ordonné au maire de Ploërmel de retirer le monument de son emplacement dans un délai de six mois.
Les premiers juges, qui ont commencé par citer l'article 1er de la Constitution (N° Lexbase : L0827AH4) et l'article 28 de la loi de 1905, ont relevé que la statue, érigée sur une place publique, était entourée d'une arche surplombée d'une croix, symbole de la religion chrétienne, qui, par sa disposition et ses dimensions, présentait un caractère ostentatoire. Ils ont estimé qu'alors même que l'édification de la statue ne méconnaîtrait pas, par elle-même, la Constitution et la loi de 1905, en revanche l'apposition de la croix au sommet de l'arche méconnaissait ces textes. Ils ont ajouté que cette incompatibilité faisait obligation à la commune de mettre fin, à la première demande, à la situation illicite, sans qu'y puisse faire obstacle l'invocation du droit moral de l'auteur de l'oeuvre. Le tribunal a seulement rejeté les conclusions des requérants tendant à ce qu'ils déclarent illégales la convention de cession à la commune des droits patrimoniaux de M. Tsereteli sur son oeuvre ainsi que la délibération du conseil municipal de Ploërmel approuvant cette cession.
La commune a interjeté appel de ce jugement, en tant qu'il lui faisait grief, devant la cour administrative d'appel de Nantes à laquelle elle a en outre demandé qu'il soit sursis à l'exécution du jugement attaqué. Sont intervenus à l'instance, au soutien de l'appel de la commune, M. Tsereteli, auteur du monument litigieux, ainsi que l'association de défense de la statue de Jean-Paul II "Touche pas à mon Pape", qui a pour objet le maintien, la mise en valeur et l'exposition de la statue de Saint Jean-Paul II à son emplacement actuel.
Pour annuler les dispositions contestées du jugement du tribunal administratif de Rennes et rejeter la demande de Fédération morbihannaise de la libre pensée et autres, la cour a réglé le litige sur un terrain procédural après avoir communiqué aux parties un moyen qu'elle a relevé d'office. Les juges d'appel ont en effet analysé la demande des requérants de faire disparaître la statue de Jean-Paul II comme tendant implicitement mais nécessairement à l'abrogation de la délibération du 28 octobre 2006 du conseil municipal de Ploërmel. Or, ils ont aussitôt constaté que cet acte était devenu définitif faute d'avoir été contesté en temps utile de sorte que, faisant application de votre jurisprudence de Section "Association Les Verts" (CE, 30 novembre 1990, n° 103889 N° Lexbase : A5713AQN, rec. p. 339), ils ont jugé que le refus de l'abroger ne pouvait être annulé, car l'illégalité entachait la délibération depuis l'origine et n'était pas apparue à la faveur de changements dans les circonstances de droit ou de fait postérieurs à son édiction. C'est l'arrêt attaqué.
Vous pourrez admettre la recevabilité de l'intervention de l'association "Touche pas à mon pape", qui a été présentée par mémoire distinct conformément à l'article R. 632-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L9919LAM). L'intervention est par ailleurs motivée et émane d'une personne qui justifie, eu égard à la nature et à l'objet du litige, d'un intérêt suffisant au maintien de l'arrêt (CE Sect., 25 juillet 2013, n° 350661 N° Lexbase : A1209KKY, rec. p. 224). Enfin, si elle est intervenue avant toute défense au pourvoi, la production du mémoire en défense de la commune a régularisé cette irrecevabilité (CE, 26 mars 1996, n° 157678 N° Lexbase : A8293ANH, aux T.).
4.- L'un des moyens du pourvoi nous paraît fondé. Il est tiré de ce que les juges d'appel auraient inexactement interprété la portée de la délibération du 28 octobre 2006, ce dont il résulterait une erreur de droit.
Nous l'avons dit, cette délibération a uniquement pour objet d'accepter le don de la statue représentant le pape Jean-Paul II dont il est précisé qu'elle est destinée à être implantée sur la place Saint Jean-Paul II de la commune. La délibération prend par ailleurs le soin de faire ressortir la stature politique de dimension internationale et l'envergure historique du personnage. En revanche, il n'y est nullement question de l'édification d'un portique en forme d'arche surmontée d'une croix. A la seule lecture de l'acte, qui n'est par ailleurs assorti d'aucune photographie ni d'aucun croquis, il n'est pas permis de savoir que la statue, décrite comme une oeuvre "géante", sera entourée de deux piliers supportant une arche et une croix aux proportions plus monumentales encore.
Dans ces conditions, l'installation de l'ouvrage en pierre entourant et surplombant la statue doit être regardée comme "révélant" l'existence d'une décision distincte de la délibération du 28 octobre 2006 et ce quand bien même -et, à vrai dire, nous n'en savons rien- l'oeuvre de Zurab Tsereteli aurait comporté ces deux éléments dès sa création. Or cette seconde décision, certes manifestée par l'installation puis l'inauguration publique de l'ensemble, n'a pas fait l'objet des mesures de publicité prescrites par l'article L. 2131-1 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L2602KGH) de sorte qu'aucun délai de recours n'a été déclenché et qu'elle ne présente par conséquent aucun caractère définitif.
La théorie de la connaissance acquise ne peut par ailleurs jouer s'agissant d'une décision pour laquelle, comme en l'espèce, un mode d'opposabilité particulier est prévu par la loi, conformément à votre jurisprudence constante. Voyez, pour une publication au Journal officiel, votre arrêt de Section "Union pour la défense des radios locales privées" (CE, 14 mai 1993, n° 95042 N° Lexbase : A9610AMU, rec. p. 155) ou, pour un affichage en mairie, votre décision "Epoux Boulanger" (CE, 29 novembre 1999, n° 182214 N° Lexbase : A5090AXS, T. p. 941).
N'ayant pas un caractère réglementaire, la décision litigieuse n'est pas au nombre des actes que l'autorité compétente est tenue d'abroger au sens de votre décision "Cie Alitalia (CE Ass., 3 février 1989, n° 74052 N° Lexbase : A0651AQ8, rec. p. 44). Enfin si la commune invoque, dans son mémoire en défense, votre récente décision d'Assemblée "Czabaj" (CE, 13 juillet 2016, n° 387763 N° Lexbase : A2114RXL, à publier au recueil, concl. O. Henrard), selon laquelle, même en l'absence d'indication des voies et délais de recours, une décision administrative individuelle notifiée à son destinataire ne peut, au nom du principe de sécurité juridique, être remise en cause au-delà d'un délai raisonnable qui, en général, ne peut excéder un an, cette jurisprudence, telle que vous l'avez conçue, ne trouve pas à jouer lorsqu'est en cause, comme en l'espèce, une décision qui, non seulement, ne saurait être regardée comme une décision individuelle adressée à un destinataire désigné, mais aussi appartient à la catégorie des décisions "révélées" par un fait quelconque.
La cour ne pouvait donc clore le débat contentieux en se fondant sur le caractère définitif d'une délibération dont elle a mal interprété la portée. Elle a par voie de conséquence commis une erreur de droit car si la délibération du 28 octobre 2006 était bel et bien devenue irrévocable en 2012, à la date des demandes d'abrogation, elle ne pouvait refuser d'abroger la décision non formalisée de faire surplomber la statue d'une croix monumentale pour laquelle aucun délai de recours n'avait commencé à courir.
5.- Ce moyen ne conduisant qu'à une cassation partielle, il nous faut dire quelques mots des deux autres moyens du pourvoi dirigés contre le surplus des motifs de l'arrêt.
5.1.- On ne saurait d'abord faire grief à la cour d'avoir insuffisamment motivé sa décision en tenant pour acquis que la délibération du 28 octobre 2006 était devenue définitive, dès lors qu'il ressort des mentions marginales de celle-ci, non utilement combattues, qu'elle a été affichée en mairie le 9 novembre 2006.
5.2.- Les requérants font pour le reste grief à la cour d'avoir commis une erreur de droit et à tout le moins dénaturé leurs écritures en jugeant que leur demande devait être regardée comme tendant à l'abrogation de la délibération de 2006 alors qu'ils avaient saisi le maire en qualité d'autorité de police chargée de la préservation du domaine public.
La cour a objecté aux requérants, qui soutenaient avoir saisi le maire de la commune de Ploërmel sur le fondement du 1° de l'article L. 2122-27 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L8595AAL), en sa qualité d'agent de l'Etat chargé de l'exécution des lois et règlements sous l'autorité du préfet, que la mission confiée au maire par ce texte ne lui donnait le pouvoir ni de faire disparaître le monument incriminé ni d'enjoindre aux organes de la commune de le faire disparaître.
Ce faisant, la cour n'a pas dénaturé les écritures des requérants qui mentionnaient bien les dispositions de l'article L. 2122-27 précité, lesquelles ne constituent pas, il est vrai, le fondement des pouvoirs de police administrative de protection du domaine public que le maire tient d'autres textes (1) et de votre jurisprudence. En tout état de cause, la cour ne peut se voir reprocher aucune erreur de droit car la police de la conservation du domaine public n'était pas véritablement en cause dans le présent litige ce que chacun comprend aisément. Certes et contrairement à ce qu'allègue l'association intervenante dans un mémoire produit avant-hier, la domanialité publique de la place Saint Jean-Paul II de Ploërmel, dont personne n'avait jusqu'à présent contesté qu'elle était affectée à l'usage direct du public (2), est peu contestable. Certes encore, votre jurisprudence retient que les autorités chargées de la police de la conservation du domaine public sont tenues de veiller à l'utilisation normale de ce domaine et d'exercer les pouvoirs qu'elles tiennent de la législation en vigueur, y compris, le cas échéant, celui de saisir le juge des contraventions de grande voirie pour faire cesser les occupations sans titre et enlever les obstacles créés de manière illicite qui s'opposent à l'exercice par le public de son droit à l'usage du domaine (CE Sect., 23 février 1979, n° 4467 N° Lexbase : A2200AKP, rec. p. 75), sans pourvoir s'y soustraire pour des raisons de simple convenance administrative. Vos décisions retiennent ainsi qu'un maire est tenu de mettre fin à une autorisation illégale d'occupation du domaine public communal (CE, 29 juin 1979, n° 1474 N° Lexbase : A0984AKN, rec. p. 290) et de faire cesser l'occupation irrégulière d'une voie publique communale (CE, 21 novembre 2011, n° 311941 N° Lexbase : A9923HZK, rec. p. 578).
Mais l'invocation par les requérants d'une demande tendant à l'exercice par le maire de ses pouvoirs de police ne convainc pas. Outre qu'elle revient ici à demander au maire de remédier à un désordre dont il serait l'auteur, on relèvera que la police de la conservation du domaine public poursuit un double objectif de protection du patrimoine public et de maintien de l'affectation des dépendances du domaine public à l'usage direct du public ou au service public qui n'est pas méconnu ici. Il n'a en effet jamais été soutenu que l'installation de la statue aurait porté atteinte à l'intégrité du domaine ou à son affectation à l'usage du public.
Vous pourrez donc vous limiter à casser l'arrêt en tant qu'il porte sur les conclusions tendant à l'annulation du refus du maire de décider le retrait de l'arche et de la croix installées en surplomb de la statue.
6.- Nous vous invitons, après annulation, à régler l'affaire au fond, dans la mesure de la cassation prononcée, pour mettre un terme au présent litige. Vous vous retrouvez donc saisis de la requête d'appel de la commune de Ploërmel dirigée contre le jugement du tribunal administratif de Rennes en tant que, par cette décision, le tribunal a fait droit aux conclusions tendant au retrait de l'arche et de la croix.
6.1.- Si la commune rappelle exactement que les règles de recevabilité des recours sont d'ordre public ce qui emporte l'obligation pour le juge de les examiner d'office, vous pourrez néanmoins écarter son moyen tiré de ce que le tribunal administratif de Rennes aurait dû relever l'irrecevabilité, pour défaut d'intérêt à agir, des demandes qui lui ont été soumises.
En ce qui concerne Mme X et M. Y, les intéressés avaient justifié, par la production de factures d'eau et d'avis d'imposition, qu'ils résidaient dans la commune de Ploërmel et avaient la qualité de contribuables locaux. Vous jugez qu'un habitant a, en cette qualité, intérêt à contester un décret portant changement du nom de sa commune (CE, 4 avril 1997, n° 177987 N° Lexbase : A9569ADR, rec. p. 131, concl. J.-H. Stahl), une délibération du conseil municipal attribuant des dénominations à des voies privées de la commune (CE, 19 juin 1974, n° 88410 N° Lexbase : A1010AIA, rec. p. 346) ou l'arrêté rendant public le plan d'occupation des sols (CE, 1er février 1989, n° 66700 N° Lexbase : A1827AQQ, T. p. 836). Si la qualité d'habitant ne confère pas un intérêt à agir contre tous les actes de la commune, notamment contre la décision de délivrer un permis de construire (CE, 25 mars 1981, n° 20227 N° Lexbase : A6581AKX, rec. p. 164 ; CE, 8 avril 1987, n° 50755 N° Lexbase : A3691APE, T. p. 871), il nous semble ici qu'elle est suffisante, s'agissant de l'édification d'un monument sur une place affectée à l'usage du public. En outre, la qualité de contribuables municipaux était invoquée à bon escient s'agissant d'une décision ayant entraîné une charge pour les finances communales étant rappelé qu'il a fallu réunir des financements pour construire le socle du monument litigieux (CE, 17 octobre 1980, n° 17395 N° Lexbase : A7641AIT, T. p. 636).
Le tribunal n'avait pas davantage à opposer l'irrecevabilité de sa demande à la branche morbihannaise de la Fédération de la libre pensée, dont ses statuts lui donnent pour objet de défendre le principe de laïcité dans le département du Morbihan, dans lequel se situe la commune de Ploërmel. Vous avez d'ailleurs admis l'intérêt pour agir de la branche vendéenne de cette fédération dans l'affaire de la crèche de Noël du conseil général de la Vendée.
6.2.- Le moyen suivant, tiré de ce que le tribunal aurait dû, là encore d'office, relever la tardiveté de la requête ne peut qu'être écarté compte tenu de ce que vous aurez dit au stade de la cassation.
6.3.- Contrairement à ce soutient encore la commune, les premiers juges ont suffisamment motivé leur décision en jugeant, d'une part, que la commune ne pouvait se prévaloir des règles du droit de la propriété intellectuelle pour faire échec à l'application des dispositions de la loi du 9 décembre 1905 et, d'autre part, que l'arche surplombée de la croix présentait, par sa disposition et ses dimensions, un caractère ostentatoire.
6.4.- Le tribunal administratif s'étant régulièrement prononcé sur le fond, vous vous retrouvez donc saisi de l'ensemble du litige et il vous reviendra ainsi d'aborder la question centrale que soulève la demande de première instance relative à la conformité à la loi de 1905 de l'installation de l'arche et de la croix entourant la statue de Jean-Paul II. Il faut, à ce stade, rappeler les termes précis de l'article 28 de la loi de séparation, qui dispose qu'"[i]l est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions".
Ainsi que le retiennent vos décisions d'Assemblée Commune de Melun et Fédération de la libre pensée de Vendée précitées, ainsi que votre avis M. Bonn (CE, 28 juillet 2017, n° 408920 N° Lexbase : A0704WQ7, à mentionner aux Tables), ces dispositions, qui ont pour objet d'assurer la neutralité des personnes publiques à l'égard des cultes, s'opposent à l'installation par celles-ci, dans un emplacement public, d'un signe ou emblème manifestant la reconnaissance d'un culte ou marquant une préférence religieuse. Elles ménagent néanmoins des exceptions à cette interdiction, notamment lorsque ces signes ou emblèmes sont apposés dans un emplacement public "à titre d'exposition", ainsi que dans le cas d'un cimetière, quand bien même il serait une dépendance du domaine public communal. En outre, vous soulignez qu'en prévoyant que l'interdiction qu'il a édictée ne s'appliquerait que pour l'avenir, le législateur a préservé les signes et emblèmes religieux existant à la date de l'entrée en vigueur de la loi ainsi que la possibilité d'en assurer l'entretien, la restauration ou le remplacement
Ceci étant rappelé, nous n'éprouvons pour notre part aucune hésitation à vous proposer de juger que l'installation sur une place publique du centre-ville d'une commune, en décembre 2006 soit cent ans après l'adoption de la loi de 1905, c'est-à-dire dans cet "avenir" qu'avaient dessiné les auteurs du texte, d'une croix dont la nature de signe religieux ne fait aucun doute, dès lors qu'elle surmonte la statue d'un pape de l'Eglise catholique, contrevient évidemment aux dispositions que nous venons de rappeler et porte atteinte à la neutralité des personnes publiques à l'égard des cultes.
Nous souhaitons immédiatement préciser sur plusieurs points la position que nous vous suggérons d'adopter.
1°) Nous vous parlons bien de la croix et de la croix seulement. En revanche, les piliers en maçonnerie, de même que l'arche qui les relie, peuvent difficilement être regardés comme des signes ou emblèmes religieux. Il nous semble ainsi que vous devrez poursuivre au stade du règlement au fond la démarche pragmatique que votre décision aura initiée au stade de la cassation, consistant à analyser de manière autonome les différents éléments composant le monument dédié à Jean-Paul II. Si vous partagez cette approche, vous vous séparerez de l'analyse retenue par le tribunal administratif de Rennes qui a estimé que le monument, composé de la statue, des piliers, de l'arche et de la croix, formait un tout indissociable.
2°) Il nous semble ensuite, et nous nous séparons également sur ce point des premiers juges, qu'il n'y a pas lieu de s'appuyer sur le "caractère ostentatoire" de la croix, un tel caractère n'étant pas requis par la stricte application de l'article 28 de la loi de 1905. Il suffit que le signe ou l'emblème litigieux manifeste la reconnaissance d'un culte ou marque une préférence religieuse. Et tel est bien le cas de la croix surmontant l'arche, compte tenu de la nature même de ce symbole dont la dimension imposante le rend aisément visible par tous depuis la voie publique.
3°) La place publique "Saint Jean-Paul II" de Ploërmel doit incontestablement être regardée comme étant un "emplacement public" au sens et pour l'application de l'article 28 de la loi de 1905, sans même qu'il soit besoin de se référer aux travaux préparatoires lesquels -nous le signalons tout de même- sont clairement en ce sens que les places publiques étaient visées au même titre que les rues et les édifices publics autres que les cimetières et les musées. Voyez les précisions apportées sur ce point par Aristide Briand lors de la séance de la chambre des députés du 27 juin 1905 sur ce qui était alors le projet d'article 26. Un "emplacement public" sera généralement une dépendance du domaine public. Cependant le législateur de 1905 n'a nullement entendu raisonner en termes de "domanialité publique" mais bien davantage en termes de "propriété publique" et vous n'avez jamais opéré vous-mêmes une telle réduction. Substituer le "domaine public" à "l'emplacement public" ferait en outre courir le risque d'un contournement de la loi par des personnes publiques qui apposeraient des signes ou emblèmes religieux dans des locaux relevant de leur domaine privé ou dont elles ne seraient pas même propriétaires.
4°) La circonstance que la croix surmontant l'arche serait un élément d'une oeuvre d'art consacrée à Jean-Paul II ne conduit évidemment pas à retirer à celle-ci le caractère de signe ou d'emblème religieux. Pour manier les critères utilisés par vos décisions d'Assemblée sur les crèches de Noël, la reconnaissance du culte catholique et la préférence pour cette religion marquée par l'installation de la croix au sommet de l'arche l'emportent selon nous sur la dimension artistique de l'ensemble. Et que peut-on faire de mieux que de rappeler ces précisions d'Aristide Briand aux parlementaires qui l'interrogeaient : "Je vous indique que par ces mots emblèmes, signes religieux', nous entendons désigner des objets qui ont un caractère nettement symbolique, qui ont été érigés moins pour rappeler des actions d'éclat accomplies par les personnages qu'ils représentent que dans un but de manifestation religieuse. On peut honorer un grand homme, même s'il est devenu saint, sans glorifier spécialement la partie de son existence qui l'a désigné à la béatification de l'Eglise".
5°) Si la commune convoque ensuite sa propre histoire, remontant à sa fondation par Saint-Armel au VIème siècle, pour souligner qu'elle est "empreinte de faits religieux", qu'elle abrite de nombreux monuments classés liés à l'histoire religieuse -chapelles, églises, croix et calvaires- et réclame ainsi la prise en compte de "circonstances locales" manifestant une tradition religieuse municipale que n'aurait pas interrompue la loi de 1905, ce moyen ne saurait prospérer. Si, dans l'affaire des crèches, il a été admis de tenir compte, parmi d'autres éléments, de l'existence ou de l'absence d'usages locaux pour apprécier le caractère culturel ou cultuel d'installations qui sont susceptibles de revêtir une pluralité de significations, accueillir une telle argumentation au cas d'espèce reviendrait à priver d'effet utile l'article 28 de la loi de séparation qui a précisément pour but d'éviter, à compter de 1905, sous les exceptions qui ont été rappelées, que soient installés dans l'espace public de véritables signes religieux, tels une croix, qui ne revêt pas une pluralité de significations, quand bien même elle serait un élément d'une statuaire consacrée à un homme d'Eglise et homme d'Etat.
6°) Vous pourrez de même juger inopérante la circonstance que l'édification du monument surmonté de la croix procurerait à la commune des avantages économiques.
7°) Enfin, vous devrez prendre position sur le dernier groupe de moyens soulevés par la commune et tirés de la méconnaissance des droits de propriété intellectuelle attachés au monument dédié à Jean-Paul II. Celle-ci fait valoir, d'une part, que M. Zurab Tsereteli est titulaire d'un droit moral sur sa création qui fait obstacle à toute modification de celle-ci. D'autre part, elle rappelle qu'elle a signé en 2007 un contrat avec M. Tsereteli par lequel ce dernier lui a cédé les droits d'exploitation patrimoniale de son oeuvre et soutient que cette convention, dans la mesure où elle mentionne expressément l'emplacement actuel de l'oeuvre, fait obstacle à tout déplacement de celle-ci.
Il n'est pas contesté que le monument dédié à Jean-Paul II est une oeuvre de l'esprit au sens du Code de la propriété intellectuelle, l'article L. 112-2, 7° de ce code (N° Lexbase : L3334ADT) mentionnant notamment les oeuvres de sculpture. Il n'est pas davantage contesté que M. Tsereteli a la qualité d'auteur de cette création originale. Enfin, il ne fait aucun doute que le droit moral de l'auteur fait en principe obstacle à ce qu'il soit porté atteinte à l'intégrité physique de l'oeuvre. Mais, dès lors que la croix a été installée en méconnaissance des dispositions de la loi de 1905, ni le droit moral de l'auteur, ni les accords contractuels portant sur les droits patrimoniaux conclus postérieurement à l'installation de l'oeuvre sur une place publique ne peuvent être utilement invoqués pour obtenir le maintien en l'état et à son emplacement de la croix. Notez que, dans un registre voisin, la Cour de cassation juge que dès lors qu'une oeuvre a été édifiée au mépris des règles d'ordre public édictées tant par la législation sur la protection des sites que par le code de l'urbanisme, le droit moral de l'auteur ne saurait faire échec à l'exécution des mesures prévues par la loi en vue de mettre fin aux conséquences des infractions pénales constatées (Cass. crim., 3 juin 1986, n° 85-91.433 N° Lexbase : A5166AAL, Bull. crim., 1986, n° 194, D., 1987 p. 301, note Edelman : à propos d'une oeuvre du sculpteur Arman).
Il résulte de ce qui précède que la commune est seulement fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a annulé les décisions du maire de Ploërmel en tant qu'elles portent sur l'arche installée en surplomb de la statue et enjoint au maire de procéder au retrait de celle-ci.
En maintenant le dispositif du jugement en tant seulement qu'il porte sur la croix surplombant la statue, y compris en ce qu'il prononce une injonction, votre décision soulève-t-elle une difficulté d'exécution prévisible ?
Nous ne le pensons pas car deux solutions s'offrent à la commune de Ploërmel.
1°) La commune, qui est propriétaire du monument par suite de la donation qu'elle a reçu, peut d'abord rechercher l'accord de M. Tsereteli pour que soient entrepris des travaux visant à supprimer la croix, qui ne fait pas corps avec la statue du pape Jean-Paul II dont elle est parfaitement distincte, tout en maintenant le surplus du monument. Le droit moral est certes inaliénable et l'auteur ne peut, en vertu d'un principe d'ordre public, consentir par avance à un tiers, par contrat, le droit général de modifier son oeuvre (Cass. civ. 1, 28 janvier 2003, n° 00-20.014 N° Lexbase : A8434A47, Bull. civ. I, 2003 n° 28), mais il ne fait obstacle qu'à des modifications non consenties (v. sur ce point Jcl. Propriété littéraire et artistique -Droit moral, droit au respect- A. Lucas, n° 13) et l'artiste demeure libre de modifier ou remanier son oeuvre si le propriétaire le lui demande (T. civ. Seine, 10 octobre 1951, Gaz. Pal., 1951. 2. 290).
2°) Si la commune n'obtient pas cet accord ou ne souhaite pas l'obtenir, elle devra alors retirer l'ensemble du monument pour le transférer dans un lieu qui ne puisse être regardé comme un emplacement public au sens de la loi de 1905.
Par ces motifs nous concluons :
- à ce que vous admettiez l'intervention de l'association "Touche pas à mon pape" ;
- à l'annulation de l'arrêt attaqué en tant que la cour s'est prononcée sur les conclusions de la demande de première instance tendant au retrait de l'arche et de la croix installées en surplomb de la statue du pape Jean-Paul II ;
- au rejet de la requête d'appel de la commune de Ploërmel en tant qu'elle porte sur les conclusions des demandeurs de première instance relatives à la croix installée au sommet de l'arche surplombant la statue du pape Jean-Paul II ;
- au rejet des demandes d'annulation et d'injonction en tant qu'elles portent sur l'arche ;
- à la réformation du jugement du tribunal administratif du Rennes du 30 avril 2015 en ce qu'il a de contraire à la présente décision ;
- à ce que la commune de Ploërmel et l'association "Touche pas à mon pape" versent la somme globale de 3 000 euros à la Fédération morbihannaise de la libre pensée, Mme X et M. Y ;
- et au rejet du surplus des conclusions du pourvoi.
(1) Par exemple de l'article L. 2213-1 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L3519IZD), ainsi que du code de la voirie routière et du Code général de la propriété des personnes publiques.
(2) Au sens de l'article L. 2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques (N° Lexbase : L4505IQW).
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