La lettre juridique n°435 du 7 avril 2011 : Droit comptable

[Doctrine] Juste valeur : projet de norme internationale

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par Robert Obert, professeur agrégé honoraire, diplômé d'expertise comptable, docteur en sciences de gestion

le 07 Avril 2011

Après que le FASB, le normalisateur américain, (FAS 157, septembre 2006) ait publié une norme générale sur l'évaluation à la "juste valeur", l'IASB ("International Accounting Standard Board"), organisme international de normalisation comptable, vient de présenter deux exposés-sondages complémentaires avec appel à commentaires sur le même sujet en mai 2009 et en juin 2010. Ces projets proposent de remplacer la référence à la notion de "juste valeur" ("fair value") figurant dans les différentes normes par un seul texte. Une nouvelle norme est attendue dans le premier semestre 2011 et la Direction technique de l'IASB a publié en août 2010 une ébauche de la norme (Staff draft), accompagnée d'un guide d'application et d'une série d'exemples illustratifs. Le concept de la "juste valeur"

Si la notion est apparue pour la première fois en 1975 dans une norme américaine (FAS 12) relative à la comptabilisation des titres de placement, il fallut attendre 1995 pour que l'IASC (l'ancêtre de l'IASB) publie la norme IAS 32 relative aux instruments financiers pour voir émerger le concept de "juste valeur" dans les normes internationales. Depuis, ce concept a été utilisé par de nombreuses normes pour l'évaluation des actifs ou des passifs. On y trouve toujours la définition figurant dans IAS 32 depuis la révision de 1998 : "la 'juste valeur' est le montant pour lequel un actif pourrait être échangé, ou un passif éteint, entre des parties bien informées et consentantes dans le cadre d'une transaction effectuée dans des conditions de concurrence normale".

L'application de la "juste valeur" dans les états financiers peut se justifier par les raisons suivantes :

- les investisseurs, principaux utilisateurs des états financiers, se fondent essentiellement sur la "juste valeur" des entités dans leur prise de décisions, parce qu'elle reflète l'opinion des marchés et traduit mieux la valeur actuelle des flux monétaires futurs ;
- la mise sur le marché des instruments financiers de plus en plus fréquemment avant leur échéance contractuelle justifie un mode d'évaluation qui permet de mieux refléter la réalité économique ;
- les valeurs historiques ne permettent pas toujours de comparer les performances alors qu'une valeur du jour, observée sur les marchés, facilite la comparabilité des comptes.

Le concept de "juste valeur" a été, à partir de 2002, l'un des thèmes choisis par le FASB, le normalisateur américain et l'IASB dans le cadre de la convergence entre US GAAP (principes comptables généralement appliqués américains) et IFRS (normes internationales d'information financière).

Application du concept de la "juste valeur"

Dans les normes internationales, lesquelles sont utilisées pour l'établissement des comptes consolidés des sociétés européennes faisant appel public à l'épargne, le concept de "juste valeur" s'applique essentiellement dans le cadre des instruments financiers (IAS 32, IAS 39, IFRS 7). Mais ce concept peut être utilisé également dans d'autres domaines. Ainsi, les normes IFRS relatives aux stocks (IAS 2), aux immobilisations corporelles (IAS 16), aux locations (IAS 17), aux produits des activités ordinaires (IAS 18), aux avantages au personnel (IAS 19), à la comptabilisation des subventions (IAS 20), aux effets des variations des monnaies étrangères (IAS 21), à la dépréciation des actifs (IAS 36), aux immobilisations incorporelles (IAS 38), aux immeubles de placement (IAS 40), à l'agriculture (IAS 41), à la première application des normes IFRS (IFRS 1), aux paiements fondés sur des actions (IFRS 2), aux regroupements d'entreprises (IFRS 3), aux contrats d'assurance (IFRS 4) et aux actifs non courants détenus en vue de la vente et activités abandonnées (IFRS 5), pour des points déterminés, font appel au concept de la "juste valeur".

Si l'on examine le bilan consolidé d'une grande banque du CAC 40 (document de référence 2009, BNP Paribas), 51 % des actifs sont des actifs financiers évalués à la "juste valeur" et 36 % des passifs exigibles sont des passifs financiers évalués à la "juste valeur". Par ailleurs, si l'on examine le bilan d'une grande entreprise industrielle du CAC 40 (document de référence 2009, Total) 3 % des actifs et 41 % des passifs exigibles (pour l'essentiel des emprunts obligataires dont les risques sont couverts par un instrument financier dérivé) sont des actifs ou des passifs financiers évalués à la "juste valeur". Ce concept a donc une importance fondamentale dans la présentation des états financiers des entités faisant appel public à l'épargne.

Critique du concept de "juste valeur"

Le concept de la "juste valeur" a fait, depuis sa mise en oeuvre, l'objet de nombreuses critiques que l'on peut analyser comme suit :

1. La détermination de la "juste valeur" peut conduire à des résultats discutables. Un marché n'existe pas nécessairement et on ne peut pas toujours observer une valeur pour l'instrument correspondant. Les méthodes de valorisation à partir de modèles (voir ci-après la hiérarchie des méthodes de niveau 3) sont parfois opaques et ne sont pas harmonisées entre entités. Plusieurs responsables d'institutions financières critiquent aussi le fait que la valorisation s'applique à des actifs destinés à être conservés à moyen ou long terme et pour lesquels la valorisation instantanée n'a pas de sens.
2. Le concept de "juste valeur" s'appuie sur la théorie économique dite des marchés efficients, développé par l'économiste américain Eugène Fama, dans les années 1970. Comme l'a, en outre, illustré la récente crise financière, les marchés ne sont pas toujours efficients et en conséquence, ce concept sous-jacent et la pertinence d'une mesure de la "juste valeur" qui en découle peuvent être contestés.
3. La comptabilisation en "juste valeur" conduit à une certaine volatilité du résultat. En effet, la remise à jour régulière des valeurs des actifs entraîne une volatilité des comptes et des résultats des sociétés sans correspondance avec leur activité économique.
4. L'utilisation de la "juste valeur" a un effet procyclique très puissant notamment sur le système bancaire et financier. En période d'expansion et de hausse des cours, le prix des actifs détenus dans le bilan des banques (et donc leurs bénéfices comptables et leurs fonds propres) augmente. Les banques peuvent tout à la fois respecter les normes prudentielles (accord Bâle II) et accroître le montant de leurs prêts aux investisseurs et leurs propres investissements. En revanche, lorsque les cours chutent, comme après 2007, elles sont obligées d'inscrire dans leurs comptes des dépréciations qui réduisent leurs bénéfices et leurs fonds propres. Les règles prudentielles les amènent alors à réduire leur offre de crédit.
5. Alors que l'IASB considère que l'information financière qui se dégage de la comptabilité est destinée en priorité aux investisseurs (cadre conceptuel, § 10), l'Autorité des normes comptables (ANC), le normalisateur national considère (plan stratégique 2010-2011), qu'il y a lieu de s'assurer que les normes comptables traduisent une approche économique et non exclusivement financière. Pour cela, l'ANC défend une conception de la comptabilité comme outil commun à la disposition de diverses parties prenantes et reflétant la réalité des modèles économiques, par opposition à un système fondamentalement axé sur la mesure instantanée aux prix de marché au profit des investisseurs. Cette position de l'ANC explique la réponse (plutôt négative) apportée par les organismes de normalisation français aux exposés sondages de l'IASB sur l'évaluation à la "juste valeur".

Principes de base

- La nouvelle norme, reprenant la définition du FASB et abandonnant celle d'IAS 32 de 1998, définit ainsi la "juste valeur" : "la 'juste valeur' est le prix qui serait reçu pour la vente d'un actif ou payé pour transférer un passif dans une transaction ordonnée entre les participants d'un marché à la date d'évaluation".
- Pour certains actifs et passifs, les transactions observables sur le marché ou les informations sur celui-ci peuvent être facilement accessibles. Pour d'autres actifs et passifs, elles pourraient ne pas être disponibles. Toutefois, l'objectif d'une mesure de la "juste valeur" dans les deux cas reste le même : il s'agit d'estimer le prix auquel une transaction ordonnée de vendre l'actif ou de transférer le passif entre les participants du marché, à la date d'évaluation (soit un prix de sortie dans la perspective d'un acteur du marché qui détient l'actif ou se libère du passif).
- Lorsque le prix d'un actif ou d'un passif identique n'est pas directement observable, une entité doit mesurer la "juste valeur" en utilisant une autre technique d'évaluation (par exemple en utilisant un prix coté pour un bien ou un passif semblable).
- La "juste valeur" est une mesure fondée sur le marché, pas une mesure spécifique à l'entité. Par conséquent, l'intention d'une entité de détenir un actif ou de régler ou de s'acquitter d'un engagement n'est pas pertinente pour mesurer la "juste valeur".
- L'évaluation de la "juste valeur" suppose que la transaction de vente de l'actif ou de transfert du passif a lieu sur le marché le plus avantageux auquel l'entité a accès, c'est-à-dire le marché qui maximise le montant qui serait reçu pour la vente de l'actif ou qui minimise le montant qui serait payé pour le transfert du passif, après prise en compte des coûts de transaction et des frais de transport.
- La "juste valeur" d'un actif ou d'un passif doit être évaluée en utilisant les hypothèses que les intervenants du marché utiliseraient pour fixer le prix de l'actif ou du passif.

Ces intervenants doivent être :
- indépendants les uns des autres ;
- bien informés, c'est-à-dire qu'ils sont suffisamment renseignés pour prendre une décision d'investissement ;
- capables de conclure une transaction sur l'actif ou le passif ;
- consentants à conclure une transaction sur l'actif ou le passif, c'est-à-dire qu'ils sont motivés, mais non forcés ou obligés de quelque autre façon de le faire.

Application aux actifs non financiers, aux passifs, aux instruments de capitaux propres, aux instruments financiers

La nouvelle norme en projet présente les spécificités applicables à l'évaluation des actifs non financiers (problème posé par l'utilisation optimale, postulat de la valeur) des passifs (non exécution des risques, restrictions qui empêchent le transfert d'un actif), des instruments de capitaux propres et des instruments financiers (entrées basées sur les prix d'offre et de demande, évaluation de la "juste valeur" des actifs et passifs financiers lorsque l'entité a des positions de contrepartie sur des risques de marché ou de crédit).

Techniques d'évaluation

Le projet de norme présente trois approches pour l'évaluation : l'approche marché, l'approche résultat et l'approche coût. L'approche marché s'applique lorsque des prix sont observables pour des actifs identiques ou similaires. L'approche résultat utilise des techniques permettant de convertir des montants futurs en un seul montant présent : cette approche inclut notamment les techniques d'actualisation des flux futurs de trésorerie et les modèles d'évaluation des options. L'approche coût est basée sur le montant qu'il faudrait décaisser pour remplacer un actif existant en tenant compte notamment de son obsolescence.

Hiérarchie des méthodes

Le projet présente également une hiérarchie en trois niveaux de l'évaluation à la "juste valeur". Le niveau 1 est applicable lorsqu'il existe des prix cotés pour un actif ou un passif identique sur un marché actif. Le niveau 2 s'applique lorsqu'il existe des prix cotés pour un actif ou un passif similaire dans un marché actif, ou des prix cotés pour un actif et un passif identique dans un marché non actif, ou pour des marchés liés aux actifs et passifs (tel le marché de taux d'intérêt) dont les prix sont observables ou encore pour des marchés qui ne sont pas observables mais où il est possible par extrapolation de se référer à des marchés dont les prix sont observables. Enfin, le niveau 3 s'applique aux cas où les marchés ne sont pas du tout observables, directement ou indirectement, le modèle utilisé devant prendre en compte notamment le risque qu'accepte de courir le vendeur sur ce type de marché.

Pour en savoir plus

  • IASB. Fair value measurement sur http://www.ifrs.org/ ;
  • Voir nos obs., Genèse de la juste valeur, Revue française de comptabilité, n° 427, décembre 2009, p. 23-26, et n° 428, janvier 2010, p. 30-34.

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