La lettre juridique n°706 du 13 juillet 2017 : Contrats administratifs

[Jurisprudence] Contestation par un tiers d'une décision refusant de mettre fin à l'exécution du contrat : irrecevabilité du recours pour excès de pouvoir - conclusions du Rapporteur public (seconde partie)

Réf. : CE Sect., 30 juin 2017, n° 398445, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1792WLX)

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N9331BWI

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par Gilles Pellissier, Rapporteur public au Conseil d'Etat

le 13 Juillet 2017

Dans un arrêt rendu le 30 juin 2017, la Haute juridiction a dit pour droit que, si un tiers à un contrat administratif susceptible d'être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par une décision refusant de faire droit à sa demande de mettre fin à l'exécution du contrat, est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction tendant à ce qu'il soit mis fin à l'exécution du contrat. Lexbase Hebdo - édition publique vous propose de retrouver les conclusions anonymisées du Rapporteur public, Gilles Pellissier (voir la première partie N° Lexbase : N9330BWH). Ces règles relatives aux vices pouvant être utilement invoqués à l'appui de la contestation du refus de résiliation doivent s'imposer à tous les requérants, puisqu'elles sont fondées sur l'objet du recours.

En revanche, la règle, posée pour le recours en contestation de la validité du contrat, selon laquelle le requérant ne peut utilement invoquer, outre les moyens d'ordre public, que des moyens en rapport avec son intérêt lésé, ne s'applique pas au représentant de l'Etat ni aux membres des assemblées délibérantes. Nous nous sommes demandé si, compte tenu du nombre relativement limité de moyens opérants, dont une partie est au demeurant d'ordre public, il était vraiment nécessaire d'importer ici cette exigence. Mais même si la précaution apparaît un peu excessive, elle participe d'un équilibre entre légalité et stabilité contractuelle qui s'impose avec au moins la même force au stade de l'exécution du contrat qu'à celui de sa conclusion.

L'office du juge du plein contentieux saisi du recours tendant à la résiliation du contrat sera plus simple que lorsqu'il est saisi d'un recours en contestation de la validité du contrat car il ne devra se prononcer que sur la cessation de l'exécution du contrat, objet des conclusions qui lui sont présentées. Son office dépend du motif retenu pour justifier de mettre fin aux relations contractuelles. Nous avons vu que ces motifs peuvent être tirés soit d'une irrégularité d'ordre public du contrat, soit de changements de circonstances de droit rendant irrégulière la poursuite de son exécution, soit d'un intérêt général rendant nécessaire sa résiliation.

Dans le premier cas, son office est identique à celui du juge saisi d'un recours en contestation de la validité du contrat qui constate qu'il est entaché d'une irrégularité. Il devra tout d'abord vérifier si elle est régularisable, ce qui est par exemple le cas d'un contrat conclu sans que l'assemblée délibérante l'ait approuvé, expressément ni implicitement. Vous admettez en effet qu'elle puisse le faire à tout moment de l'exécution du contrat (CE, 8 juin 2011, n° 327515 N° Lexbase : A5427HT8, au Recueil ; CE, 10 avril 2015, n° 370223 N° Lexbase : A5030NGE, aux tables du Recueil). Il pourra alors inviter la personne publique à procéder à cette régularisation dans un délai déterminé.

Si l'irrégularité n'est pas régularisable ou ne l'a pas été, il devra alors en principe prononcer la résiliation du contrat, éventuellement avec effet différé, à moins qu'il estime qu'un intérêt général y fait obstacle. Il ressort en effet tant de vos décisions relatives à l'office du juge de l'exécution de l'annulation de l'acte détachable (CE, 21 février 2011, n° 337349, précitée ; CE, 29 décembre 2014, n° 372477 N° Lexbase : A8334M88, Recueil) que de votre décision "Départementt de Tarn-et-Garonne" que, même en présence d'une irrégularité d'ordre public du contrat, qui entraîne en principe son annulation, le juge peut ne pas la prononcer s'il estime que sa décision portera une atteinte excessive à l'intérêt général. Vous avez repris cette réserve dans l'énoncé de l'office du juge saisi de conclusions en reprise des relations contractuelles d'un contrat entaché d'une telle irrégularité (CE, 1er octobre 2013, précitée). S'il peut au premier abord paraître paradoxal que le juge du contrat puisse prendre une décision conduisant au maintien d'un contrat qu'il devrait écarter s'il était saisi par les parties d'un litige relatif à son exécution (CE Ass., 28 décembre 2009, précitée), on peut le comprendre dans la mesure où les contentieux n'ont pas le même objet : poursuivre l'exécution matérielle d'un contrat pour assurer la continuité du service public n'implique pas nécessairement d'en faire application pour déterminer les droits et obligations des parties.

Dans le deuxième cas, celui de l'intervention de circonstances de droit rendant irrégulière la poursuite de l'exécution du contrat, il n'y a a priori pas matière à régularisation. On voit également mal quel intérêt général pourrait faire échec à l'application d'une loi qui commande la cessation d'une relation contractuelle. Si, dans un cas particulier, il apparaît nécessaire de laisser à la personne publique un délai pour s'y préparer, il semble plus adapté de différer le moment de la résiliation prononcée.

Dans le troisième cas, qui devrait être le plus fréquent, si l'on peut dire, la place de l'intérêt général est toute autre. Elle est la justification de la résiliation et non plus de ce qui pourrait éventuellement s'y opposer. La décision de prononcer la résiliation du contrat pour un motif d'intérêt général résultera d'une mise en balance des avantages et les inconvénients d'une telle mesure au regard des différents intérêts, publics comme privés, en présence, qui intègre les considérations qui, dans le premier cas, seraient de nature à justifier la poursuite du contrat malgré l'irrégularité grave dont il est entaché.

Plus efficace, mieux adaptée, cette voie de recours n'en demeurera pas moins aussi étroite que celle de l'acte détachable et ne sera probablement guère plus utilisée qu'elle. D'une part, les tiers susceptibles de remplir les conditions de recevabilité et d'opérance des moyens sont essentiellement ceux porteurs d'intérêts généraux, tels que, outre ceux dont l'intérêt est toujours reconnu, les usagers du service public, les contribuables locaux, les associations. En revanche, pour certaines catégories de tiers qui pouvaient faire valoir des intérêts particuliers à l'encontre de la conclusion du contrat, tels que les candidats évincés, la voie sera beaucoup plus étroite : non seulement ils devront démontrer un intérêt suffisamment direct et certain à obtenir la résiliation du contrat, qui ne pourra pas toujours être tiré d'une remise en concurrence, notamment lorsque la personne publique peut recourir à d'autres modalités de satisfaction de ses besoins, mais encore et surtout les vices en rapport avec leur intérêt, qui sont essentiellement liés à la passation du contrat, ne seront plus opérants à l'encontre du refus de le résilier.

D'autre part, les décisions de résiliation juridictionnelles devraient être exceptionnelles, car les situations qui peuvent y conduire le sont : les irrégularités d'ordre public sont heureusement rares; les changements de circonstances de droit immédiatement applicables aux contrats en cours également; enfin, comme nous l'avons dit, l'atteinte à un intérêt général devra être à la fois particulièrement manifeste et impérieux pour imposer la rupture d'un contrat légalement conclu contre la volonté des parties.

Telle est donc l'évolution jurisprudentielle à laquelle nous vous proposons de procéder pour les recours des tiers tendant à la résiliation du contrat. Deux questions doivent encore être abordées, concernant son périmètre et son application dans le temps.

La question de son périmètre se pose compte tenu de la formulation de principe de la décision "SA LIC", qui, si le recours portait sur un refus de résiliation, visait plus largement "tous les actes qui, bien qu'ayant trait soit à la passation soit à l'exécution du contrat, peuvent néanmoins être regardés comme des actes détachables dudit contrat". Nous nous sommes donc demandé si vous deviez saisir l'occasion de la présente affaire pour traiter de l'ensemble des recours relatifs aux actes postérieurs à la conclusion du contrat actuellement susceptibles de recours pour excès de pouvoir de la part des tiers. A la réflexion, nous ne le pensons pas, car le contentieux de ces actes soulève des questions très différentes de celles que nous avons abordées.

Précisons tout d'abord que les actes dont le régime contentieux pourrait ainsi évoluer ne sont en réalité que ceux portant résiliation du contrat, dont vous avez jugé, par votre décision d'Assemblée du 2 février 1987 précitée, qu'ils étaient pour les tiers détachables de l'exécution du contrat et pouvaient faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir.

Les mesures d'exécution du contrat proprement dites -telles que les ordres de service, les sanctions, les actes relatifs à la réception- ne sont pas susceptibles de recours, ni pour les parties, qui ne peuvent que demander l'indemnisation des préjudices qu'elles leur causent éventuellement (CE Sect., 24 novembre 1972, n° 84054 N° Lexbase : A6867B8T, Rec., p. 753), ni pour les tiers (CE Sect., 14 février 1930, Cie de chemin de fer de la Turbie, p. 183 : mesure à objet purement financier ; CE, 19 mars 1997, n° 148483 N° Lexbase : A8868ADS, p. 106) (1). La question de leur régime contentieux n'est donc pas celle d'un abandon d'une théorie de la détachabilité qui ne leur a jamais été applicable que celle d'une évolution vers leur justiciabilité, que vous avez jusqu'à présent toujours très nettement exclue.

A l'opposé de ces actes trop intimement liés à l'exécution du contrat pour en être détachables figurent les mesures prises pour l'exécution des clauses réglementaires du contrat, qui, comme ces dernières, sont extérieures à la sphère contractuelle. Vous avez depuis longtemps reconnu aux tiers la possibilité de les contester par la voie du recours pour excès de pouvoir (CE, 21 décembre 1906, n° 19167 N° Lexbase : A4810B8N, p. 962 ; CE, 13 octobre 1978, n° 5145 N° Lexbase : A4313AIL, p. 375 ; CE, 3 février 2012, n° 353250 N° Lexbase : A6898IB4). De même que les clauses réglementaires, les décisions relatives à leur exécution doivent rester justiciables du recours pour excès.

Peuvent également être assimilées à des mesures réglementaires d'exécution du contrat les actes administratifs de portée générale pris par une autre autorité administrative, nécessaires à l'exécution d'un contrat, telle que la fixation par le préfet des emplacements de mobilier urbain, que vous avez qualifiés de détachables de la convention passée par la commune pour leur installation (CE Sect., 9 décembre 1983, n° 30665 N° Lexbase : A0842AM7, p. 499, concl. Genevois).

Enfin, les modifications du contrat ne présentent aucune particularité contentieuse : les modifications unilatérales constituent des mesures d'exécution du contrat qui, en l'état actuel de la jurisprudence, ne sont susceptibles d'aucun recours, ni des tiers, ni des parties. Les modifications conventionnelles, les avenants, en règle générale de plus grande portée, peuvent être contestés par la voie du recours en contestation de la validité du contrat.

La tentation de traiter complètement les actes détachables relatifs à l'exécution du contrat ne concerne donc que les décisions de résiliation du contrat. Elle est d'autant plus grande que la question semble à première vue symétrique de celle du refus de résiliation que vous allez régler et que la voie contentieuse vers laquelle serait redirigé ce recours existe déjà pour les parties, le recours en reprise des relations contractuelles institué par votre décision de Section de 2011 n° 304806 précitée. Les tiers pourraient ainsi saisir le juge du contrat de conclusions tendant soit à la rupture des relations contractuelles, soit à leur maintien.

Mais cette symétrie n'est qu'apparente. Sans entrer dans le détail des arguments développés tant par votre commissaire du gouvernement dans ses conclusions contraires sur la décision du 2 février 1987 que par un certain nombre de commentateurs critiques de cette jurisprudence, nous pouvons simplement souligner que la décision de résilier un contrat est à la fois plus dépendante des relations contractuelles et plus étrangère aux intérêts des tiers que le refus de le résilier. Sur le premier point, il reste, comme l'indiquait Marc Fornacciari dans ses conclusions, "très difficilement admissible qu'un juge puisse être amené, à la demande d'un tiers, à annuler une résiliation, donc à faire revivre un contrat, non seulement contre la volonté de l'administration, mais encore, éventuellement, contre la volonté du cocontractant". Sur le second, autant on perçoit bien que la poursuite de l'exécution d'un contrat administratif soit contraire à certains intérêts généraux et que des tiers puissent agir en justice pour les faire prévaloir contre la volonté de l'administration, autant on voit moins quels intérêts généraux peuvent imposer la poursuite d'une relation contractuelle particulière. Les tiers pourront toujours contester au nom de ces intérêts les nouvelles modalités de gestion du service. Le coût très important de la résiliation de certains contrats de l'Etat, dont une actualité encore assez récente offre une illustration, ne suffira pas à donner un intérêt pour agir suffisant à des contribuables nationaux. Quant aux intérêts particuliers que certains tiers, tels que des sous-traitants, pourraient faire valoir pour obtenir la poursuite d'une relation contractuelle, il s'agit d'intérêts économiques invocables dans la cadre d'un recours indemnitaire et dont nous avons quelque difficulté à admettre qu'ils puissent prévaloir sur la volonté des parties au contrat de rompre leurs relations. Quoi qu'il en soit, ce bref aperçu des questions que pose le recours des tiers contre une décision de résiliation montre qu'il relève d'une problématique très différente de celle du refus de résiliation qui justifierait que l'on s'interroge sur le principe même d'un tel recours avant de le pérenniser en l'intégrant dans la nouvelle architecture des recours contractuels.

La dernière question d'ordre général à laquelle vous devrez répondre est celle de l'application dans le temps du nouveau régime contentieux des recours des tiers tendant à la cessation de l'exécution du contrat.

Si vous nous suivez pour adopter les règles que nous avons exposées, ce nouveau régime contentieux se distinguera du précédent sur deux plans. D'une part, il se traduira par un nouvel office du juge : le recours est porté devant un juge du plein contentieux et il tend au prononcé de la rupture des relations contractuelles, ce qui emporte des conséquences sur les moyens pouvant être utilement soulevés. D'autre part, il comportera de nouvelles conditions de recevabilité, particulièrement en ce qui concerne l'appréciation de l'intérêt pour agir.

Ces deux innovations n'ont pas la même portée quant à la détermination de leur application dans le temps. Selon une jurisprudence constante dont vos décisions n°s 376113 (N° Lexbase : A4326MRN) et 376760 (N° Lexbase : A4327MRP) du 18 juin 2014 offrent une parfaite illustration, les règles nouvelles qui gouvernent l'activité des juges, leurs compétences et leurs pouvoirs, en un mot leur office, sont d'application immédiate aux instances en cours (CE, 7 avril 1995, n° 95153 N° Lexbase : A3277ANP, Recueil, à propos du pouvoir d'injonction) tandis que celles qui affectent la substance du droit au recours et les conditions de son exercice ne s'appliquent qu'aux recours formés après leur entrée en vigueur (CE Sect., 13 novembre 1959, Secrétaire d'Etat à la reconstruction et au logement c/ Sieur Bacqué, p. 593 ; "SCI Mounou" précitée à propos de règles plus strictes d'appréciation de l'intérêt pour agir) (2).

Au regard de ces principes, se sont surtout les nouvelles modalités d'appréciation de l'intérêt pour agir des tiers contre les décisions portant refus de résiliation qui pourraient justifier de différer leur application. En effet, les autres caractéristiques de ce nouveau recours relèvent de l'office du juge, y compris les règles d'opérance des moyens.

Or ces nouvelles modalités d'appréciation de l'intérêt pour agir ne nous paraissent pas d'une importance telle que leur application immédiate porterait une atteinte à la substance du droit au recours.

Tout d'abord, nous observons que votre maniement des principes régissant l'application dans le temps des règles de procédure n'est pas uniforme : vous avez moins de mal à écarter l'application immédiate d'une loi qui n'a pas prévu de mesures transitoires qu'à déroger à l'effet normal de l'application rétroactive de la règle jurisprudentielle (CE, 7 octobre 2009, n° 309499 N° Lexbase : A8618ELR, T. p. 738). Les décisions que nous avons citées concernent des évolutions législatives ; en revanche, les évolutions jurisprudentielles du contentieux contractuel de ces dix dernières années ont été soit appliquées immédiatement aux litiges en cours, alors même qu'elles se traduisaient pour certaine catégories de requérants par des limitations des possibilités qu'ils avaient d'obtenir ce qu'ils demandaient (cas de l'action en reprise des relations contractuelles pour certains cocontractants), soit différées pour d'autres motifs que l'atteinte portée au droit au recours, dont vous avez au contraire expressément jugé qu'elle ne s'opposait pas à une application immédiate. Ainsi, votre décision "Département de Tarn-et-Garonne", comme avant elle la décision "Tropic Travaux Signalisation" (CE, 16 juillet 2007, n° 291545 [LXB= A4715DXW]), précise-t-elle "qu'il appartient en principe au juge d'appliquer les règles définies ci-dessus qui, prises dans leur ensemble, n'apportent pas de limitation au droit fondamental qu'est le droit au recours", un différé d'application étant néanmoins décidé pour garantir la sécurité juridique des relations contractuelles en cours.

Votre décision d'Assemblée n° 387763 du 13 juillet 2016 ( N° Lexbase : A2114RXL), va encore plus loin puisque vous avez décidé d'opposer aux requérants dans les instances en cours le nouveau délai général de recours contre les décisions administratives individuelles que vous veniez d'instituer. Mais nous hésitons à faire de cette décision, sur ce point, une référence, tant elle était tributaire de la portée de la règle nouvelle, de sa finalité et de votre volonté d'éviter des effets d'aubaine.

L'application aux instances en cours des nouvelles modalités d'appréciation de l'intérêt pour agir que nous vous proposons d'adopter sera ensuite d'une portée limitée, en raison tant de leur contenu que des litiges auxquelles elles pourraient s'appliquer. Sur le premier point, il ne s'agit que de renforcer une exigence d'intérêt pour agir qui correspond à une tendance générale de votre jurisprudence. Elle peut être regardée comme compensée par l'ouverture d'un recours de plein contentieux, plus simple et efficace.

Sur le second point, le peu de litiges concernés par une application immédiate des règles de recevabilité d'un recours dont le nombre se compte, depuis un demi-siècle, sur les doigts d'une main, ne justifie pas davantage de déroger au principe de l'effet rétroactif de la règle jurisprudentielle.

Si vous nous suivez, vous ferez donc application de ces règles pour répondre au premier moyen du pourvoi du syndicat requérant qui critique l'appréciation portée par la Cour sur l'intérêt pour agir des sociétés exploitant le tunnel sous la Manche à l'encontre du refus qu'il leur a opposé de résilier la convention par laquelle il avait délégué l'exploitation de la liaison maritime Dieppe-Newhaven à la société B. Les parties n'en seront pas surprises puisque vous les en avaient informé et qu'elles ont pu en débattre.

La Cour a estimé que leur intérêt commercial, "compte tenu de la situation de concurrence existant entre la liaison transmanche objet de la convention en litige et l'exploitation du tunnel sous la Manche" leur donnait qualité pour agir et qu'elles étaient "en outre à l'origine de la décision de refus dont elles demandent l'annulation".

Ce second motif est entaché d'erreur de droit, le destinataire d'une décision de refus n'ayant intérêt à l'attaquer que s'il avait un intérêt suffisant à obtenir ce qu'il demandait (CE, 23 décembre 1987, n° 66624 N° Lexbase : A4012APB, aux T. sur ce point ; CE, 4 février 2011, n° 331151 N° Lexbase : A2631GRU, aux T.). Mais il est surabondant et d'ailleurs non critiqué.

Le premier est en revanche contesté, à raison nous semble t-il, sous l'angle de la qualification juridique des faits, que vous contrôlez en cassation (CE, 9 décembre 1996, n° 155477 N° Lexbase : A2248APX, Rec. p. 479 ; CE, 30 juillet 1997, n°157313 N° Lexbase : A0814AEU, T. p. 1041). En effet, l'intérêt dont se prévalent les sociétés exploitant le tunnel sous la Manche ne nous paraît pas susceptible d'être lésé de façon suffisamment directe et certaine par la poursuite de l'exécution de la convention de délégation dont elles demandent la résiliation.

Cet intérêt est uniquement celui de la concurrence qui existerait entre ces deux moyens de relier le nord de la France au sud du Royaume-Uni.

L'intérêt à empêcher le développement d'une activité concurrente n'est pas exclu par principe : vous l'avez admis pour juger recevable le recours pour excès de pouvoir formé par un tiers contre le refus de résilier une convention d'aménagement destinée à permettre l'installation d'un concurrent (CE, 8 décembre 2004, précitée) ou contre une délibération accordant une aide publique indirecte à un commerçant concurrent (CE, 9 mai 2005, n° 258975 N° Lexbase : A2118DIB). La condition tenant au caractère direct de l'intérêt implique toutefois qu'il soit en rapport avec l'objet de l'acte attaqué, afin d'éviter toute instrumentalisation du recours en excès de pouvoir : ainsi, le commerçant voisin d'une autorisation d'urbanisme accordée à un autre commerçant ne pourra se contenter de se prévaloir pour en demander l'annulation de la concurrence qui résulterait de la proximité géographique des établissements commerciaux mais devra également indiquer en quoi les caractéristiques particulières de la construction envisagée sont de nature à affecter par elles-mêmes les conditions d'exploitation de son commerce (CE, 22 février 2002, n° 216088 N° Lexbase : A1696AYH, aux T. ; BJDU 2003, p. 50, concl. Piveteau).

Au cas d'espèce, il existe certainement une situation de concurrence potentielle entre les différents modes de transport pour traverser La Manche (3). Mais la concurrence que représente pour les sociétés exploitant le tunnel sous La Manche la liaison maritime transmanche déléguée par le syndicat requérant ne nous paraît pas d'une importance telle qu'elle soit susceptible de léser leurs intérêts de façon suffisamment directe et certaine.

Tout d'abord, compte tenu de leurs caractéristiques, ces deux liaisons ne nous semblent pas être en concurrence directe : elles ont lieu à près de 200 kilomètres de distance ; les modes de transport sont différents ; la fréquence, seuls deux navires effectuant la traversée maritime, les temps de trajet, quatre heures par la mer, 35 minutes par le train, et les coûts également. La majorité des clients de la liaison maritime sont des habitants de la région, alors que la ligne ferroviaire relie notamment directement des capitales européennes et assure un fret routier européen.

Ensuite, c'est jusqu'à présent, et il n'y a aucune raison que cela change, le tunnel sous La Manche qui a fait concurrence aux liaisons maritimes, au point de les faire pratiquement disparaître, et non l'inverse. Les sociétés demanderesses de première instance n'apportent d'ailleurs aucun élément de nature à établir que durant les quatre années d'exécution du contrat dont elles demandent la résiliation, il aurait eu le moindre impact sur la fréquentation du service qu'elles exploitent.

Nous pensons donc que l'intérêt commercial dont se prévalent les sociétés exploitant le tunnel sous La Manche n'est pas directement susceptible d'être lésé par la poursuite de l'exécution du contrat. Nous serions arrivés à la même conclusion pour apprécier leur intérêt pour agir dans le cadre antérieur du recours pour excès de pouvoir, alors même qu'elle y est en principe moins rigoureuse.

Nous vous proposons donc d'annuler l'arrêt attaqué et, réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel formé par les sociétés C et D, non pas au fond comme l'a fait le tribunal, mais, ce qui sera beaucoup plus rapide, en raison de leur absence d'intérêt pour agir.

Ajoutons pour parfaire l'illustration du nouveau régime de ce recours que les moyens soulevés par les sociétés demanderesses, tous tirés d'irrégularités de la procédure de passation de la convention initiales, sont doublement inopérants : d'une part, ces moyens sont sans rapport avec l'intérêt dont elles se prévalent, qui n'est pas concerné par le respect des règles de transparence et de mise en concurrence. D'autre part, ces irrégularités, qui ne sont pas d'une gravité telle que le juge doive les relever d'office, ne peuvent être utilement invoquées à l'appui de conclusions tendant à la résiliation du contrat.

Vous pourrez enfin mettre à la charge des sociétés C et D le versement d'une somme de 1 500 euros chacune au SMPAT au titre des frais exposés.


(1) Voir également : CE, 28 juin 1957, Cie générale pour l'éclairage et le chauffage, AJDA, 1957, II, 372 ; CE, 11 octobre 1961, Cne de Laruns, p. 561 ; CE, 10 juillet 1964, Sté union économique continentale, p. 398 : sanction ; CE, 29 mai 1987, n° 46603 (N° Lexbase : A4949APY) : réception des travaux.
(2) CE, 11 juillet 2008, n° 313386 (N° Lexbase : A6139D9A), aux Tables : appréciation de la qualité pour agir des requérants ; CE, 11 mars 1964, Sieur Coillot et Dlle Desmarescaux, p. 176 ; CE Sect., 10 février 1995, n° 129168 (N° Lexbase : A2515ANH), concl. Savoie : ouverture d'une nouvelle voie de recours ; CE, 11 juin 2003, n° 246456 (N° Lexbase : A8714C8A), aux T. : suppression d'une voie de recours ; CE, 27 mars 2000, n° 196836 (N° Lexbase : A3884AUE), Recueil : délai de recours.
(3) La Commission européenne et l'Autorité de la concurrence l'ont relevé dans des décisions (voir notamment la décision de l'Autorité de la concurrence n° 12-DCC-154 du 7 novembre 2012, relative à la prise de contrôle exclusif d'actifs de la société SeaFrance par la société Groupe Eurotunnel (N° Lexbase : X9976AL3), dont se prévalent les sociétés demanderesses mais qui ne concernent pas la liaison maritime Dieppe-Newhaven.

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