La lettre juridique n°426 du 3 février 2011 : Fonction publique

[Doctrine] Le manquement à l'obligation de réserve constaté à l'égard du gendarme ne justifiait pas une radiation des cadres

Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 12 janvier 2011, n° 338461, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7698GPS)

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N3369BR9

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

le 04 Février 2011

Chef d'escadron de la gendarmerie nationale, M. X est, également, docteur en science politique et chercheur associé au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CESDIP). La double appartenance à des composantes différentes de l'Etat et du secteur public n'est pas susceptible, a priori, de faire naître des conflits d'intérêts mais il semble aujourd'hui qu'il soit très difficile d'être militaire et chercheur à la fois, lorsque l'on souhaite parler de ce que l'on connaît. Deux conceptions de la fonction publique s'opposent ici : l'une privilégiant l'obligation de réserve, l'autre ce que l'on peut qualifier de "devoir de parler" (1). L'intéressé a fait, jusqu'à la décision commentée, l'objet de plusieurs épisodes contentieux. La première affaire concerne un blâme prononcé le 7 février 2002 après la publication d'un article tirant les enseignements de la grogne des gendarmes à la fin de l'année 2001 (2). La même année, M. X publie une étude sur une expérience de commandement par objectifs réalisée dans une compagnie de gendarmerie, analysant, notamment, les effets des choix de management. L'auteur est ensuite sollicité par différents médias pour revenir sur son analyse. Il reçoit le jour même l'ordre verbal de ne plus communiquer avec les médias, puis est sanctionné par un blâme pour "avoir, sans autorisation de sa hiérarchie, accordé des entretiens à plusieurs médias nationaux à propos de sujets sensibles d'actualité, tels ceux se rapportant à la lutte contre la délinquance" (3). M. X saisit aussitôt le Conseil d'Etat d'une demande de référé-liberté, puis de référé-suspension qui sont toutes les deux rejetées (4). Les recours pour excès de pouvoir formés par l'intéressé contre l'ordre verbal, qualifié de mesure d'ordre intérieur, et contre le refus du ministre d'accueillir son recours administratif échouent également (5). Le blâme est, en revanche, annulé pour vice de procédure (6). Saisissant la Cour européenne des droits de l'Homme, M. X invoque l'article 10 de la Convention (N° Lexbase : L4743AQQ) à l'encontre de l'interdiction de communiquer avec les médias. Tout en rappelant que "l'article 10 ne s'arrête pas aux portes des casernes", la Cour prend en considération le caractère limité de l'interdiction de communiquer avec les médias et considère que les propos tenus par M. X peuvent "porter atteinte à la crédibilité [du] corps militaire, et à la confiance du public dans l'action de la gendarmerie elle-même" (7). A la suite d'une nouvelle critique de la politique du Gouvernement en matière de gendarmerie nationale lors d'interventions à la radio puis dans un éditorial publié en novembre 2007, il reçoit l'injonction de respecter son devoir de réserve puis un nouveau blâme en décembre 2007, pour "manquement à son obligation de discrétion professionnelle et à son devoir de réserve". M. X demande une nouvelle fois l'annulation de la sanction, annulation, une nouvelle fois, rejetée (8). A la suite de la rédaction d'un énième article dans lequel il critiquait la politique gouvernementale de rattachement de la gendarmerie au ministère de l'Intérieur (9), le Président de la République l'a radié des cadres par mesure disciplinaire par un décret du 12 mars 2010. Le juge des référés du Conseil d'Etat a, le 30 mars 2010 (10), rejeté la demande de suspension de l'exécution de ce décret mais, le 29 avril 2010, les sages du Palais-Royal ont partiellement suspendu le décret, en tant que celui-ci avait eu pour effet de priver l'intéressé de sa rémunération et de la jouissance de son logement de fonction (11).

Tranchant définitivement le litige dans l'arrêt commenté, le Conseil d'Etat reconnaît au fond, dans un premier temps, le caractère fautif des propos tenus par M. X, car les interventions médiatiques reprochées au gendarme "excédaient les limites que les militaires doivent respecter en raison de la réserve à laquelle ils sont tenus à l'égard des autorités publiques". Ces propos critiquaient, en effet, "directement la politique d'organisation des deux grands services français dédiés à la sécurité publique au moment même où celle-ci était en débat devant le Parlement". Il écarte comme causes exonératoires, d'une part, le "rang modeste dans la hiérarchie militaire" que l'officier occupe et, d'autre part, l'invocation par le requérant de sa deuxième casquette de chercheur car cette qualité de "collaborateur à des travaux du CNRS", avec l'accord de sa hiérarchie, ne lui "confère pas le statut de chercheur et ne lui permet, en tout état de cause, pas de se prévaloir de la liberté d'expression reconnue aux universitaires".

Toutefois, dans un second temps, relève le Conseil d'Etat, la sanction prononcée -la plus lourde- était "manifestement disproportionnée", eu égard aux propos tenus "qui expriment une critique de fond présentée comme une défense du corps d'appartenance de l'intéressé et formulée en termes mesurés, sans caractère polémique" et aux états de service du requérant ("excellente manière de servir"). Le Conseil d'Etat mentionne expressément que l'autorité disciplinaire avait à sa disposition "un éventail de sanctions de natures et de portées différentes", notamment la possibilité de prendre, au sein même du troisième groupe de sanctions, une mesure de "retrait d'emploi allant jusqu'à douze mois" en vertu des dispositions de l'article L. 4138-15 du Code de la défense (N° Lexbase : L2612HZR).

Cet épilogue à la troisième affaire était attendu, compte tenu de la suspension des effets les plus dommageables (privation de rémunération et obligation de libérer le logement de fonction) de cette décision prononcée en avril 2010 (12). Mais on attendait peut-être plus de la part du Conseil d'Etat dans l'exercice et l'intensité du contrôle opéré, notamment dans le contrôle de l'adéquation de la faute à la sanction prononcée où le juge s'est, jusqu'à présent, toujours limité au contrôle de la disproportion manifeste et où il n'a jamais explicitement consacré le contrôle normal d'une sanction infligée à un agent public (II). La décision relance aussi le débat récurrent sur la liberté d'expression des militaires, l'absence de liberté collective d'expression et le caractère plus que limité de la liberté individuelle d'expression étant de plus en plus aujourd'hui sujettes à caution (I).

I - Une décision qui relance le débat sur la liberté d'expression des militaires

La décision du Conseil d'Etat reconnaît une faute du gendarme dans l'insoumission d'ordre intellectuel. La question se pose pourtant aujourd'hui de savoir si celle-ci constitue nécessairement une menace pour la discipline militaire. Si le Conseil d'Etat a répondu par l'affirmative, cette limite excessive à la liberté d'expression individuelle des militaires apparaît, néanmoins, de moins en moins justifiée (A), d'autant plus si on fait le parallèle avec le fait que les modes d'expression collectifs ne sont toujours pas reconnus (B).

A - Des limites excessives à la liberté d'expression individuelle qui apparaissent de moins en moins justifiées

M. X a contesté, avec d'autres chercheurs, le rapprochement entre police et gendarmerie au motif, d'une part, qu'il serait fondé uniquement sur des raisons gestionnaires et, d'autre part, qu'il mènerait à la disparition programmée de la gendarmerie sans qu'on le dise ouvertement, alors que celle-ci offrirait aux citoyens une meilleure protection de "proximité". Pour le Conseil d'Etat, c'est une critique directe de la politique d'organisation des deux grands services français dédiés à la sécurité publique, au moment même où celle-ci était en débat devant le Parlement. Cette critique excède les limites que les militaires doivent respecter en raison de la réserve à laquelle ils sont tenus à l'égard des autorités publiques et est, ainsi, de nature à justifier le prononcé de l'une des sanctions disciplinaires prévues par les articles L. 4137-1 (N° Lexbase : L2593HZ3) et L. 4137-2 (N° Lexbase : L6134IAG) du Code de la défense. La circonstance qu'il occuperait un rang modeste dans la hiérarchie militaire ne saurait en aucun cas l'exonérer de sa responsabilité quant aux propos ainsi tenus.

Peu importe, de même, la qualité que le militaire a pu revendiquer pour justifier ses propos. L'intéressé a signé l'article en qualité de chercheur associé au CNRS. Pour le Conseil d'Etat, cette "association" n'est pas en mesure de le protéger contre les mesures disciplinaires dès lors que son rattachement statutaire, à titre principal, reste à la gendarmerie. La circonstance qu'il collabore, avec l'accord de sa hiérarchie, à des travaux du CNRS ne lui confère pas le statut de chercheur et ne lui permet pas de se prévaloir de la liberté d'expression reconnue aux universitaires. Un chercheur associé peut donc être sanctionné pour le contenu du résultat de ses recherches. Et avec lui, de fait, l'ensemble de ses collaborateurs, ainsi que le laboratoire d'accueil s'il y a absence de respect des règles afférentes au statut principal.

Si l'obligation de réserve a un caractère plus ou moins flou et présente certains dangers pour les libertés, la question se pose de savoir si une telle critique, publiquement exprimée, constitue un manquement à l'obligation de réserve. La thèse de la faute disciplinaire découle de ce que le statut de militaire (à savoir le Code de la défense) impose une limitation drastique de la liberté d'expression au nom du principe de subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil. Le nouveau statut des militaires français issu de la loi du 24 mars 2005 (loi n° 2005-270, portant statut général des militaires N° Lexbase : L1292G8D) est fréquemment présentée comme libéralisant l'expression des militaires. Pourtant, derrière la suppression de l'autorisation préalable requise auparavant pour les militaires souhaitant aborder des questions politiques ou internationales, les mécanismes verrouillant toute expression critique des militaires sont maintenus et même renforcés, grâce à la mise en place de nouvelles sanctions disciplinaires (13). L'expression individuelle reste tributaire de l'autolimitation des militaires et du risque de sanctions encouru par ceux qui s'expriment. Les débats sur la Défense nationale restent d'ailleurs rares et les militaires y contribuent peu, le faisant le plus souvent dans des revues spécialisées ou sous couvert d'anonymat. L'insoumission d'ordre intellectuel constitue-t-elle nécessairement une menace pour la discipline militaire ? La question des limites du devoir de réserve reste entière en la matière, tant la jurisprudence se fait rare. Il est donc peut-être temps de changer les logiques retenues au sein des armées sur ces questions.

B - Des modes d'expression collectifs qui ne sont toujours pas reconnus

A défaut de liberté individuelle d'expression, la liberté d'expression collective doit-elle être accordée aux militaires ? L'examen du droit interne apporte une réponse négative à cette question même si une majorité de la doctrine, s'appuyant, notamment, sur le contexte européen, appelle à une évolution. Malgré les règles contraires en la matière, certains militaires se sont constitués en associations de défense de leurs intérêts ce qui a permis au Conseil d'Etat de rappeler, par deux arrêts, l'interdiction faite à des militaires d'adhérer à des groupements professionnels (14), cette adhésion contrevenant par son existence même à l'article L. 4121-4 du Code de la défense (N° Lexbase : L2546HZC). La doctrine adversaire de l'interdiction (15) s'appuie classiquement sur plusieurs arguments juridiques.

D'abord, certaines armées étrangères, notamment européennes (comme en Allemagne ou au Royaume-Uni), ont acquis le droit de se syndiquer. Ensuite, une référence aux textes fondamentaux est constamment mise en avant, comme par exemple, l'alinéa 6 du préambule à valeur constitutionnelle de la Constitution du 27 octobre 1946 qui dispose que "tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix". De même, l'article 11, alinéa 1er, de la CESDH (N° Lexbase : L4744AQR) stipule que "toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres les syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts". Enfin, la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX) à laquelle le Traité de Lisbonne a conféré pleine valeur juridique garantit le droit syndical dans son article 12, alinéa 1er.

Pour autant, la spécificité du métier des armes et les nuances des textes emportent la conviction aujourd'hui. L'atteinte à l'unité et à la neutralité de l'armée, comme le risque permanent de remise en cause de la discipline prédominent. L'adhésion à des syndicats ou à des groupes professionnels ne peut être reconnu en France, dès lors que ceux-ci ont la grève pour mode d'action principal. Le juge administratif a pu considérer, de même, que la liberté syndicale est "un principe général du droit qui s'exprime dans le préambule constitutionnel [et qui] peut être mis en échec par la loi" (16). Les arguments européens sont, également, à nuancer par des régimes dérogatoires qui trouvent à s'appliquer aux forces armées (17). Au final, pourtant, l'expression du mécontentement des gendarmes montre aujourd'hui que ces équilibres ne sont pas suffisants. Le rôle du supérieur hiérarchique et des organes de concertation, déjà prévus par le statut de 1972, est certes confirmé par le statut de 2005 mais, comme peut le noter Hafida Belrhali-Bernad, "si les revendications et critiques ne peuvent s'exprimer de manière adéquate ni par la voie hiérarchique, ni à travers les organes de concertation, quelle soupape de sécurité permettra d'éviter que le mécontentement ne conduise à de nouvelles manifestations collectives ?" (18).

II - Une décision qui relance le débat sur l'instauration d'un contrôle normal des sanctions disciplinaires des agents publics

La jurisprudence du Conseil d'Etat en la matière s'articule, pour l'essentiel, autour du contrôle restreint de la disproportion manifeste (A) et c'est en ce sens qu'a jugé le Conseil d'Etat en l'espèce, mais, de par l'extension de l'intensité du contrôle des sanctions dans des domaines voisins, la pression se fait aujourd'hui de plus en plus forte pour un passage vers le contrôle normal des sanctions disciplinaires des agents publics (B).

A - Une limitation toujours perceptible au contrôle de la disproportion manifeste

Le statut général de la fonction publique énumère, pour chacune des fonctions publiques, le tableau des sanctions réparties en quatre groupes présentés dans un ordre de gravité croissant allant du simple blâme à la révocation. Toutefois, cette échelle des sanctions est d'une utilité réduite puisqu'elle ne fixe qu'un plancher et un plafond entre lesquels la liberté d'appréciation de l'administration reprend toute sa place. En la matière, c'est la jurisprudence "Lebon" (19) et la technique de l'erreur manifeste d'appréciation qui est appliquée par le juge afin de juguler les distorsions inévitables entre les manquements des agents publics à leurs obligations et les sanctions infligées. Mais la question se pose de savoir quelle est l'effectivité de ce contrôle juridictionnel.

Le juge administratif censure l'erreur manifeste d'appréciation de l'administration uniquement pour les sanctions les plus graves, c'est-à-dire essentiellement celles qui mettent définitivement un terme à la carrière de l'agent public comme la révocation ou le licenciement. Le contrôle exercé par le juge administratif en matière de sanction disciplinaire dans la fonction publique n'est pas à proprement parler un contrôle de proportionnalité, mais plutôt un contrôle de "disproportionnalité". Il ne s'agit pas de vérifier si la sanction prononcée est celle qui correspond le mieux aux faits reprochés à l'agent, mais seulement de s'assurer qu'elle n'est pas inadaptée et que son degré de sévérité présente un caractère raisonnable au regard des circonstances de l'espèce. La technique de l'erreur manifeste apparaît bien comme un contrôle de disproportionnalité et, par un arrêt du 1er février 2006, le Conseil d'État a consacré ce glissement terminologique en jugeant qu'une exclusion définitive du service d'un commissaire de police stagiaire n'était pas "manifestement disproportionnée" (20).

Après avoir, semble-t-il, sérieusement envisagé de passer à un contrôle normal de la gravité des mesures disciplinaires, le Conseil d'État a finalement renoncé dans l'immédiat à une telle évolution au travers de l'arrêt de 2006 précité. Le juge semble exprimer la même prudence et les mêmes doutes à s'immiscer encore un peu plus dans ce que l'on pourrait appeler la "vie intime" des services, spécialement quand cela touche des services comme celui des armées. Sur ce point, l'argument selon lequel le juge de la légalité n'est pas celui de l'opportunité semble toujours d'actualité. De son côté, si le droit européen ne peut s'accommoder de l'absence de tout contrôle juridictionnel, il n'oblige pas pour autant à passer à un contrôle normal. Le juge communautaire n'exerce, de plus, qu'un contrôle restreint sur les sanctions disciplinaires infligées à l'encontre d'agents relevant du statut des fonctionnaires communautaires. Il y a enfin des raisons plus pratiques. L'administration peut d'abord se sentir sous surveillance renforcée du juge et pourrait être définitivement découragée de se lancer dans l'aventure toujours incertaine d'une procédure disciplinaire. Inversement, la mansuétude dont font preuve les organismes de recours dans la fonction publique territoriale et hospitalière pourrait être mise à mal par le juge et les agents feraient, ainsi, les frais d'un contrôle a priori plus protecteur mais finalement devenu plus exigeant (21). Sensible à tous ces éléments, le Conseil d'Etat a donc renoncé au contrôle normal, se contentant du recours à la notion de disproportion manifeste et la substituant à celle d'erreur manifeste, mais dont chacun sait qu'en pratique il ne comporte aucun changement notable dans le travail du juge.

B - Une pression de plus en forte pour un passage au contrôle normal

Il peut sembler opportun d'élever le degré de contrôle du choix de la sanction disciplinaire par l'autorité hiérarchique aujourd'hui. Dans l'affaire du 1er février 2006, le commissaire du Gouvernement identifiait plusieurs raisons susceptibles de justifier le passage à un entier contrôle. L'extension d'un contrôle juridictionnel est d'abord de nature à apporter toujours plus de garanties à ses bénéficiaires et de contribuer, ainsi, à l'amélioration de l'Etat de droit. Par ailleurs, le contrôle du juge n'est jamais figé et, dans d'autres domaines, il est possible d'observer que le contrôle restreint s'est transformé au fil du temps en un contrôle normal même dans certains domaines sensibles (22). Enfin, l'extension du contrôle aurait pu s'inscrire dans l'évolution générale qui se dessine auprès des juridictions constitutionnelle et européenne d'exercer en matière de sanction un contrôle de proportionnalité (23).

Il faut noter, de même, que le choix du degré de contrôle ne repose pas sur des considérations "théoriques" (technicité de la question, caractère sensible de la matière ou encore caractère indéterminé de la notion à mettre en oeuvre), mais bien davantage sur "la liberté du juge administratif". Comme peut le noter Charles Vautrot-Schwarz, "le choix du degré de contrôle n'est aucunement dicté par l'absence ou non de pouvoir discrétionnaire de l'administration ; ce n'est pas non plus la liberté de qualification dont dispose l'administration qui inspire le choix du degré de contrôle : il l'est par rien d'autre que la volonté du juge" (24). En effet, l'audace d'hier est, dans certains cas, au moins devenue aujourd'hui une forme de timidité dans le contexte actuel où les pouvoirs du juge administratif ont été considérablement renforcés et où les exigences des justiciables, stimulées par celles du droit européen, militent pour un contrôle toujours plus approfondi.

Le mouvement est, ainsi, particulièrement spectaculaire en matière de contrôle des sanctions. Il y a d'abord tout un contexte jurisprudentiel qui a fait basculé le contentieux des sanctions infligées par des autorités publiques du champ de l'excès de pouvoir à celui du plein contentieux (25). De même, on voit désormais de plus en plus mal comment justifier que le juge administratif exerce un contrôle entier sur les sanctions infligées par l'administration aux professionnels (26), aux élus (27) ou encore aux sportifs (28), mais pas à ses agents.

Il est difficile de lutter indéfiniment contre le sens de l'évolution jurisprudentielle, la jurisprudence "Lebon" souffrant d'ailleurs déjà d'une récente exception signalée dans ces colonnes (29), où le Conseil d'Etat opère un contrôle entier sur une sanction infligée à un magistrat du Parquet en jugeant que le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, n'a pas, en infligeant une révocation sans suspension des droits à pension, prononcé "une sanction disproportionnée". Le contentieux des sanctions prononcées par l'administration ne cesse donc d'évoluer. Outre l'immense apport de la jurisprudence du 16 février 2009 (30) qui fait du contentieux des sanctions prononcées à l'encontre des administrés un contentieux de pleine juridiction, les autres types de sanctions semblent commencer à bénéficier d'un contrôle plus approfondi de la part du juge de l'excès de pouvoir. Il est, dès lors, tentant d'en conclure que l'abandon de la jurisprudence "Lebon" n'est plus qu'une question de temps même si, en l'espèce, le Conseil d'Etat reste encore sur ses acquis.


(1) Cf. O. Beaud, "Obligation de réserve ou devoir de parler ? Deux conceptions de la fonction publique", AJDA, 2010, p. 865.
(2) Le juge des référés du Conseil d'Etat rejette la demande de suspension de cette sanction en considérant qu'en l'absence de circonstances particulières, la décision infligeant un blâme à un fonctionnaire civil ou militaire ne constitue pas une situation d'urgence : CE, 22 mars 2002, n° 244321 (N° Lexbase : A7454AYQ), AJDA, 2002, p. 531, note M.-C. de Montecler, et CE, 19 mai 2004, n° 245107 (N° Lexbase : A2108DC3).
(3) Le statut des militaires exigeait, en effet, avant la réforme de la loi n° 2005-270 du 24 mars 2005, portant statut général des militaires (N° Lexbase : L1292G8D) (JO, 26 mars 2005, p. 5098), une telle autorisation lorsqu'un militaire souhaitait s'exprimer sur des questions politiques ou d'ordre international (article 7 de la loi n° 72-662 du 13 juillet 1972, portant statut général des militaires N° Lexbase : L6498AGR) (JO, 14 juillet 1972, p. 7430).
(4) L'ordonnance du 5 février 2003 rejette sa demande de suspension de l'ordre verbal en l'absence de toute atteinte manifestement illégale à la liberté d'expression. Sa demande de référé-suspension est, également, rejetée par une ordonnance du 19 mars 2003 en l'absence d'urgence et d'atteinte manifestement illégale à la liberté d'expression, "compte tenu des obligations qui s'imposent aux militaires" (CE référé, 5 février 2003, n° 253871 N° Lexbase : A9689EX7, LPA, 3 novembre 2003, p. 4, chron. D. Roman, et CE référé, 19 mars 2003, n° 254524 N° Lexbase : A9708EXT).
(5) CE 7° s-s., 7 juin 2006, n° 275601 (N° Lexbase : A8339DPK).
(6) CE 2° et 7° s-s-r., 10 novembre 2004, n° 256573 (N° Lexbase : A8938DDE).
(7) CEDH, 15 septembre 2009, Req. 30330/04 (N° Lexbase : A1847EXP), AJDA, 2009, p. 2484.
(8) A cet égard, M. X expérimente la nouvelle question prioritaire de constitutionnalité en invoquant la violation de l'article 11 de la DDHC (N° Lexbase : L1358A98) par l'article 4 du nouveau statut général des militaires relatif au devoir de réserve. Cependant, n'étant pas présenté dans un mémoire distinct après le 1er mars 2010, le moyen est irrecevable. De plus, le Conseil d'Etat rejette la requête en annulation en considérant, notamment, que "les interventions médiatiques reprochées [...] excédaient, par leur nature et leur tonalité, les limites que les militaires doivent respecter en raison de la réserve à laquelle ils sont tenus à l'égard des autorités publiques" (CE 2° et 7° s-s-r., 9 avril 2010, n° 312251, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5657EU3, AJDA, 2010, p. 763).
(9) J.-H. Matelly, Ch. Mouhanna et L. Mucchielli, La gendarmerie enterrée, à tort, dans l'indifférence générale, (CNRS, CESDIP), sur le site rue89. Il avait, également, participé le lendemain à une émission de radio sur le même sujet.
(10) CE référé, 30 mars 2010, n° 337955 (N° Lexbase : A5746EUD).
(11) CE référé, 29 avril 2010, n° 338462, mentionné dans les tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7844EWG).
(12) Ibid..
(13) Sont instituées, notamment, de nouvelles sanctions pécuniaires, comme l'abaissement temporaire ou définitif d'échelon. Voir le nouveau régime des sanctions applicables aux militaires (article 40 et suivants de la loi n° 2005-270 du 24 mars 2005, précitée).
(14) CE 2° et 7° s-s-r., 26 septembre 2007, n° 263747 (N° Lexbase : A5995DYP), AJFP, 2008, p. 87 ; CE Contentieux, 11 décembre 2008, n° 307403 (N° Lexbase : A7042EBG), n° 307405 (N° Lexbase : A7043EBH) et n° 306962 (N° Lexbase : A7040EBD), DA, 2009, comm. n° 42, S. Damarey.
(15) Voir en sens, notamment, les articles de M. D. Charlier-Dagras, Vers le droit syndical des personnels militaires ?, RDP, 2003, p. 1073, M. Ciavaldini et J. Millet, Liberté d'expression collective des militaires : état du droit et développements jurisprudentiels récents, AJDA, 2009, p. 961, ou encore, J.-H. Mattely, L'incertaine liberté critique du militaire, AJDA, 2005, p. 2156.
(16) CE, sect., 1er décembre 1972, n° 80195 (N° Lexbase : A1393B7Q), Rec. CE, p. 751.
(17) L'article 52 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000 (N° Lexbase : L8117ANX), sur la portée des droits, stipule que "dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d'intérêt général reconnus par l'Union ou au besoin de protection des droits et libertés d'autrui", ce qui permet d'autoriser dans chacun des Etats membres des limitations au droit d'association des militaires. De même, l'alinéa 2 de l'article 11 de la CESDH (N° Lexbase : L4744AQR) stipule que "l'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. Le présent article n'interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l'Etat".
(18) H. Belrhali-Bernad, Suspension partielle de la radiation d'un chef d'escadron de gendarmerie, DA, juillet 2010, n° 7, comm. n° 113.
(19) CE, sect., 9 juin 1978, n° 5911 (N° Lexbase : A2843AI7), Rec. CE, p. 245, AJDA, 1978, p. 573, concl. B. Genevois.
(20) CE, sect., 1er février 2006, n° 271676 (N° Lexbase : A6404DM7), Rec. CE, p. 38, JCP éd. A, 2006, act. 1369, DA, 2006, comm. 45, LPA, 27 juillet 2006, p. 11, note B. Leplat.
(21) Pour l'ensemble de ces éléments, lire D. Jean-Pierre, Les trente ans de la jurisprudence Lebon, JCP éd. A, 2008, n° 2147, et les conclusions du commissaire du Gouvernement sous l'arrêt 1er février 2006 précité.
(22) Voir, pour le cas de la police des publications étrangères, CE, sect., 9 juillet 1997, n° 151064 (N° Lexbase : A0766AE4), Rec. CE, p. 300.
(23) Lire Les trente ans de la jurisprudence Lebon, précitée.
(24) Ch. Vautrot-Schwarz, La qualification juridique en droit administratif, LGDJ, 2009, p. 508.
(25) CE, Ass., 16 février 2009, n° 274000, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2581EDX), RFDA, 2009, p. 259, concl. C. Legras ; TA Strasbourg, 25 juin 2009, AJDA, 2009, p. 2356, concl. M. Bilocq.
(26) CE Contentieux, 22 juin 2007, n° 272650 (N° Lexbase : A8587DWX), Rec. CE, p. 263, concl. M. Guyomar.
(27) CE 2° et 7° s-s-r., 2 mars 2010, n° 328843, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1656ETI), DA, mai 2010, n° 5, comm. n° 82, F. Melleray.
(28) CE 2° et 7° s-s-r., 2 mars 2010, n° 324439, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6450ESP), AJDA, 2010, p. 664, chron. S.-J Liéber et D. Botteghi, DA, mai 2010, n° 5, comm. n° 82, F. Melleray.
(29) CE 1° et 6° s-s-r., 27 mai 2009, n° 310493 (N° Lexbase : A3389EHY), DA, 2009, comm. 104 et lire nos obs., La consécration de l'exercice d'un contrôle normal du juge administratif sur le choix de la sanction infligée à un magistrat du Parquet, Lexbase Hebdo n° 8 - édition professions (N° Lexbase : N0494BQD).
(30) CE, Ass., 16 février 2009, n° 274000, précité.

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