Lecture: 5 min
N7797BR9
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Le 18 mars 2011, la Cour jugeait, ainsi, qu'en prescrivant la présence des crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, la réglementation italienne donnait, certes, à la religion majoritaire du pays une visibilité prépondérante dans l'environnement scolaire, mais que cela ne suffisait pas pour caractériser une démarche d'endoctrinement susceptible d'établir un manquement aux prescriptions de l'article 2 du Protocole n° 1. Et, en décidant de maintenir ces crucifix dans les salles de classe, les autorités ont agi dans les limites de la latitude dont dispose l'Italie dans le cadre de son obligation de respecter, dans l'exercice des fonctions qu'elle assume dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, le droit des parents d'assurer cette instruction conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques.
Le 24 mars 2011, la même Cour estimait que le recours à la force meurtrière fut "absolument nécessaire" pour "assurer la défense de toute personne contre la violence illégale", et que le décès d'un manifestant, lors du "G8" en 2001, ne caractérisait pas une violation des obligations positives de protéger la vie, en raison de l'organisation et de la planification des opérations de police lors de cet évènement international. En l'espèce, le carabinier, auteur des coups de feu, était confronté à un groupe de manifestants qui menaient une attaque illégale et très violente contre le véhicule à l'intérieur duquel il se trouvait bloqué. La Cour a estimé qu'il avait agi dans la conviction honnête que sa propre vie et son intégrité physique, ainsi que la vie et l'intégrité physique de ses collègues, se trouvaient en péril du fait de l'agression dont ils faisaient l'objet. Soit. Mais, elle surenchérissait et précisait que s'il incombe aux Etats contractants d'adopter des mesures raisonnables et appropriées afin d'assurer le déroulement pacifique des manifestations licites et la sécurité de tous les citoyens, ils ne sauraient, pour autant, le garantir de manière absolue. Ils jouissent, également, d'un large pouvoir d'appréciation dans le choix de la méthode à utiliser à cet effet.
Par ces deux arrêts rendus à une semaine d'intervalle, la Cour européenne rappelle qu'elle est, certes, chargée de faire respecter la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, mais qu'elle n'est pas un censeur de l'action politique des Etats contractants. Sa démarche s'inscrit tout autant dans la recherche d'une morale politique fidèle aux stipulations de la Convention, qui constituent le corpus éthique et laïc des Etats signataires, que dans la recherche de l'ordre et de la paix sociale favorables au développement démocratique -et économique- de ces mêmes Etats. Ce faisant, les juges strasbourgeois sont plus machiavéliens que machiavéliques. L'adjectif péjoratif ne saurait s'appliquer pour la Cour européenne : cette dernière ne prônant certainement pas le cynisme et la manipulation politiques dans le cadre d'une conquête et de la conservation du pouvoir. Si César Borgia siégeait à Strasbourg, la Convention européenne aurait du plomb dans l'aile ! Il convient, dès lors, d'user de ce néologisme "machiavélien", employé par les exégètes du Prince pour qualifier le point de vue pragmatique des juges de la Cour, dans l'application des règles conventionnelles à l'égard de l'Italie, patrie de l'écrivain florentin. Et, l'on ne saurait tomber plus à propos.
"Le machiavélisme est l'effort pour percer à jour les hypocrisies de la comédie sociale, pour dégager les sentiments qui font véritablement mouvoir les hommes, pour saisir les conflits authentiques qui constituent la texture du devenir historique, pour donner une vision dépouillée de toute illusion de ce qu'est réellement la société" écrivit Raymond Aron dans Les Etapes de la pensée sociologique. On ne saurait faire plus pragmatique comme vision du politique. On est loin de Fénelon et de son Télémaque, chargé d'éduquer le Grand Dauphin sous l'ère bigote de Madame de Maintenon.
"Gouverner, c'est faire croire". Le prince doit s'appuyer sur le peuple pour conserver son pouvoir... Et, si ce peuple est majoritairement attaché à une tradition, fut-elle d'essence religieuse, pourquoi s'attirer les foudres de ce dernier ? C'est toute la problématique de cet arrêt rendu le 18 mars 2011. "Les hommes prudents savent toujours se faire un mérite des actes auxquels la nécessité les a contraints", nous livre Machiavel dans son Discours sur la première Décade de Tite-Live. Que l'Etat italien est prudent en ne suscitant pas l'ire de son peuple, fervent catholique, et, surtout, de l'Etat symbiotique pontifical...
"Car la force est juste quand elle est nécessaire" et "sur cela s'est élevée la question de savoir s'il vaut mieux être aimé que craint, ou être craint qu'aimé ? On peut répondre que le meilleur serait d'être l'un et l'autre. Mais, comme il est très difficile que les deux choses existent ensemble, je dis que, si l'une doit manquer, il est plus sûr d'être craint que d'être aimé" : tels sont les préceptes tirés de l'ouvrage écrit, pourtant, en 1513, et qui trouve une résonance certaine à travers l'arrêt du 24 mars 2011. Mais attention, les juges strasbourgeois, dans leur lecture assidue, ne se sont pas arrêtés aux chapitres XV à XXII, justifiant l'exécution des opposants, pour frapper les esprits et décourager la contestation de l'autorité du Prince ; ils retiennent, surtout, en l'espèce, les chapitres XXIII à XXVI, où la philosophie machiavélienne aspire à préserver le peuple de soulèvements néfastes pour l'ordre et la paix sociale, chers à la démocratie, en réprimant la contestation et le désordre. "Aussi est-il nécessaire au Prince qui se veut conserver qu'il apprenne à pouvoir n'être pas bon"...
Non ! La République des juges de la Cour européenne n'est pas platonicienne, fondée sur une utopie morale ; mais elle est proprement machiavélienne, fondée sur la réalité, les sentiments et les contradictions humaines confrontés à la morale de notre temps et de nos civilisations occidentales : les droits de l'Homme. Et, il s'agit, dès lors, pour eux, d'orchestrer l'action des Etats signataires afin que ces derniers, par trop oublier la vertu morale et encourager la seule vertu politique, ne sombrent dans la tyrannie, honnie par l'auteur du Prince lui-même, si avide de liberté. Ce n'est pas un hasard si l'un des pères de nos valeurs humanistes contemporaines, Rousseau, estimait que l'ouvrage de Nicolas Machiavel était, en fait, le "livre de républicains".
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:417797