Réf. : Cass. civ. 1, 15 décembre 2010, n° 09-10.140 FS-P+B+I (N° Lexbase : A1859GN8)
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N1799BR3
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par Bernard Saintourens, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur de l'Institut de recherche en droit des affaires et du patrimoine (IRDAP)
le 03 Février 2011
L'apport de l'arrêt ici examiné peut être mesuré, d'une part, en ce qu'il reconnaît la possibilité d'une désignation conventionnelle du mandataire par accord entre les indivisaires (I), et, d'autre part, en ce qu'il confirme la nécessité d'une désignation judiciaire du mandataire en cas de désaccord entre les indivisaires (II).
I - La possibilité d'une désignation conventionnelle du mandataire par accord entre les indivisaires
A - L'accord dans le cadre du droit de l'indivision
L'article 815-5 du Code civil (N° Lexbase : L9934HNA) dispose que le ou les indivisaires titulaires d'au moins deux tiers des droits indivis peuvent, à cette majorité, donner à l'un ou plusieurs des indivisaires ou à un tiers un mandat général d'administration.
C'est sur ce texte que se fondait, en l'espèce, l'un des indivisaires pour faire valoir qu'il détenait la qualité de mandataire, requise par l'article 1844 du Code civil. Dès lors qu'à propos du choix du mandataire par les indivisaires, ce dernier texte ne pose aucune exigence particulière, les intéressés établissent librement les modalités de cette désignation. En l'espèce, on remarquera que la Cour de cassation ne stigmatise aucunement la référence à l'article 815-5 qu'invoquait le demandeur au pourvoi. C'est seulement parce que, comme nous aurons l'occasion d'y revenir dans la seconde partie de ce commentaire, la décision collective en question laissait subsister au moins une opinion contraire qu'elle considère que seule une nomination en justice est possible.
Si l'aptitude de l'article 815-5 à servir de cadre au choix par les indivisaires du mandataire chargé de les représenter lors des prises de décisions collectives au sein de la société n'est guère contestable (v. P. Le Cannu, B. Dondero, Droit des sociétés, Domat, Droit privé, 3ème éd., n° 117 ; M. Cozian, A. Viandier, Fl. Deboissy, Droit des sociétés, Litec, 23ème éd., n° 337), on ne peut masquer les limites de ce support. En premier lieu, il faut que la fraction des deux tiers des droits indivis soit atteinte. En second lieu, et surtout, le mandataire nommé sur ce fondement ne peut exercer que des actes d'administration. Cette limitation légale des pouvoirs peut s'avérer gênante dans l'exercice du droit de vote au nom des indivisaires. Certaines décisions collectives pourraient dépasser la simple administration des parts indivises pour aboutir à leur disparition. Ainsi en serait-il, notamment, à propos d'une décision de dissolution volontaire ou de réduction du capital avec annulation des parts. Le mandat ainsi conféré ne couvre probablement pas de telles décisions. En définitive, seule une décision prise à l'unanimité des indivisaires et conférant à ce mandataire le pouvoir d'accomplir des actes de disposition sur les parts indivises permettrait à la personne ainsi désignée de prendre part à toutes les décisions collectives, en représentation des droits de vote attachées aux parts indivises. La nomination du mandataire, auquel l'article 1844 du Code civil fait référence, peut donc être effectuée sur la base d'un accord entre les indivisaires représentant les deux tiers des droits indivis et il pourra bien exercer le droit de vote attaché aux parts indivises mais seulement dès lors que les décisions collectives demeurent des actes d'administration.
B - L'accord dans le cadre d'une stipulation statutaire
La place que l'on doit reconnaître aux stipulations statutaires relativement à la participation des associés indivisaires aux décisions collectives n'est pas, à notre avis, totalement élucidée.
Il convient, en premier lieu, de relever que la faculté d'adaptation par voie de stipulation statutaire des règles légales n'est pas ouverte en ce qui concerne les actions émises par les sociétés anonymes ou en commandite par actions. En effet, le dernier alinéa de l'article L. 225-110 du Code de commerce ne prévoit une telle faculté qu'au regard des dispositions du premier alinéa de ce texte, or les règles relatives aux actions indivises figurent dans le deuxième alinéa. Il y a donc, sur ce point, une différence sensible avec le régime applicable aux parts sociales. En revanche, s'agissant des actions émises par les sociétés par actions simplifiées, il est possible d'invoquer les dispositions générales de l'article 1844 du Code civil. En effet, l'article L. 225-110 figure parmi les textes qui sont expressément déclarés inapplicables à la SAS par l'article L. 227-1, alinéa 3, du Code de commerce (N° Lexbase : L2477IBD). Il y a donc lieu de revenir, pour le point de droit envisagé, vers le droit commun des sociétés constitué par les dispositions générales contenues au Code civil.
L'alinéa 4 de l'article 1844 du Code civil précise bien que "les statuts peuvent déroger aux dispositions des deux alinéas qui précèdent". Or, l'alinéa 2 de cet article, relatif aux parts sociales indivises, figure bien dans ce périmètre. En l'absence de toute restriction sur ce point, la faculté de dérogation ainsi ouverte doit pouvoir porter sur la totalité de l'alinéa 2 de l'article 1844. On pourrait ainsi considérer que les statuts peuvent opter pour une représentation par plusieurs mandataires, par dérogation à l'unicité posée par ce texte (v. les obs. sous l'arrêt, BRDA, 24/10, n° 1, p. 2). L'idée n'est pas totalement farfelue puisque la nomination de plusieurs mandataires est justement prévue par l'article 815-5 sus-évoquée. Pour autant, en pratique, une telle hypothèse n'apparaît pas très opportune. L'expression du vote, en représentation des parts sociales indivises, doit être unique même s'il émane de plusieurs personnes à la fois. Il faudra donc imaginer qu'entre elles soit établi un mode d'expression du sens du vote (à la majorité ?, à l'unanimité ?). De telles complications conduisent raisonnablement à renoncer à une telle dérogation et à s'en tenir à un représentant unique. Si l'on poursuit l'analyse du texte de l'alinéa 2 de l'article 1844, on ne trouve guère de place pour une dérogation à la délimitation de la catégorie à l'intérieur de laquelle le mandataire doit être choisi. Le texte permettant déjà de le choisir soit parmi les indivisaires, soit en dehors d'eux, on ne voit guère quelle autre catégorie pourrait être sollicitée. Il reste alors à envisager une dérogation aux dispositions contenues dans la deuxième phrase de l'alinéa 2 de l'article 1844. Cette phrase n'envisage la désignation en justice du mandataire qu'en cas de désaccord. On pourrait alors imaginer que les statuts prévoient que la désignation judiciaire sera le mode unique de désignation du mandataire, supprimant ainsi la possibilité d'une désignation conventionnelle par les indivisaires. Cela n'est pas inimaginable mais produirait une lourdeur procédurale pas toujours indispensable. Plus radicalement, mais encore une fois l'alinéa 4 de l'article 1844 ne réduit aucunement le périmètre de la liberté d'aménagement statutaire des dispositions de l'alinéa 2, on pourrait envisager que les statuts écartent, même en cas de désaccord entre les indivisaires, le recours à la désignation judiciaire. Dans un tel cas, le désaccord constaté pourrait trouver d'autres solutions pour aboutir à la désignation du mandataire. Il pourrait, par exemple, être prévu qu'un tiers, identifié dans les statuts, procèdera à cette désignation. Ou bien encore il pourrait être prévu que la désignation résultera d'un accord majoritaire entre les indivisaires. Mais alors, on se trouve contraint par les règles sus-évoquées de l'article 815-5 du Code civil, justiciable des mêmes observations que celles évoquées à ce propos ci-dessus.
L'intervention de l'arrêt ici commenté vient toutefois, semble-t-il, condamner cette dernière hypothèse. Dans la mesure où, dès lors qu'il n'y a pas l'unanimité des indivisaires -et que l'on est donc en présence d'un désaccord-, la Cour de cassation affirme qu'il n'y a d'autre solution que la désignation en justice. Il faut sans doute en conclure qu'une désignation du mandataire reposant sur une simple majorité ne permet pas au mandataire d'exercer le droit de vote attaché aux parts indivises. Seule une désignation judiciaire lui permettrait d'exercer ce droit. La Haute juridiction entend bien, à travers l'arrêt analysé, confirmer la prééminence de la désignation judiciaire en cas de désaccord entre les indivisaires.
II - La nécessité d'une désignation judiciaire du mandataire en cas de désaccord entre les indivisaires
A - Le caractère impératif de la désignation judiciaire
Si l'on suit le raisonnement de l'arrêt de la première chambre civile, dès qu'il est établi que la désignation du mandataire ne résulte pas d'un accord unanime des indivisaires, on est en présence du "désaccord", visé à l'article 1844 du Code civil, emportant l'obligation de se tourner vers le juge pour qu'il procède à la seule désignation valable.
Selon les hypothèses évoquées ci-dessus, le désaccord peut d'abord résulter de ce que le seuil des deux tiers des droits indivis, visé par l'article 815-5 du Code civil, n'a pas été atteint. Les indivisaires ne peuvent, dans un tel cas, désigner valablement un mandataire, même seulement doté du pouvoir d'accomplir des actes d'administration portant sur les parts sociales indivises. Le désaccord peut ensuite être matérialisé par l'absence d'unanimité, requise pour pouvoir donner au mandataire tout pouvoir dans l'exercice du droit de vote attaché aux parts sociales indivises. Dans de tels cas, il ne peut y avoir aucune désignation valable d'un mandataire en-dehors de la désignation par voie judiciaire. L'arrêt commenté pose en effet comme règle que l'article 1844 du Code civil comporte des "dispositions impératives" en ce qu'il prévoit qu'en cas de désaccord des indivisaires sur le choix du mandataire, sa désignation doit avoir lieu "en justice". Cette position est importante puisque qu'elle a pour effet d'ajouter à la liste, toujours instable, des dispositions impératives du droit des sociétés, une fraction de l'alinéa 2 de l'article 1844 du Code civil et ce, alors même que l'alinéa 4 dudit article autorise qu'il soit dérogé aux dispositions de l'alinéa 2, sans aucune restriction.
La question demeure toutefois de savoir si le mandataire désigné en justice dispose automatiquement du pouvoir d'exercer les droits de vote attachés aux parts sociales indivises, non seulement à propos de décisions collectives entrant dans la catégorie des actes d'administration mais également à propos de décisions aboutissant à des actes de disposition desdites parts. Dès lors que le "désaccord" constaté entre les indivisaires matérialise l'absence de consentement unanime pour qu'un mandataire puisse accomplir les actes de disposition, il apparaît logique de considérer que le mandataire nommé par décision de justice soit doté de la plénitude des pouvoirs et qu'il puise exercer le droit de vote attaché aux titres indivis, quel que soit l'objet de la décision, même sur ce vote peut aboutir à la disparition des titres (dissolution, réduction du capital...).
B - Le caractère propre du droit à la désignation judiciaire pour tout indivisaire
Le droit de recourir à la désignation judiciaire est attaché à la qualité d'indivisaire. Aucun paramètre tiré de la proportion de droits indivis détenus n'entre ici en compte. La position est à l'évidence fondée sur la reconnaissance à chaque indivisaire de la qualité d'associé, admise depuis plus de trente ans par la jurisprudence (Cass. com., 6 février 1980, n° 78-12.513 (N° Lexbase : A3458AG8, Rev. sociétés, 1980, p. 521, note A. Viandier ; RTDCom., 1980, p. 353, obs. E. Alfandari et M. Jeantin ; D., 1981, IR, p.36, obs. J.-Cl. Bousquet). Dès lors que la qualité d'indivisaire, attachée à des parts sociales ou des actions, est reconnue à une personne, elle peut invoquer les droits propres attachés à cette qualité. Une distinction est toutefois faite entre les droits qui ne peuvent être exercés que par représentation de l'ensemble des indivisaires et ceux qu'un seul indivisaire peut exercer (v., retenant le droit pour un indivisaire de solliciter la nomination d'un mandataire chargé de convoquer une assemblée, CA. Paris, 14ème ch., sect. A, 7 janvier 2009, n° 08/14713 N° Lexbase : A1999EDE, Rev. sociétés 2009, p. 631, note L. Godon). La demande de désignation judiciaire du mandataire chargé d'exercer le droit de vote attaché aux parts sociales indivises fait partie de cette dernière catégorie.
Dès lors que l'un des indivisaires est en désaccord avec la désignation d'une personne qui résulterait de la décision des autres indivisaires, il dispose du droit de solliciter la nomination du mandataire par voie judiciaire.
Une distinction doit donc être clairement établie, en prenant appui sur l'arrêt ici commenté. L'indivisaire doit subir, si l'on peut s'exprimer ainsi, la décision de nomination d'un mandataire résultant du vote émanant des deux tiers des droits indivis, prise en application de l'article 815-5 du Code civil. D'une certaine manière, la loi de la majorité s'impose à lui. En revanche, s'agissant de la représentation des indivisaires lors des décisions collectives prises au sein de la société concernée, il lui est possible d'invoquer l'article 1844 du Code civil et, faisant constater le désaccord (qui tient le cas échéant à sa seule opinion), imposer aux autres indivisaires le mandataire nommé en justice. Il pourrait donc y avoir deux représentants de l'indivision : celui valablement nommé par les indivisaires représentants les deux tiers des parts sociales, sur le fondement de l'article 815-5, et qui pourrait accomplir valablement des actes d'administration portant sur les parts sociales indivises, et celui nommé par le juge, sur le fondement de l'article 1844, et qui représenterait l'indivision pour les décisions collectives (qu'elles s'analysent en acte d'administration ou de disposition).
L'arrêt rapporté apparaît donc bien comme renforçant les droits individuels de l'indivisaire lorsque l'indivision porte sur des droits sociaux (v., en ce sens, les obs. d'A. Lienhard, sous l'arrêt commenté, D., 2011, Act., p. 73).
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