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N1803BR9
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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition affaires
le 04 Février 2011
Lexbase : Pouvez-vous nous exposer les faits ayant conduit à la condamnation de votre client par les juridictions répressives françaises ?
Nicolas Gallon : Mon client a été poursuivi pour avoir, courant 2005, représenté ou diffusé des oeuvres de l'esprit sur internet par l'intermédiaire de logiciels dits de "peer-to-peer". Il s'agissait plus précisément de fichiers musicaux ou vidéo, en nombre conséquent puisque les poursuites faisaient état de 13 788 fichiers.
Dans un premier temps, il a été poursuivi devant le tribunal correctionnel de Nîmes, la procédure ayant abouti à une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) et à une ordonnance du 18 juin 2005 qui, sur l'aspect pénal a condamné mon client à une amende de 5 000 euros assortie de sursis. A la suite de cette condamnation, le tribunal a renvoyé l'affaire sur les intérêts civils devant le tribunal correctionnel. La SACEM s'est, alors, constituée partie civile et a demandé la réparation de son préjudice, dans la mesure où plusieurs titres téléchargés étaient des fichiers musicaux. Elle a obtenu gain de cause par une décision du tribunal correctionnel de Nîmes du 3 juillet 2007 et mon client a été condamné à lui verser 1 000 euros en réparation du préjudice matériel et 500 euros en réparation de son préjudice moral ; il a également été condamné à publier, bien sûr à ses frais, un communiqué relatif à sa condamnation dans deux journaux ou magazines au choix de la SACEM.
Toutefois, cette dernière, insatisfaite de cette condamnation, a interjeté appel. La cour d'appel de Nîmes, le 9 mai 2008 (CA Nîmes, 9 mai 2008, n° 08/00411 N° Lexbase : A7406GQD), a confirmé la condamnation et l'a augmentée, puisqu'elle a accordé 6 894 euros à la SACEM à titre de dommages-intérêts pour le préjudice matériel, évalué en fonction du nombre de fichiers téléchargés (0,50 euros par fichier). Cette condamnation est acquise et définitive mais n'a, pour l'instant, jamais été exécutée par mon client qui n'a jamais eu de demandes en ce sens de la part de la SACEM.
Lexbase : Une procédure a été initiée en parallèle par une autre société de gestion des droits d'auteur...
Nicolas Gallon : Tout à fait ! Il s'agissait plus précisément de la SDRM. Alors que la SACEM a pour fonction de collecter les droits au bénéfice des auteurs en ce qui concerne la représentation de l'oeuvre, c'est-à-dire sa communication au public, la SDRM collecte les sommes au titre de la reproduction de l'oeuvre c'est-à-dire lorsque celle-ci est éditée sur un CD, par exemple, ou bien sur un disque dur, comme c'était le cas dans l'espèce qui nous intéresse. La SDRM est donc intervenue en faisant citer mon client devant le tribunal correctionnel de Nîmes, citation qui a donné lieu à un jugement du 27 juin 2008. Précisons, cela est important, que la SDRM présentait les mêmes demandes que la SACEM, à savoir la réparation de son préjudice matériel, évalué par elle à 0,50 euros par fichier téléchargé, soit 6 894 euros au total et 1 000 euros au titre de son préjudice moral. Mais, cette fois, les juges ont débouté la société de gestion des droits. En effet, le tribunal correctionnel de Nîmes a estimé que l'action publique était éteinte, compte tenu du fait que mon client, le prévenu, avait déjà fait l'objet d'une condamnation, celle qui avait pour origine la plainte de la SACEM, et qu'en application tant du principe non bis in idem que de celui de l'autorité de la chose jugée, la SDRM ne pouvait venir réclamer pour les mêmes faits une nouvelle condamnation.
Mais, la SDRM a interjeté appel de cette décision et la cour d'appel de Nîmes lui a donné raison le 25 juin 2009 (CA Nîmes, 25 juin 2009, n° 09/00555 N° Lexbase : A7407GQE). Elle a condamné mon client à l'indemniser à hauteur des mêmes sommes qu'avait obtenues la SACEM, à savoir 6 894 euros pour le préjudice matériel et 500 euros pour le préjudice moral.
Un pourvoi en cassation a été formé contre cet arrêt. La Cour de cassation a déclaré ce pourvoi irrecevable par arrêt du 1er juin 2010.
C'est dans ce contexte que nous avons formé un recours devant la Cour européenne des droits de l'Homme.
Lexbase : Sur quel fondement juridique votre client a-t-il été condamné en 2008 et 2009 ?
Nicolas Gallon : Les deux condamnations ont été prononcées sur la base du délit de contrefaçon. Pour être plus précis, dans le premier cas, c'est-à-dire le contentieux initié par la SACEM, mon client a été condamné pour contrefaçon par représentation d'oeuvres de l'esprit, la cour ayant considéré qu'il avait communiqué les oeuvres sans l'accord des ayants-droit, cette communication ayant été réalisée par la mise à disposition des fichiers via des logiciels de peer-to-peer en laissant libre accès au disque dur de son ordinateur. Aujourd'hui tout cela est bien connu !
Dans le second cas, il s'agissait d'une contrefaçon par reproduction, c'est-à-dire par la fixation matérielle de l'oeuvre par tous procédés permettant de la communiquer au public d'une manière indirecte, à savoir, ici, l'enregistrement des fichiers sur le disque dur.
Lexbase : Vous avez donc déposé une requête devant la Cour européenne des droits de l'Homme. Quelles violations des dispositions conventionnelles invoquez-vous ?
Nicolas Gallon : C'est en l'état de l'épuisement des voies de recours internes que nous avons en effet saisi, le 30 novembre 2010, la Cour européenne des droits de l'Homme d'une requête se fondant sur la violation par l'Etat français des articles 6 (N° Lexbase : L7558AIR) et 7 (N° Lexbase : L4797AQQ) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et de l'article de 4 § 1 du Protocole additionnel n° 7 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme.
Reprenons, si vous le voulez bien chacun de ces trois points.
Concernant, d'abord, l'article 6, relatif au droit à un procès équitable, la violation de cette disposition tient au fait que ni la SACEM, ni la SDRM n'ont rapporté la preuve qu'elles étaient titulaires de droits sur les fichiers téléchargés. Je m'explique. La SACEM et la SDRM sont des sociétés de gestion collective auxquelles les auteurs concèdent une partie de leur droit en y adhérant. Cette adhésion les investit donc de droits sur les oeuvres. Elles ont dès lors vocation à percevoir des rémunérations au titre de l'utilisation de ces oeuvres et sont fondées à poursuivre en justice les contrefacteurs.
Dans notre affaire, je vous rappelle que mon client a été condamné pour avoir téléchargé 13 788 fichiers et donc contrefait autant d'oeuvres de l'esprit. Or, ni la SDRM, ni la SACEM n'ont rapporté la preuve qu'elles étaient titulaires des droits pour chaque fichier téléchargé, c'est-à-dire que l'auteur de chaque morceau musical était l'un de leurs adhérents. J'en conviens, cela aurait été un travail titanesque ; néanmoins, c'est à celui qui invoque la violation d'un droit de rapporter la preuve du bien fondé et de la recevabilité de sa demande si elle est contestée, ce que ni la SACEM, ni la SDRM ne sont jamais parvenues à faire.
Revenons, ensuite, sur la violation de l'article 7 de la CESDH, qui pose le principe de "légalité des délits et des peines" selon lequel une personne ne peut être condamnée que si au moment où elle a commis les faits, une infraction clairement et précisément définie pénalisait ces faits. Ce deuxième point est, à mon sens, le plus intéressant.
Rappelez-vous que les faits reprochés à mon client datent de juillet 2005. Or à cette époque, aucune disposition législative, ni aucune jurisprudence claire et précise ne prévoyait que le téléchargement dans le cadre du peer-to-peer était illégal. En 2005, nous étions en effet en plein débat et donc en pleine incertitude, tant au niveau de la doctrine que de la jurisprudence, pour déterminer le régime juridique du téléchargement. Les interrogations portaient, plus précisément, sur la question de savoir si le "téléchargeur" pouvait bénéficier de l'exception de copie privée, laquelle autorise un particulier à représenter ou reproduire une oeuvre de l'esprit, ici un fichier musical, sans solliciter l'autorisation des ayants-droit et donc sans s'acquitter de droits, à partir du moment où l'utilisation de l'oeuvre demeure dans le cadre familial (C. prop. intell., art. L. 122-5 N° Lexbase : L3573IE3). Les partisans du téléchargement invoquaient cette disposition et leurs arguments ont même recueilli l'assentiment de certains juges, comme l'illustre, par exemple, un jugement du tribunal correctionnel de Rodez du 13 octobre 2004 (TGI Rodez, 13 octobre 2004, n° 914/2004 N° Lexbase : A4692DIM), confirmé par la cour d'appel de Montpellier le 10 mars 2005 (CA Montpellier, 3ème ch., 10 mars 2005, n° 04/01534 N° Lexbase : A2722DHB), qui a relaxé un téléchargeur sur ce fondement. La Cour de cassation ne s'est prononcée sur ce sujet que le 30 mai 2006 (Cass. crim., 30 mai 2006, n° 05-83.335, F-D N° Lexbase : A9562DPT), soit une année après la commission des faits, arrêt dans lequel elle subordonne l'exception de copie privée à la licéité de la source, et conclut de facto qu'elle ne peut s'appliquer au téléchargement peer-to-peer.
Donc, au moment où les faits litigieux ont été commis par mon client, il existait une véritable controverse juridique sur l'appréhension juridique et pénale du téléchargement. Dès lors, on doit considérer qu'en mai 2005, il n'existait pas de disposition légale ou de jurisprudence claire et précise répondant à la condition d'accessibilité et de prévisibilité posée par l'article 7 de la CESDH.
Enfin, la dernière disposition invoquée est l'article 4 § 1 du Protocole additionnel n° 7 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme qui consacre la règle non bis in idem.
Comme je vous l'exposais précédemment, mon client a été condamné, dans un premier temps, dans le cadre d'une CRPC pour contrefaçon. La SACEM s'est dès lors constituée partie civile et a obtenu sa condamnation par le tribunal correctionnel de Nîmes, confirmée par la cour d'appel. Puis, dans un second temps, la SDRM a fait citer mon client devant le tribunal correctionnel aux fins de le voir condamné une nouvelle fois pour contrefaçon pour les mêmes faits. Elle a formulé à ce titre des demandes de dommages et intérêts. Le tribunal correctionnel l'a débouté de l'intégralité de ses demandes en application du principe de l'autorité de la chose jugée. Toutefois, la cour d'appel a infirmé ce jugement et fait droit aux demandes de la SDRM.
D'ailleurs, avant que la cour d'appel ne fasse droit aux demandes de la SDRM et condamne en termes identiques mon client, le tribunal correctionnel de Nîmes avait estimé que l'action publique était éteinte, compte tenu du fait qu'il avait déjà fait l'objet d'une condamnation. Il s'agit donc à l'évidence d'une deuxième condamnation qui intervient pour les mêmes faits et qui constitue dès lors une atteinte au principe non bis in idem.
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