La lettre juridique n°435 du 7 avril 2011 : Juristes d'entreprise

[Questions à...] A propos de la reconnaissance des programmes de conformité - Questions à Bruno Lasserre, Président de l'Autorité de la concurrence

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N9605BR8

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[Questions à...] A propos de la reconnaissance des programmes de conformité - Questions à Bruno Lasserre, Président de l'Autorité de la concurrence. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/4317855-questions-a-a-propos-de-la-reconnaissance-des-programmes-de-conformite-b-questions-a-bruno-lasserre-
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le 27 Mars 2014


Lexbase Hebdo - édition professions vous propose de retrouver cette semaine l'interview de Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence, réalisée par l'Association française des juristes d'entreprise (AFJE) pour le Juriste d'Entreprise Magazine (1), et portant sur la reconnaissance des programmes de conformité.
AFJE : Quelle est la vision de l'Autorité sur la notion de programme de compliance "crédible" ?

Bruno Lasserre : Comme je l'ai dit publiquement à plusieurs reprises, l'Autorité de la concurrence attache beaucoup d'importance à ce que tous les leviers permettant d'inciter les opérateurs économiques à se conformer aux règles prohibant les ententes anticoncurrentielles et les abus de position dominante soient mobilisés.

Cela passe évidemment par une politique de détection, d'instruction et de sanction des infractions, à commencer par les plus graves d'entre elles. Quand je parle d'infractions graves, je ne pense pas seulement aux conséquences négatives que les cartels ou certains abus caractérisés, notamment, sont de nature à avoir sur le fonctionnement du processus concurrentiel, sur le bien-être des consommateurs et plus généralement sur l'économie. Quand des entreprises violent le droit de la concurrence, ce sont aussi les autres entreprises qui en souffrent. Souvenons-nous des innombrables PME victimes du cartel du négoce de l'acier, que nous avons condamné en 2008. Mais les entreprises touchées peuvent aussi être membres du CAC 40, comme cela a été le cas avec l'entente conclue par les "majors" du travail temporaire, qui a également été sanctionnée par l'Autorité en 2009.

Cela dit, nous estimons que la régulation concurrentielle doit utiliser ses deux jambes. Parallèlement à cet effort de dissuasion et de répression, nous pensons donc qu'un travail de pédagogie et d'explication est déterminant. C'est pour cela que, à côté de leur activité d'avis et de recommandation, qui est de plus en plus nourrie, le Conseil de la concurrence, et aujourd'hui l'Autorité, ont développé une pratique établie consistant à inciter les entreprises ayant commis des ententes ou des abus à s'engager dans une démarche volontaire de conformité aux règles de concurrence. Cette pratique se matérialise par la mise en place de programmes de conformité, dans le cadre de la procédure de non-contestation des griefs prévue par le Code de commerce. Cette démarche volontaire a pour contrepartie une réduction de la sanction pécuniaire qui aurait été encourue par l'intéressé si celui-ci avait choisi de contester les griefs, au lieu d'y renoncer.

Naturellement, il faut que ces programmes soient à la hauteur de l'enjeu. Nous attendons donc trois choses. Premièrement, il nous paraît important qu'ils soient adaptés à la situation concrète de l'entreprise ou du groupe qui s'engage à en mettre un en place. Deuxièmement, il est impératif qu'ils soient crédibles. Cela veut dire, en particulier, qu'ils doivent témoigner d'un engagement clair, au plus haut niveau de l'entreprise, de diffuser une culture de la concurrence en son sein et de veiller au respect des règles de concurrence. Cela implique aussi de prévoir des mécanismes de contrôle et de traitement des cas de défaillance. L'entreprise y a du reste tout intérêt, puisque cela lui permet de dénoncer immédiatement les pratiques qu'elle découvre à l'Autorité, en vue de bénéficier du programme de clémence. Troisièmement, le respect des engagements pris doit pouvoir être vérifié concrètement. En conclusion, ce qu'il faut retenir, c'est que l'Autorité soutient les efforts des entreprises qui s'engagent dans une véritable démarche de conformité, mais aussi que les entreprises ne gagnerons rien si elles s'en tiennent à promettre sans tenir (ce que les anglo-saxons appellent le "window dressing").

AFJE : L'Autorité est-elle toujours désireuse de publier des lignes directrices en la matière, et si oui à quelle échéance ?

Bruno Lasserre : J'avais annoncé en 2009 que l'Autorité de la concurrence mettrait en chantier deux documents abordant la question de la conformité. D'une part, un communiqué de procédure sur la non-contestation des griefs, qui aura vocation à évoquer notamment la question de savoir dans quelles circonstances et selon quelles modalités les programmes de conformité peuvent être pris en considération dans le cadre de cette procédure. D'autre part, un document-cadre de nature plus générale, destiné à expliquer la vision qu'a l'Autorité de la conformité au sens large (donc en allant au-delà des seuls programmes de conformité).

Nous avons cependant été conduits à modifier notre calendrier, en mettant d'abord en chantier un projet de document relatif à la détermination du montant des sanctions pécuniaires, et ensuite seulement ces deux projets. Cet ordre présente finalement une certaine logique, puisque la mise en oeuvre d'un programme de conformité efficace, en vertu d'engagements pris dans le cadre d'une procédure de non-contestation des griefs, est un élément susceptible de déboucher sur une réduction de sanction.

Le projet relatif aux sanctions pécuniaires devrait faire l'objet d'une consultation publique au premier trimestre de l'année 2011. Les travaux relatifs aux textes concernant la non-contestation des griefs et la conformité pourraient logiquement être lancés dans la foulée. Comme cela a été toujours été le cas jusqu'ici, nous publierons d'abord des projets de documents, qui feront l'objet d'une vaste consultation publique destinée à nous permettre d'enrichir notre réflexion et de prendre en compte les points de vue des acteurs. Ce n'est qu'ensuite que nous publierons une version finale de ces documents.

AFJE : La vision de l'Autorité est-elle partagée par d'autres autorités de concurrence ?

Bruno Lasserre : Nous constatons qu'il existe toute une gradation de points de vue à ce sujet. C'est assez compréhensible, pour deux raisons. D'une part, les données de départ ne sont objectivement pas les mêmes partout. Aux Etats-Unis, pays où est née la "compliance", il faut avoir à l'esprit que la culture de la concurrence est très ancrée, que l'expérience acquise par les autorités de concurrence et par les juges dans la mise en oeuvre des règles est très importante et qu'il existe tout un ensemble de points (responsabilité individuelle des mandataires sociaux ou des cadres, risque de peines de prison, etc.) sur lesquels le droit n'est pas le même qu'en France ou en Allemagne. La Commission européenne est nettement plus réticente en la matière, mais cette réticence s'explique par le fait qu'elle agit dans un contexte culturel et juridique très différent de celui qui prévaut outre-Atlantique, et qu'elle dispose d'outils qui ne sont pas les mêmes qu'aux Etats-Unis.

La position de l'Autorité de la concurrence française (partagée par ses homologues britanniques) est encore différente, là encore parce que les données sont différentes. La culture de la concurrence est plus récente, parfois encore plus fragile à Paris et, dans une certaine mesure à Londres (qui ne dispose d'un droit de la concurrence au sens strict que depuis 1998), qu'à Washington. Les outils sont plus nombreux qu'à Bruxelles (avec un droit pénal de la concurrence, même si la disposition française n'est pas très utilisée par les juges, alors qu'un mouvement en ce sens s'est amorcé au Royaume-Uni). Mais ils restent moins diversifiés qu'aux Etats-Unis (en tout cas en France, où il n'existe pas de possibilité de prévoir des interdictions d'exercer). On a donc deux autorités qui croient à la valeur ajoutée de la conformité, mais, c'est naturel, qui sont encore dans une phase qu'on peut espérer transitoire, de réflexion et d'expérimentation.

Il ne faudra donc pas considérer notre futur communiqué de procédure sur la non-contestation des griefs et le document-cadre sur la conformité qui l'accompagnera comme un point final, mais comme un point de départ. Notre intention est que ces documents incitent les entreprises à s'engager encore davantage dans la conformité, afin que les acteurs et l'Autorité puissent avancer, main dans la main, dans la direction d'une économie qui met la concurrence au coeur de ses préoccupations.


(1) Propos recueillis par Jean-Yves Trochon, administrateur de l'AFJE, publiés dans le Juriste d'Entreprise Magazine, n° 8, Janvier 2011.

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