La lettre juridique n°706 du 13 juillet 2017 : Construction

[Jurisprudence] L'ouvrage est-il encore le critère de la garantie décennale ?

Réf. : Cass. civ. 3, 15 juin 2017, n° 16-19.640, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6831WHH)

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par Julien Zavaro, Avocat au barreau de Paris

le 13 Juillet 2017

Le désordre causé par un élément d'équipement adjoint à un ouvrage existant, dont l'installation n'a pas nécessité de gros travaux, peut-il entrer dans le champ de la garantie décennale ? C'est à cette question que la Cour de cassation a répondu par l'affirmative, par un arrêt du 15 juin 2017, promis à la plus large publication, qui semble bien remettre en cause le critère traditionnellement retenu pour l'application de la garantie décennale. I- L'ouvrage, critère de la garantie décennale

La notion d'ouvrage a été introduite par la loi "Spinetta" (1), en remplacement de la notion d'édifice auparavant retenue pour l'application de la responsabilité légale des constructeurs. La notion d'édifice excluait du champ d'application de la responsabilité légale les travaux de génie civil, ainsi que les voies et réseaux divers (VRD), qui sont compris dans le champ de la notion, plus large, de réalisation d'un ouvrage. Cette notion d'ouvrage a également remplacé celle de bâtiment dans les textes relatifs aux éléments indissociables et dissociables (actuels articles 1792 N° Lexbase : L1920ABQ et 1792-3 N° Lexbase : L6350G93 du Code civil).

L'article 1792, alinéa 1er, du Code civil fait de la construction d'un ouvrage le critère de l'application de la garantie légale des constructeurs : "Tout constructeur d'un ouvrage est responsable de plein droit, envers le maître ou l'acquéreur de l'ouvrage, des dommages, même résultant d'un vice du sol, qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropre à sa destination".

On savait déjà que les désordres des éléments d'équipement pouvaient rendre l'ouvrage impropre à sa destination et ouvrir une action en garantie décennale. Encore fallait-il pouvoir rattacher leur installation à la réalisation d'un ouvrage, et donc, lorsque les éléments d'équipement litigieux ont été posés postérieurement à l'achèvement de l'ouvrage principal, que leur installation ait nécessité des travaux assimilables à la construction d'un ouvrage.

A défaut, les articles 1792 et suivants n'avaient pas vocation à s'appliquer et l'action devait être jugée conformément aux règles de la responsabilité contractuelle de droit commun.

Le principe a d'abord été posé à propos des travaux de peintures, tissus tendus et de moquettes, qu'ils soient réalisés à l'occasion ou non de la construction de l'ouvrage, lorsqu'ils n'ont pas de fonction d'étanchéité (2).

Ce principe a ensuite été appliqué, dans un arrêt de la troisième chambre civile rendu le 10 décembre 2003, à propos du climatiseur d'un laboratoire de la société Renault (3). Dans cet arrêt, la Cour de cassation avait approuvé les juges du fond d'avoir considéré que l'installation d'une "centrale autonome de climatisation", qui n'avait pas nécessité de travaux de génie civil, ne permettait pas de mettre en jeu la garantie décennale de l'installateur.

Il convient de noter que, déjà dans cette espèce, le pourvoi soutenait que le dysfonctionnement de cette installation portait atteinte à la destination de l'immeuble, la société Renault entendant y installer un laboratoire de métrologie industrielle (contrôle qualité) qui nécessitait, on le suppose, une certaine maîtrise de sa température. Cet argument n'avait pas convaincu la Cour de cassation, qui avait jugé, par un attendu sans ambiguïté, qu'en l'absence de construction d'un ouvrage, les juges du fond n'avaient pas à s'interroger sur l'atteinte à la destination de l'immeuble :

"Mais attendu qu'ayant constaté que la centrale autonome de climatisation' installée par la société S. était composée d'un climatiseur livré dans une boîte en carton se présentant sous la forme d'une armoire verticale raccordée à des conduits et des réseaux d'air en tôle galvanisée placés entre deux sous-plafonds suspendus, la cour d'appel a pu en déduire, sans être tenue de procéder à une recherche que sa décision rendait inopérante, qu'une telle installation, qui ne relevait pas des travaux de bâtiment ou de génie civil, ne constituait pas la construction d'un ouvrage au sens de l'article 1792 du Code civil" (Cass. civ. 3, 10 décembre 2003, n° 02-12.215 N° Lexbase : A4322DAC, premier attendu).

Telle était donc la solution habituelle et l'ouvrage le critère de la responsabilité décennale. La Cour de cassation semble pourtant vouloir revenir sur cette jurisprudence par l'arrêt aujourd'hui commenté.

II - Une évolution du critère de la garantie décennale ?

Les faits de l'espèce semblent très similaires à ceux de l'arrêt "Renault", précité, et la solution de la cour d'appel de Douai était parfaitement conforme à la jurisprudence habituelle de la Cour de cassation, ce qui ne rend que plus significative la solution adoptée par la Cour de cassation.

A - L'arrêt d'appel faisait une parfaite application de la solution classique

Les faits, tels qu'ils sont relatés dans la presse et repris dans l'arrêt d'appel, sont les suivants (4) : un particulier commande à un professionnel une pompe à chaleur, d'une valeur supérieure à 20 000 euros. La machine est installée et mise en service, cependant elle ne produit pas la chaleur attendue.

Le vendeur/installateur est rapidement placé en liquidation judiciaire. L'acheteur se retourne, probablement faute de mieux, contre l'assureur décennal.

Une expertise judiciaire est menée, qui aurait constaté les dysfonctionnements et conclut que "les lieux ne sont plus habitables, sans chauffage ni eau chaude, de surcroît avec des enfants".

Le tribunal de grande instance de Lille condamne l'assureur décennal, qui fait immédiatement appel, contestant l'application de la garantie décennale à l'espèce.

La cour d'appel de Douai, d'une manière très classique, va examiner l'étendue des travaux réalisés pour installer l'équipement pour se prononcer sur l'application ou non de la garantie décennale à l'espèce : ces travaux sont-ils constitutifs d'un ouvrage ?

Reprenant les constats de l'expert judiciaire, l'arrêt relève que :

"L'ouvrage n'est pas intégré au bâtiment. Des percements ont été effectués pour laisser passer les canalisations entre unité extérieure et unité intérieure (cloison entre couloir et cave, mur entre cave et buanderie et mur extérieur de la buanderie vers le jardin). Ces percements sont limités en nombre et en dimensions au strict nécessaire. Ces murs et cloisons ne présentent pas de dégradations consécutives à ces percements. Le gros-oeuvre n'a pas été altéré par ces percements" (5).

Les travaux apparaissent minimes. Le demandeur ne demande d'ailleurs que quelques centaines d'euros pour procéder au démontage et à la remise en état des tuyauteries, cloisons et murs. C'est donc par une parfaite logique que la cour d'appel de Douai juge que :

"l'on ne saurait considérer que l'installation de cette machine a nécessité d'importants travaux d'adaptation à l'immeuble faisant appel à des techniques de construction, permettant de la considérer comme un ouvrage en soi".

Le jugement de première instance est réformé et l'assureur décennal échappe donc à toute condamnation. La solution apparaît parfaitement justifiée au vu de la jurisprudence précitée, il convient cependant de rappeler qu'elle prive le demandeur de son seul recours solvable, l'installateur étant en faillite et, semble-t-il, non autrement assuré.

B - La Cour de cassation censure, mais sans expliciter sa nouvelle solution

Avant de s'interroger sur la solution adoptée par la Cour de cassation et sa portée, il faut remarquer que, d'une façon très surprenante, les motifs de l'arrêt d'appel sont présentés d'une manière assez lapidaire, voire inexacte, dans l'attendu de l'arrêt de cassation.

En effet, l'attendu ne mentionne pas que, pour parvenir à sa décision, la cour d'appel de Douai avait soigneusement vérifié que les travaux d'installation de la pompe à chaleur ne constituaient pas la construction d'un ouvrage en soit. Au contraire, la Cour de cassation affirme seulement que : "pour rejeter ces demandes, l'arrêt retient que les éléments d'équipement bénéficiant de la garantie décennale sont ceux qui ont été installés au moment de la réalisation de l'ouvrage, ce qui n'est pas le cas de la pompe à chaleur considérée par rapport à l'ouvrage constitué par la construction de la maison de M. X ".

Présenté ainsi, le motif de l'arrêt apparaissait erroné, et l'analyse de la cour d'appel de Douai incomplète.

La Cour de cassation a donc cassé l'arrêt de la cour d'appel de Douai. Et elle l'a fait en des termes qui traduisent une véritable intention pédagogique :

"...en statuant ainsi, alors que les désordres affectant des éléments d'équipement, dissociables ou non, d'origine ou installés sur existant, relèvent de la responsabilité décennale lorsqu'ils rendent l'ouvrage dans son ensemble impropre à sa destination, la cour d'appel a violé" l'article 1792 du Code civil.

A la seule lecture de l'arrêt de cassation, le commentateur peut légitimement s'interroger sur le point de savoir si la Cour de cassation entendait seulement sanctionner l'erreur de droit de la cour d'appel de Douai, ou si cette décision impliquait réellement une évolution jurisprudentielle.

La question de savoir comment la pose d'un élément d'équipement dissociable pourrait constituer la construction d'un ouvrage apparaît pourtant hautement problématique. Le commentateur observera à ce propos que, dans l'arrêt commenté, les avocats du maître de l'ouvrage ont tenté d'établir dans leur pourvoi que les trois trous effectués dans les murs pour l'installation de la machine constituaient la construction d'un ouvrage. Ce raisonnement paraît bien faible, même a posteriori.

Au vu de l'arrêt d'appel, on est bien forcé de conclure que la Cour de cassation entend faire évoluer sa jurisprudence, et qu'elle semble considérer que les dysfonctionnements d'un élément d'équipement, dissociable ou non, rendant l'ouvrage dans son ensemble impropre à sa destination constituent un dommage décennal même quand la pose de l'élément ne constitue pas la construction d'un ouvrage.

Cependant la formulation de l'arrêt laisse planer le doute. Pourquoi avoir dénaturé les motifs de l'arrêt de la cour d'appel de Douai ? Doit-on en comprendre que la Cour de cassation a voulu forcer les faits de l'espèce pour appliquer sa solution nouvelle sans attendre une affaire plus adaptée ?

Il faudra attendre un prochain pourvoi pour mesurer la portée exacte de cet arrêt. En attendant les installateurs de pompe à chaleur ont intérêt à souscrire une assurance de responsabilité décennale.

Reste encore une autre question : on sait que l'impropriété à la destination constitue un dommage décennal même quand elle ne concerne qu'une partie de l'ouvrage. Alors, pourquoi la Cour de cassation parle-t-elle de "l'ouvrage dans son ensemble" ?

Est-ce une formule à laquelle il ne faut pas attacher d'importance, seulement liée aux faits de l'espèce ? (6).

Est-ce au contraire l'amorce d'une nouvelle distinction ?


(1) Loi n° 78-12 du 4 janvier 1978 relative à la responsabilité et à l'assurance dans le domaine de la construction (N° Lexbase : L3612IEI).
(2) Cass. civ. 3, 27 avril 2000, n° 98-15970, publié au bulletin (N° Lexbase : A1961CKT) ; Cass. civ. 3, 16 mai 2001, n° 99-15.062 (N° Lexbase : A4673ATA).
(3) Cass. civ. 3, 10 décembre 2003, n° 02-12.215 (N° Lexbase : A4322DAC), publié au bulletin
(4) Le commentateur ne dispose ni du rapport d'expertise, ni du jugement de première instance.
(5) CA Douai, 21 avril 2016, n° 15/01967 (N° Lexbase : A6100RK7).
(6) En effet, les constats de l'expert judiciaire, tels qu'ils ont été rapportés dans la presse et reproduits ci-dessus, laissent entendre que la pompe à chaleur litigieuse était la seule source de chaleur de l'immeuble, ce qui expliquerait dans ce cas la référence à "l'ouvrage dans son ensemble".

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