La lettre juridique n°432 du 17 mars 2011 : Concurrence

[Questions à...] Ciseau tarifaire et pratique anticoncurrentielle : quand la cour d'appel de Paris annule les sanctions pécuniaires infligées à France Télécom et SFR Cegetel - Questions à Frédérique Dupuis-Toubol, avocat associée, Bird & Bird AARPI

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[Questions à...] Ciseau tarifaire et pratique anticoncurrentielle : quand la cour d'appel de Paris annule les sanctions pécuniaires infligées à France Télécom et SFR Cegetel - Questions à Frédérique Dupuis-Toubol, avocat associée, Bird & Bird AARPI. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/4136979-questions-a-ciseau-tarifaire-et-pratique-anticoncurrentielle-quand-la-cour-dappel-de-paris-annule-le
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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition affaires

le 17 Mars 2011

En 2004, le Conseil de la concurrence avait infligé de très lourdes sanctions pécuniaires aux deux principaux opérateurs de téléphonie que sont France Télécom et SFR, condamnés respectivement à 18 millions d'euros pour France Télécom et 2 millions d'euros pour SFR (Cons. conc., décision n° 04-D-48 du 14 octobre 2004 N° Lexbase : X5324AC8). Plus précisément, le Conseil avait retenu des pratiques de "ciseau tarifaire" ou de compression des marges. Aux termes d'une procédure particulièrement complexe (1), puisque sont intervenus dans ce dossier, outre la décision de sanction du Conseil de la concurrence, deux arrêts de la Chambre commerciale de la Cour de cassation et trois arrêts de la cour d'appel de Paris, cette dernière, le 27 janvier 2011, se rangeant à la position de la Cour régulatrice, a annulé les sanctions infligées aux opérateurs (CA Paris, Pôle 5, 5ème et 7ème ch., 27 janvier 2011, n° 2010/08945 N° Lexbase : A7276GSB). Afin de faire le point sur cette décision emblématique qui marque une victoire contentieuse importante à l'issue de cette longue bataille judiciaire, Lexbase Hebdo - édition affaires a rencontré Maître Frédérique Dupuis-Toubol, avocat associée, Bird & Bird AARPI, qui représentait la société SFR Cegetel dans ce dossier.

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler les termes du litige ayant donné lieu à l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 27 janvier 2011, dans lequel vous représentiez la société SFR Cegetel?

Frédérique Dupuis-Toubol : A l'origine de cette affaire, il y a une plainte d'une association d'opérateurs, qui a disparu depuis lors, sur la tarification par France Télécom et SFR Cegetel des appels fixe vers mobile pour les grands comptes et les entreprises de taille moyenne. Cette plainte a donné lieu à une décision du Conseil de la concurrence (désormais Autorité de la concurrence) du 14 octobre 2004 qui a écarté la plupart des griefs faits à SFR Cegetel mais a retenu une qualification de ciseau tarifaire à l'encontre de France Télécom et de SFR Cegetel au motif que le niveau de prix pratiqué par ces deux opérateurs sur la charge de terminaison d'appel sur leurs réseaux respectifs ne laisserait pas un espace économique suffisant à des opérateurs de téléphonie non intégrés verticalement pour proposer des services de téléphonie fixe vers mobile en direction de ces deux réseaux mobiles. SFR Cegetel et France Télécom ont formé un recours contre cette décision devant la cour d'appel de Paris qui l'a annulée une première fois en 2005 (CA Paris, 1ère ch., sect. H, 12 avril 2005, n° 2004/21342 N° Lexbase : A9308DH9). Le ministre chargé de l'Economie de l'époque s'est pourvu en cassation et la Cour de cassation a cassé l'arrêt de la cour d'appel de Paris (Cass. com., 10 mai 2006, n° 05-14.501, FS-P+B+I N° Lexbase : A3290DPK). Celle-ci a alors statué de nouveau par un arrêt qui, cette fois, a rejeté les prétentions de SFR Cegetel et de France Télécom (CA Paris, 1ère ch., sect. H, 2 avril 2008, n° 2007/05604 N° Lexbase : A8040D7W). C'est alors SFR Cegetel et France Télécom qui ont formé un pourvoi devant la Cour de cassation pour obtenir de nouveau une cassation totale et un nouveau renvoi devant la cour d'appel de Paris (Cass. com., 3 mars 2009, n° 08-14.435, FS-P+B N° Lexbase : A6421ED8). C'est dans ce contexte procédural bien particulier que la cour d'appel de Paris a été amenée à statuer pour la troisième fois dans cette affaire par l'arrêt du 27 janvier 2011 qui est entièrement satisfaisant de mon point de vue puisqu'il conclut au caractère non fondé des griefs retenus par le Conseil de la concurrence contre SFR Cegetel et France Télécom et en tire toutes les conséquences de droit, notamment la restitution par l'administration de la sanction pécuniaire de 2 millions d'euros pour SFR Cegetel.

Lexbase : La cour d'appel n'a pas retenu votre définition du marché pertinent. Pouvez-vous nous en expliquer les raisons ?

Frédérique Dupuis-Toubol : La cour d'appel de Paris s'est concentrée sur les pratiques alléguées de ciseau tarifaire et sur la question de savoir si elles pouvaient être considérées comme abusives ou non car c'est la question de droit qui avait provoqué la cassation et le renvoi de l'affaire à nouveau devant la cour d'appel de Paris. Cela étant, dès lors que la cour d'appel de Paris dit que les pratiques imputées à tort à SFR Cegetel et à France Télécom ne sont pas établies, il va de soi que les définitions de marchés pertinents retenues par le Conseil de la concurrence sont de peu d'intérêt puisqu'elles ne permettent pas de conclure à un abus de position dominante, ni sur le marché prétendument dominé de la charge de terminaison d'appel -ce que d'ailleurs le Conseil de la concurrence n'avait pas fait- ni sur le marché connexe non dominé par SFR Cegetel des appels fixe vers mobile SFR pour les entreprises où le Conseil de la concurrence avait cru pouvoir identifier des pratiques de ciseau tarifaire.

Lexbase : Elle a toutefois confirmé en tous points votre analyse pour exclure le caractère anticoncurrentiel des pratiques litigieuses...

Frédérique Dupuis-Toubol : Absolument. La cour d'appel de Paris s'en tient scrupuleusement au régime de la preuve en matière de ciseau tarifaire tel que rappelé très précisément par la Cour de cassation dans son arrêt du 3 mars 2009. L'effet anticoncurrentiel d'une pratique de ciseau tarifaire peut être présumé par l'autorité de poursuite seulement dans le cas où la prestation intermédiaire est indispensable pour les concurrents désireux d'être présents sur le marché de détail. En revanche, si des solutions alternatives permettent de "contourner" l'achat de cette prestation intermédiaire, l'autorité de poursuite doit apporter la preuve concrète que les concurrents ne pouvaient pas entrer sur le marché de détail sans subir de pertes. La cour d'appel de Paris a appliqué ce régime de preuve posé par la Cour de cassation. Elle a conclu que l'effet anticoncurrentiel ne pouvait pas être présumé dès lors que le reroutage international permettait aux opérateurs concurrents de contourner l'interconnexion directe. Dès lors, l'effet anticoncurrentiel devait être concrètement démontré par le Conseil de la concurrence et la cour d'appel a constaté la carence totale du Conseil de la concurrence dans l'administration de cette preuve.

Lexbase : La cour d'appel de Paris précise également que les pratiques en cause doivent être examinées à la lumière d'une guerre de prix à laquelle se sont livrés l'opérateur historique et les nouveaux opérateurs dont votre client, SFR Cegetel. Diriez-vous que cette "solution" est originale ?

Frédérique Dupuis-Toubol : Cette solution est tout simplement de bon sens. La guerre commerciale que SFR Cegetel a livrée à l'époque à France Télécom n'était pas véritablement contestée par le Conseil de la concurrence, ce qui n'a pourtant pas empêché celui-ci de conclure à l'objet anticoncurrentiel par nature de la pratique de ciseau tarifaire prétendument mise en oeuvre par SFR Cegetel. La cour d'appel de Paris rappelle tout simplement qu'une pratique de ciseau tarifaire ne peut pas être considérée comme ayant un objet anticoncurrentiel dès lors que son auteur était engagé dans une guerre des prix très rude contre l'opérateur historique. C'était d'ailleurs bien le paradoxe de cette affaire que de voir sanctionné SFR Cegetel pour abus de position dominante alors que SFR Cegetel était un nouvel entrant sur le marché de la téléphonie fixe ayant fort à faire pour contester la position ultra-dominante de France Télécom sur ce marché.

Lexbase : Peut-on considérer que la cour d'appel a rendu une décision "emblématique" ?

Frédérique Dupuis-Toubol : C'est un juste rappel à la loi pour l'Autorité de la concurrence. Les cas d'abus de position dominante ont de très lourdes implications pour le fonctionnement et l'organisation du marché. Ils ne peuvent donc pas souffrir d'approximations pouvant conduire au cas présent jusqu'à sanctionner une entreprise pour abus de position dominante alors qu'elle est en réalité un nouvel entrant. Le régime de la preuve en matière de ciseau tarifaire est exigeant et d'interprétation stricte comme la Cour de cassation l'a rappelé. En outre, la jurisprudence la plus récente du Tribunal de première instance de la Communauté européenne (depuis devenu le TPIUE) et de la Cour de justice de l'Union européenne a opté exactement pour le même régime de preuve à l'occasion de l'affaire "Deutsche Telekom" (2). La convergence entre le droit national et le droit communautaire de la concurrence, qui est absolument nécessaire dès lors que de nombreuses infractions au droit de la concurrence sont qualifiées simultanément sur une base légale nationale et sur une base légale communautaire, constituait donc un motif supplémentaire pour la cour d'appel de Paris pour annuler cette décision du Conseil de la concurrence !


(1) La décision du Conseil de la concurrence (Cons. conc., décision n° 04-D-48 du 14 octobre 2004 N° Lexbase : X5324AC8) a fait l'objet d'un premier arrêt d'appel (CA Paris, 1ère ch., sect. H, 12 avril 2005, n° 2004/21342 N° Lexbase : A9308DH9) cassé le 10 mai 2006 par la Cambre commerciale (Cass. com., 10 mai 2006, n° 05-14.501, FS-P+B+I N° Lexbase : A3290DPK) qui a renvoyé devant la cour d'appel de Paris (CA Paris, 1ère ch., sect. H, 2 avril 2008, n° 2007/05604 N° Lexbase : A8040D7W), dont l'arrêt a été une nouvelle fois cassé, le 3 mars 2009 (Cass. com., 3 mars 2009, n° 08-14.435, FS-P+B N° Lexbase : A6421ED8) et renvoyé une dernière fois devant la cour d'appel de Paris (CA Paris, Pôle 5, 5ème et 7ème ch., 27 janvier 2011, n° 2010/08945 N° Lexbase : A7276GSB).
(2) TPICE, 10 avril 2008, aff. T-271/03 (N° Lexbase : A8069D7Y) et CJUE, 14 octobre 2010, aff. C-280/08 (N° Lexbase : A7319GBP) qui confirment l'amende de 12,6 millions d'euros imposée par la Commission à Deutsche Telekom pour avoir abusé de sa position dominante sur les marchés de téléphonie fixe en Allemagne

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