Réf. : Cass. soc., 2 mars 2011, n° 10-13.634, FP-P+B+R (N° Lexbase : A3457G4S)
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N6452BRE
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 17 Mars 2011
Résumé
L'entreprise qui fait accomplir à des travailleurs temporaires, en plus de leur travail habituel, celui de salariés grévistes, ce qui se traduit par une augmentation de leur amplitude horaire, viole l'article L. 1251-10, 1er, du Code du travail (N° Lexbase : L1534H9P) qui a pour objet d'interdire à l'employeur de recourir au travail temporaire dans le but de remplacer des salariés en grève et de priver leur action d'efficacité. |
Commentaire
I - L'interdiction de recourir à l'intérim pour remplacer un gréviste
Problématique. Le Code du travail interdit à l'employeur "de recourir au travail temporaire [...] pour remplacer un salarié dont le contrat de travail est suspendu à la suite d'un conflit collectif de travail" (1), tout comme, d'ailleurs, il lui interdit de "conclure" un CDD dans le même cas de figure.
Mais si le texte interdit à l'évidence de faire appel à l'intérim après le début d'un conflit, interdit-il, également, à l'employeur d'utiliser les ressources déjà présentes dans l'entreprise avant le conflit pour faire face au surcroit temporaire de travail induit par la grève ?
Position de la Chambre criminelle. La Chambre criminelle de la Cour de cassation avait eu l'occasion de se prononcer sur cette question, mais dans une décision vieille de 30 ans et dans le sens d'une interprétation stricte, nécessaire en matière pénale pour assurer l'effectivité du principe de légalité de l'interdiction, n'excluant pas le recours à des intérimaires recrutés avant le début du conflit, "l'article L. 124-2 (N° Lexbase : L5598ACC) précité n'a d'autre objet que d'interdire à l'employeur de faire appel a une entreprise de travail temporaire dans le but de remplacer des salaries en grève et de priver leur action d'efficacité ; que ses termes ne sauraient être interprétés, de façon extensive, comme lui faisant défense d'employer, dans leur qualification professionnelle, des travailleurs temporaires embauches antérieurement à tout conflit" (2).
Position contraire de la Chambre sociale. C'est à cette même question inédite pour la Chambre sociale de la Cour de cassation que celle-ci devait répondre, ce qu'elle fait en prenant, dans cet arrêt en date du 2 mars, le contrepied de la position adoptée autrefois par la Chambre criminelle et dans le sens d'une protection accrue du droit de grève (3).
L'affaire. Dans cette affaire, un employeur avait eu recours pendant des grèves au sein de son entreprise en mars 2007 à des salariés intérimaires déjà présents à l'effectif depuis le mois d'octobre 2006. Estimant que la société avait porté atteinte au droit de grève des salariés, la Fédération nationale des transports et de la logistique force ouvrière fédération (le syndicat FO) avait saisi, avec succès, la juridiction civile de demandes indemnitaires.
Pour obtenir la cassation de la décision rendue en appel, l'entreprise faisait valoir que le texte ne lui faisait nullement interdiction d'utiliser des intérimaires embauchés avant le conflit puisque dans cette hypothèse l'employeur ne pouvait pas avoir voulu porter atteinte au droit de grève.
L'argument n'a pas convaincu la Haute juridiction qui rejette le pourvoi. Après avoir indiqué que "l'article L. 1251-10, 1er, du Code du travail a pour objet d'interdire à l'employeur de recourir au travail temporaire dans le but de remplacer des salariés en grève et de priver leur action d'efficacité", la Chambre sociale de la Cour de cassation relève "qu'ayant constaté que la société avait fait accomplir aux salariés temporaires, en plus de leur travail habituel, celui de salariés grévistes, leur amplitude horaire ayant été augmentée, la cour d'appel en a exactement déduit que l'employeur avait eu recours au travail temporaire en violation de l'article L. 1251-10, 1er, du Code du travail".
II - Une conception très (trop ?) extensive de l'interdiction
Une solution discutable. Le moins que l'on puisse dire est que la solution n'a rien d'évidente.
La lettre. Il n'est en premier lieu pas certain que la lettre de l'article L. 1251-10 du Code du travail puisse justifier la solution, surtout si on veut bien l'interpréter à la lumière de l'article L. 1242-6 du Code du travail (N° Lexbase : L1437H94) qui contient l'exposé de la même interdiction pour les salariés sous CDD.
L'article L. 1251-10 vise, en effet, l'interdiction de "recourir" au travail temporaire. Or, le Code du travail vise la notion de "recours" au travail temporaire pour désigner les conditions préalables à la conclusion du contrat de mise à disposition et du contrat de mission, ces conditions s'appréciant nécessairement au moment du recrutement du salarié, et non plus tard. Les termes de l'article L. 1242-6 du Code du travail, qui porte la même interdiction, pour des raisons identiques, en matière de CDD, sont d'ailleurs plus clairs encore en visant l'interdiction de "conclure" ce type de contrat.
L'esprit. Il n'est pas non plus certain que la solution puisse se réclamer de l'esprit des textes. Comme le faisait remarquer le demandeur dans le cadre du pourvoi, et comme d'ailleurs l'avait indiqué la Chambre criminelle de la Cour de cassation en 1980, l'interdiction vise à protéger les salariés contre des manoeuvres "anti-grève", ce qui suppose que l'employeur ait eu cette intention, et donc qu'il utilise du personnel extérieur à l'entreprise pour réaliser les tâches des grévistes. Or, pareille intention fait nécessairement défaut si les recrutements ont été réalisés avant le conflit et bien entendu que l'employeur n'a pas cherché à anticiper sur celui-ci en prenant de vitesse les grévistes (4).
L'égalité de traitement pour les salariés régulièrement entrés dans l'effectif. Par ailleurs, d'autres règles et principes pouvaient commander la confirmation de la solution retenue par la Chambre criminelle en 1980.
Dans l'arrêt des "Laiteries Entremont", rendu en 2001, la Chambre sociale avait, en effet, interprété restrictivement les interdictions qui pèsent sur l'employeur pendant la durée du conflit en affirmant que "sous réserve des prohibitions prévues par les articles L. 122-3 du Code du travail (N° Lexbase : L5455ACZ), en ce qui concerne les contrats à durée déterminée, et L. 124-2-3 du même code (N° Lexbase : L5601ACG), en ce qui concerne les contrats de travail temporaire, il n'est pas interdit à l'employeur, en cas de grève, d'organiser l'entreprise pour assurer la continuité de son activité" (5). On sait, par ailleurs, que la Cour de cassation autorise le glissement de non-grévistes sur le poste de grévistes (6). Or, une fois régulièrement intégrés à l'effectif de l'entreprise et à l'activité de celle-ci, les salariés en CDD ou les intérimaires font partie intégrante de l'effectif, ils ont les mêmes droits que les salariés en CDI et peuvent d'ailleurs parfaitement se mettre en grève avec eux, la Cour de cassation ayant admis que des intérimaires puissent faire grève pour des revendications intéressant le personnel de l'entreprise dans laquelle ils sont mis à disposition, pour des revendications qui les concernent également (7).
Une solution justifiée au regard des conditions de recours à l'intérim. Le seul argument qui puisse être utilement invoqué au soutien de la décision tient aux termes de l'article L. 1251-5 du Code du travail (N° Lexbase : L1525H9D) qui dispose qu'"il ne peut être fait appel à un salarié temporaire que pour l'exécution d'une tâche précise et temporaire [...] et seulement dans les cas" visés par la loi.
Or, et comme l'avait relevé la cour d'appel, et comme le souligne d'ailleurs explicitement la Chambre sociale dans cette décision pour prononcer le rejet du pourvoi ("la cour d'appel en a exactement déduit"), "la société avait fait accomplir aux salariés temporaires, en plus de leur travail habituel, celui de salariés grévistes, leur amplitude horaire ayant été augmentée, la cour d'appel en a exactement déduit que l'employeur avait eu recours au travail temporaire en violation de l'article L. 1251-10, 1er, du Code du travail".
En d'autres termes, ce n'est pas tant le fait que l'employeur ait fait accomplir aux intérimaires les tâches des grévistes qui semble pris en compte, mais bien l'accroissement de leurs charges au-delà des tâches pour lesquelles ils avaient été recrutées. En poussant un peu le raisonnement, on pourrait même considérer que leur activité était partiellement licite par l'accomplissement des tâches pour lesquelles le contrat de mission avait été valablement conclu avant le conflit, et partiellement illicite pour les tâches supplémentaires accomplies pendant la durée du conflit et dont l'augmentation de leur amplitude de travail témoignait.
Il faut d'ailleurs remarquer, ici, qu'il n'est pas certain que cette analyse soit si éloignée de celle de la Chambre criminelle dans l'arrêt qu'elle avait rendu en sens contraire en 1980. Dans cette décision, la Chambre criminelle avait, certes, justifié son analyse par le désir d'interpréter strictement la loi pénale, ce qui était tout à son honneur, mais elle avait, également, relevé que l'argument tiré d'un accroissement des tâches des salariés n'avait pas été invoqué en appel et se trouvait donc irrecevable devant la Cour de cassation, suggérant en creux que celui-ci aurait éventuellement pu modifier l'appréciation faite par la Cour (8).
Une portée incertaine. Reste à déterminer la portée exacte de la décision, et singulièrement le droit qu'aurait l'employeur de réaffecter les intérimaires et CDD recrutés avant le conflit aux tâches des non-grévistes, sans modification de leur amplitude horaire. Compte tenu de l'orientation prise par la Chambre sociale de la Cour de cassation, et même si une interprétation littérale de la solution pourrait être discutée, il nous semble plus prudent de laisser les salariés en CDD et les travailleurs intérimaires en dehors du conflit et de ne pas les mobiliser à l'occasion de la réorganisation de la production.
D'autres situations liées à la réorganisation de la production pendant une grève demeurent problématiques, et se trouvent potentiellement menacées par le fondement affirmé de la solution (garantir l'efficacité de la grève). Qu'en est-il, en effet, de la possibilité pour des entreprises extérieures, vers lesquelles tout ou partie de l'activité bloquée par le conflit aurait été redirigée, de recruter des salariés en CDD ou des intérimaires pour faire face au surcroit temporaire d'activité lié à cette nouvelle "commande" ? Qu'en est-il des établissements de l'entreprise, non touchés par la grève, vers lesquels la production aurait été redirigée : peuvent-ils recourir à des CDD ou des intérimaires (a priori non), ou affectés leurs CDD ou intérimaires recrutés avant le conflit (a priori non, compte tenu des termes de l'arrêt) ?
(1) C. trav., art. L. 1242-6 (CDD N° Lexbase : L1437H94) et L. 1251-10 (intérim N° Lexbase : L1534H9P).
(2) Cass. crim., 2 décembre 1980, n° 80-90.149, publié (N° Lexbase : A1772ABA).
(3) Dans certaines décisions antérieures la Chambre avait toutefois suggéré cette solution, Cass. soc., 15 février 1979, n° 76-14.527, publié (N° Lexbase : A1634AB7), Bull. civ. V, n° 143, Dr. ouvr., 1980, p. 338, note M. Petit : "la grève des chauffeurs n'interdisait pas à la société Descours et Cabaud d'user et de disposer de ses véhicules et de recourir, sinon à du personnel d'entreprise de travail temporaire, ce qu'interdit en pareil cas l'article L. 124-2 du Code du travail, du moins à tout autre salarié ou à d'autres entreprises de transports".
(4) Pour un exemple d'employeur condamné pénalement pour avoir recruté le matin des intérimaires dans la perspective de la grève annoncée l'après-midi, Cass. crim., 8 décembre 2009, n° 09-83.273, F-D (N° Lexbase : A7773EQX).
(5) Cass. soc., 11 janvier 2000, n° 97-22.025, publié (N° Lexbase : A4722AGY), D., 2000, p. 369, note Ch. Radé.
(6) Cass. soc., 15 février 1979, préc..
(7) Dans cette affaire, les conditions de travail et les modalités de l'exercice du mandat des délégués du personnel, Cass. soc., 17 décembre 2003, n° 01-46.251, FS-P (N° Lexbase : A4852DAX), Dr. soc., 2004, p. 327, obs. Ch. Radé.
(8) Cass. crim., 2 décembre 1980, préc. : "la partie civile n'ayant pas allégué, devant les juges du fond, que les salaries concernés aient été affectés a des tâches étrangères à celles prévues par le contrat d'embauche, le moyen, en ce qu'il soutient que leurs changements d'affectations n'auraient pu résulter que d'une modification du contrat initial, donc d'un nouvel appel' à l'entreprise du travail temporaire, est nouveau et, a ce titre, irrecevable devant la cour de cassation".
Décision
Cass. soc., 2 mars 2011, n° 10-13.634, FP-P+B+R (N° Lexbase : A3457G4S) Rejet (CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 3 décembre 2009 N° Lexbase : A6378EPW) Textes concernés : C. trav., art. L. 1251-10 (N° Lexbase : L1534H9P) Mots-clés : grève, remplacement, intérim Liens base : (N° Lexbase : E2544ETE) |
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