Lecture: 12 min
N9013BWQ
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine, directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique, directeur adjoint de l'IRENEE
le 29 Juin 2017
Si l'on met de côté les hypothèses de cession amiable, c'est le juge de l'expropriation qui est compétent pour procéder au transfert de propriété des biens visés par l'arrêté de cessibilité qui intervient à la fin de la phase administrative de la procédure. En première instance, la procédure de transfert des biens présente la caractéristique de ne pas présenter de caractère contradictoire et dans ce cadre, "le juge de l'expropriation qui, en matière de transfert de propriété, statue à la requête du préfet, rend son ordonnance au seul vu des pièces constatant que les formalités légales ont été accomplies [...]" (1). C'est donc un rôle purement formel qui est exercé à ce stade par le juge de l'expropriation. Plus précisément, il vérifie que le dossier transmis par le préfet comprend bien l'intégralité des pièces visées par l'actuel article R. 221-1 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2104I73), à savoir : l'acte déclarant l'utilité publique de l'opération et, éventuellement, l'acte le prorogeant ; le plan parcellaire des terrains et bâtiments ; l'arrêté préfectoral d'ouverture de l'enquête parcellaire ; les pièces justifiant de l'accomplissement des formalités tendant aux avertissements collectifs et aux notifications individuelles prévues dans le cadre de l'enquête parcellaire ; le procès-verbal établi à la suite de l'enquête parcellaire ; l'arrêté de cessibilité ou l'acte en tenant lieu, ayant moins de six mois de date avant l'envoi du dossier au greffe.
Dans la présente affaire, la juridiction de l'expropriation du département des Hauts-de-Seine avait prononcé le transfert de propriété, au profit du département des Hauts-de-Seine, des parcelles nécessaires à l'aménagement d'une route départementale, dont une parcelle appartenant à une SCI. Devant la Cour de cassation, les requérants soutiennent que cette SCI n'avait pas satisfait à son obligation d'immatriculation. Elle avait donc, selon eux, perdu la personnalité juridique ce qui fait que son patrimoine aurait été transféré à ses associés. Les requérants relèvent également que la notification du dépôt du dossier d'enquête parcellaire en mairie avait été adressée à une personne qui n'avait la qualité ni de gérant ni d'associé de la SCI.
Les juges rappellent qu'en application de l'actuel article R. 311-7 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2138I7C), "les propriétaires auxquels notification est faite par l'expropriant du dépôt du dossier à la mairie sont tenus de fournir les indications relatives à leur identité". Ces indications sont celles qui sont visées par le décret n° 55-22 du 4 janvier 1955, portant réforme de la publicité foncière (N° Lexbase : L9182AZ4), c'est-à-dire pour ce qui concerne les personnes physiques : les nom, prénoms dans l'ordre de l'état civil, domicile, date et lieu de naissance et profession des parties, ainsi que le nom de leur conjoint. Toutefois, toujours selon l'article R. 311-7, dans l'hypothèse où la personne qui s'est vue notifier le dépôt du dossier de l'enquête parcellaire à la maire n'est pas le propriétaire du bien celle-ci est tenue de "donner tous renseignements en [sa] possession sur l'identité du ou des propriétaires actuels".
Or, en l'espèce, l'état parcellaire annexé à l'arrêté de cessibilité désignait bien comme propriétaire de la parcelle litigieuse la SCI ainsi que le nom du gérant. Celui-ci avait signé l'avis de réception de la lettre lui notifiant le dépôt en mairie du dossier d'enquête parcellaire, sans renvoyer la demande d'information jointe en application l'actuel article R. 131-7 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2085I7D), ce qui aurait permis de découvrir qu'il n'était ni gérant ni associé de la SCI.
Comme on l'a mentionné plus haut, le juge de l'expropriation, au stade du prononcé de l'ordonnance d'expropriation, se borne à un contrôle formel des pièces jointes au dossier qui lui est transmis par le préfet. Ainsi, par exemple, il a été jugé qu'il n'est pas tenu de vérifier les indications relatives à la nature du bien exproprié qui sont contenues dans l'arrêté de cessibilité et qu'il doit se contenter de reproduire (2). Il n'est pas non plus compétent pour se prononcer sur la légalité de cet arrêté (3) ou pour se prononcer sur la propriété des parcelles (4). Surtout, il a déjà été jugé que le juge de l'expropriation n'est pas compétent pour vérifier les indications relatives à la propriété du bien exproprié, qu'elles soient portées dans l'arrêté de cessibilité ou dans le plan parcellaire qui lui est joint (5).
C'est dans le droit fil que cette jurisprudence que la Cour de cassation considère, dans la présente affaire, que dès lors qu'il ne disposait d'aucun indice de nature à mettre en doute l'exactitude des mentions portées à l'état parcellaire, c'est à bon droit que le juge de l'expropriation du département des Hauts-de-Seine a prononcé le transfert de propriété litigieux.
Par une ordonnance du 5 août 2008, le juge de l'expropriation du département du Pas-de-Calais avait prononcé le transfert de propriété de parcelles au profit de la société X. Après l'annulation par la juridiction administrative de l'arrêté de cessibilité, l'ancien propriétaire avait ensuite saisi la juridiction de l'expropriation pour faire constater la perte de base légale de l'ordonnance d'expropriation et obtenir la restitution des biens ou, à défaut, l'indemnisation de son préjudice, comme le prévoit l'article L. 223-2 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L7962I4N). Saisie d'un recours contre ce jugement, la cour d'appel de Douai, dans un arrêt en date du 18 janvier 2016, avait prononcé la caducité de cet appel.
L'article R. 311-26 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2157I7Z) prévoit en effet qu'"à peine de caducité de la déclaration d'appel, relevée d'office, l'appelant dépose ou adresse au greffe de la cour ses conclusions et les documents qu'il entend produire dans un délai de trois mois à compter de la déclaration d'appel". Dans le cas où l'appel est formé par lettre recommandée avec accusé de réception adressée au greffe de la juridiction de première instance, le délai court à compter de la réception de cette lettre par le greffe et non pas du jour où la partie qui doit respecter ce délai est informée de la réception de son pli par le greffe ou par les services de La Poste (6). Notons toutefois que l'introduction d'une demande d'aide juridictionnelle dans le délai d'appel interrompt les délais pour conclure jusqu'à la date, en cas d'admission, de la désignation de l'auxiliaire de justice si elle est plus tardive (7).
Ce délai de trois mois, qui était seulement de deux mois dans l'ancien article R. 13-49 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L3177HLA), avait été considéré comme compatible avec les stipulations de l'article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR) relatives au procès équitable (8). Or en l'espèce, la société X avait interjeté appel du jugement rendu le 2 février 2015 par le juge de l'expropriation du Pas-de-Calais par déclaration reçue au greffe de la cour le 27 février 2015. Toutefois, elle n'avait produit de pièces au soutien de son mémoire que les 11 août et 25 septembre 2015, soit après l'expiration du délai de trois mois.
La solution au litige n'était pourtant pas aussi évidente qu'il ne paraît de prime abord puisque le jugement du 2 février 2015 n'avait pas été signifié à l'appelante. On pouvait donc s'interroger sur l'opposabilité à son égard du délai de trois mois visé R. 311-26.
Sous l'empire des dispositions de l'ancien article R. 13-49 du Code de l'expropriation, la Cour de cassation avait jugé à plusieurs reprises que le délai de deux mois imparti à l'appelant pour déposer son mémoire a pour point de départ la date de l'acte d'appel, nonobstant la notification ultérieure du jugement et la réitération de l'appel (9). En revanche, elle avait considéré qu'en cas d'irrégularité de la notification du jugement fixant le montant des indemnités d'expropriation qui ne reproduit pas les dispositions des anciens articles R. 13-47 (N° Lexbase : L3172HL3) et R. 13-49 du Code de l'expropriation, le délai prescrit pour le dépôt du mémoire d'appel ne court pas, ce qui fait que l'appelant ne peut être déchu de son appel (10). Sont ici en cause les actuelles dispositions des articles R. 311-24 et R. 311-26.
Dans la présente affaire, c'est une solution sévère pour l'appelant qui est retenue par la Cour de cassation qui considère qu'à partir du moment où celui-ci a déposé les pièces produites au soutien de son mémoire après expiration du délai de trois mois, la cour d'appel avait légalement justifié sa décision. Elle retient ici une approche minimaliste de l'office du juge d'appel qui n'avait pas, selon elle, à procéder à une recherche relative à une signification du jugement que ses constatations rendaient, en tout état de cause, inopérante.
Jusqu'à l'entrée en vigueur de l'article 4 de la loi n° 95-101 du 2 février 1995, relative au renforcement de la protection de l'environnement (N° Lexbase : L8686AGS) (11), il n'était pas possible de revenir sur le transfert de propriété, après le rejet du pourvoi en cassation contre l'ordonnance d'expropriation, alors pourtant que l'opération se retrouvait postérieurement privée de base légale suite à l'annulation par le juge administratif de la déclaration d'utilité publique ou de l'arrêté de cessibilité. Les dispositions susvisées ont voulu corriger cet effet indésirable du dualisme juridictionnel en portant création de l'article L. 12-5 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2914HLI) (actuellement l'article L. 223-2 N° Lexbase : L7962I4N) selon lequel, "en cas d'annulation par une décision définitive du juge administratif de la déclaration d'utilité publique ou de l'arrêté de cessibilité, tout exproprié peut faire constater par le juge de l'expropriation que l'ordonnance portant transfert de propriété est dépourvue de base légale". Ces dispositions ont été tardivement précisées par l'article 24 du décret n° 2005-467 du 13 mai 2005, portant modification du Code de l'expropriation pour cause d'utilité publique (N° Lexbase : L4622G8P) (12), et créant les articles R. 12-5-1 (N° Lexbase : L3090HLZ) à R. 12-5-6 du même code (actuellement art. R. 223-1 N° Lexbase : L2112I7D à R. 223-8). Ces dispositions enferment le droit ouvert par la loi du 2 février 1995 dans des limites strictes. En effet, d'une part, l'exproprié doit saisir le juge dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision définitive du juge administratif, à défaut de quoi son recours serait jugé irrecevable (13). D'autre part, l'exproprié ne peut recourir à cette procédure que s'il est l'auteur du recours intenté contre la déclaration d'utilité publique. Ce ne sera donc pas le cas, par exemple, si l'auteur de ce recours est une association de protection de l'environnement. Enfin -et surtout- la constatation par le juge de l'expropriation du défaut de base légale de l'ordonnance d'expropriation n'aura pas pour conséquence automatique la restitution du bien à son ancien propriétaire. En effet, si l'article R. 223-6 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2117I7K) prévoit que "le juge constate, par jugement, l'absence de base légale du transfert de propriété", il se borne à mentionner que ce juge doit ensuite en "[préciser] les conséquences de droit". Deux hypothèses sont ensuite visées par ce texte : si le bien exproprié n'est pas en état d'être restitué, l'action de l'exproprié se résout en dommages et intérêts ; s'il peut l'être, le juge désigne chaque immeuble ou fraction d'immeuble dont la propriété est restituée et il détermine également les indemnités à restituer à l'expropriant. Il faut noter que fait qu'un ouvrage public soit implanté sur la parcelle litigieuse ne constitue plus un obstacle rédhibitoire, le principe d'intangibilité de l'ouvrage public ayant été abandonné par l'arrêt du Tribunal des conflits du 6 juin 2002 "Binet c/ EDF" (14). Toutefois, un régime protecteur de l'ouvrage public demeure, la restitution du bien ne pouvant intervenir, selon cet arrêt, que "sous réserve des exigences de l'intérêt général ou de l'impossibilité tenant à la nature de l'ouvrage". Ceci étant, dans la grande majorité des cas, l'intérêt général va s'opposer à la destruction de l'ouvrage public, y compris lorsque cet ouvrage est de dimensions modestes (15). Il a fallu attendre l'arrêt "commune de Peille" du 9 juin 2004 (16) pour voir le Conseil d'Etat ordonner pour la première fois la destruction d'un ouvrage public. Cette solution est toutefois demeure isolée jusqu'aux arrêts "communauté d'agglomération du lac du Bourget" du 11 mai 2011 (17) et "commune de Valmeinier et syndicat mixte des islettes" du 14 octobre 2011 (18).
L'avis commenté précise un élément du dispositif de l'actuel article L. 223-2 du Code de l'expropriation qui se situe en amont de la question de savoir s'il y a lieu ou non de restituer son bien à l'ancien propriétaire évincé. En l'espèce, le juge de l'expropriation du département de l'Ariège demande à la Cour s'il y a lieu de considérer que la requête de l'exproprié tendant à faire constater que l'ordonnance d'expropriation est dépourvue de base légale doit être publiée au bureau des hypothèques conformément aux dispositions du décret n° 55-22 du 4 janvier 1955, portant réforme de la publicité foncière.
Selon l'article 30,5° de ce décret, "les demandes tendant à faire prononcer la résolution, la révocation, l'annulation ou la rescision de droits résultant d'actes soumis à publicité ne sont pas recevables devant les tribunaux que si elles ont été elles-mêmes publiées". Pour l'expropriant, l'action en cause fondée sur l'actuel article L. 223-2 du Code de l'expropriation serait assimilable à une demande d'annulation et relèverait donc du champ d'application de ces dispositions. L'exproprié, en revanche, s'en tient à une lecture stricte de l'article 30 5° du décret de 1955, lequel ne vise pas expressément ces dispositions du Code de l'expropriation.
C'est cette seconde interprétation qui est retenue par la Cour de cassation qui relève que "l'action en constatation de perte de base légale d'une ordonnance d'expropriation tendant à tirer les conséquences de l'annulation, par la juridiction administrative, des actes administratifs qui en étaient le soutien nécessaire, en la privant d'effet, n'entre pas dans les prévisions de l'article 30.5 du décret du 4 janvier 1955". La Cour entend ainsi éviter aux personnes expropriées un formalisme excessif qui pourrait avoir pour effet d'empêcher de donner un plein effet aux décisions du juge administratif privant de base légale l'ordonnance d'expropriation. Cette solution apparaît conforme à l'esprit de la loi du 2 février 1995, dont l'objectif premier, comme on l'a souligné, était de faciliter l'harmonisation des phases administrative et judiciaire de la procédure.
(1) Cass. civ. 3, 11 mars 1971, n° 70-70.087 (N° Lexbase : A0147CHW), Bull. civ. III, 1971, n° 131.
(2) Cass. civ. 3, 26 avril 1978, n° 77-70.146 (N° Lexbase : A6984C88), Bull. civ. III, n° 148.
(3) Cass. civ. 3, 1er avril 1987, n° 86-70.080 (N° Lexbase : A7053AAH).
(4) Cass. civ. 3, 25 mars 1997, n° 93-70.147, inédit au bulletin (N° Lexbase : A0213C3B).
(5) Cass. civ. 3, 25 février 1981, n° 80-70.205 (N° Lexbase : A9193CIC), Bull. civ. III, n° 41.
(6) Cass. civ. 3, 11 mai 2006, n° 05-70.020 (N° Lexbase : A3800DPG), Bull. civ. III, n° 121, AJDI, 2007, p. 401, obs. A. Lévy, RD. imm., 2007, p. 341, obs. C. Morel.
(7) Cass. civ. 3, 6 novembre 2002, n° 01-70.135 (N° Lexbase : A6812A3P), Bull. civ. III, n° 164, AJDI, 2013, p. 100, note Simon Gilbert, D., 2012, p. 267.
(8) Cass. civ. 3, 13 avril 2005, n° 04-070.69 (N° Lexbase : A8807DHN), Bull. civ. III, n° 92, AJDI, 2005, p. 918, obs. A. Lévy.
(9) Cass. civ. 3, 26 mai 1982, n° 81-70.521 (N° Lexbase : A0795CKN), Bull. civ. III, n° 131, JCP, 1984. II. 20240, note A. Bernard. V. également Cass. civ. 3, 23 mars 1983 (N° Lexbase : A4887C8I), Bull. civ. III, n° 85 ; Cass. civ. 3, 11 janvier 1984, n° 82-70.255 (N° Lexbase : A0645AA7), Bull. civ. III, n° 9, D., 1985, IR, p. 59, obs. P. Carrias.
(10) Cass. civ. 3, 2 mars 1994, n° 92-70.468 (N° Lexbase : A7474ABG), Bull. civ. III, n° 42.
(11) JO, 3 février 1995.
(12) JO, 15 mai 2005.
(13) C. expr., art. R. 223-2 (N° Lexbase : L2113I7E).
(14) JCP éd. A, 2002, 1163, chron. J.Dufau.
(15) CE, 13 février 2009, n° 295885 (N° Lexbase : A1148EDU), Dr. adm., 2009, comm. 63, note S. Traoré.
(16) CE, 9 juin 2004, n° 254691 (N° Lexbase : A0971D3D), AJDA, 2004, p. 1891.
(17) CE, 20 mai 2011, n° 325552 (N° Lexbase : A0315HSH), AJDA, 2011, p. 1891, comm. G. Eveillard.
(18) CE, 14 octobre 2001, n° 320371 (N° Lexbase : A7406HYX), JCP éd. A, 2011, 2365, note Manson.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:459013