La lettre juridique n°663 du 14 juillet 2016 : Avocats/Accès à la profession

[Point de vue...] Fusion des juristes d'entreprise avec la profession d'avocat : le serpent de mer fait son retour !

Lecture: 4 min

N3677BW4

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Point de vue...] Fusion des juristes d'entreprise avec la profession d'avocat : le serpent de mer fait son retour !. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/33099424-point-de-vue-fusion-des-juristes-dentreprise-avec-la-profession-davocat-le-serpent-de-mer-fait-son-r
Copier

par Jean-Paul Lévy, ancien membre du conseil de l'Ordre, ancien membre du Conseil national des barreaux

le 14 Juillet 2016

Depuis bientôt vingt ans un spectre hante le monde des juristes, un serpent de mer qui ressurgit périodiquement peuplant les songes de certains de visions cauchemardesques, alors que d'autres le contemplent sous de riantes couleurs. Ce monstre porte un nom : la fusion des juristes d'entreprise avec la profession d'avocat. Il a plusieurs têtes, telle l'Hydre de l'Herne, cercle Montesquieu, AFJE, ACE, etc.. Au gré des commissions ("Attali"), des missions ("Darrois"), des projets de loi ("Macron II", "J21 - La justice du 21ème siècle"), il apparaît puis disparaît pour réapparaître encore ici sous la forme d'un amendement retoqué par une Garde des Sceaux, ce jour-là plus attentive au secret professionnel qu'à la poésie de René Char (amendement "Frassa", Sénat 5 novembre 2015) puis là encore tout récemment, bien vite repris par son promoteur à la faveur d'un cavalier législatif dans le projet de loi "transparence, lutte contre la corruption et modernisation de la vie économique" !

Qu'importe si la profession d'avocat, première concernée, n'en veut pas.

Elle l'a pourtant signifié on ne peut plus nettement l'année dernière puisque le Conseil national des barreaux avait, dans son assemblée générale du 30 mai 2015, dit non à la reconnaissance d'un "legal privilege" couvrant les avis, consultations et correspondances émis par les juristes d'entreprise, considérant qu'elle aboutirait à la reconnaissance d'une nouvelle profession réglementée et à l'affaiblissement du secret professionnel de l'avocat au préjudice des entreprises et des particuliers.

Le Conseil national a d'ailleurs repoussé, dans son assemblée générale des 11 et 12 mars 2016, les propositions d'un groupe de travail créé en son sein pour trouver des solutions alternatives car fondées "sur un démembrement des attributs de l'avocat" (cf. communiqué du 6 juillet 2016).

Qu'importe si la Cour de justice de l'Union européenne depuis le 14 septembre 2010, avait bien précisé dans l'arrêt "Akzo Nobel" (CJUE, 14 septembre 2010, aff. C-550 /07 P N° Lexbase : A1978E97) que "l'avocat interne, en dépit du fait qu'il soit inscrit au barreau et soumis aux règles professionnelles, ne jouit pas à l'égard de son employeur du même degré d'indépendance qu'un avocat exerçant ses activités dans un cabinet externe".

La Haute juridiction européenne allait plus loin "considérant que la situation juridique actuelle au sein des Etats membres ne justifie pas d'envisager un développement de la jurisprudence dans le sens d'une reconnaissance aux avocats internes du bénéfice de la protection de la confidentialité". Cette décision s'inscrivait dans le droit fil de l'arrêt "AM & S" qui avait souligné le manque d'indépendance professionnelle du juriste salarié (CJCE, 18 mai 1982, aff. C-155/79 N° Lexbase : A5944AUP, Gaz. Pal., 2005, n° 49, p. 57 et note G. Canivet).

Qu'importe si le Président du Conseil national des barreaux, le Bâtonnier Pascal Eydoux rappelle fort justement aux juristes d'entreprise que "le secret professionnel n'est pas un droit mais une obligation. L'avocat a l'obligation de respecter le secret professionnel. Pour le juriste d'entreprise le bénéfice du secret professionnel ou du 'legal privilege' serait un droit et pas une obligation. C'est un concept que les juristes d'entreprise ont du mal à appréhender" (P. Eydoux, Le CNB au service de tous les avocats, Affiches Parisiennes, 12 avril 2016).

Puisque la profession d'avocat ne veut pas de la fusion, on va la lui imposer, dernier épisode d'un mauvais feuilleton né en réalité de la volonté des directeurs juridiques de se voir reconnaître le titre d'avocat à l'instar des "in-house counsels" des compagnies d'outre-Atlantique. Dépités de voir leurs homologues américains revendiquer leur appartenance au barreau (ce qui est une réalité aux Etats-Unis ou au Canada), les juristes d'entreprise ont donc imaginé lancer une vaste campagne de lobbying en direction des patrons et des parlementaires. Ils sont relayés, hélas, par certains membres du barreau d'affaires qui leur viennent en appui à front renversé, dénonçant une prétendue anomalie française, et voulant dès à présent, au nom d'"intérêts de l'entreprise" considérer "les juristes d'entreprise comme nos confrères" pour renforcer " la compétitivité du droit français et une meilleure image de la profession" (B. de Moucheron, S. Puel, O. Cousi et A. Boulanger in Le monde, 10 mars 2015).

Il n'est pas jusqu'à un membre en fonction du conseil de l'Ordre des avocats de Paris qui ne chante les louanges d'un tel projet (T. Montéran, Du juriste en entreprise à l'avocat en entreprise, Gaz. Pal., 7 juin 2016, 266, n° 4). Cet article est lui-même publié dans un blog dont l'auteur a lui-même exercé des fonctions ordinales et siège encore au Conseil national.

Plus près de nous encore, l'ACE (Avocats conseils d'entreprises) lance un communiqué de victoire le 30 juin 2016 pour se féliciter de l'amendement "Frassa" au projet de loi "Sapin II", "créant le statut de juriste admis au barreau", ultime avatar de la fusion rêvée.

Telle Carthage devant être détruite, la fusion doit être faite car, nous disent ses thuriféraires, elle répond à la demande des entreprises et des juristes avec l'appui du cercle Montesquieu et de l'AFJE : ce qui est, d'une part, un amalgame hâtif qui n'est pas démontré, et, d'autre part, une capitulation en rase campagne de la profession ; belle indépendance que celle d'un barreau qui serait inféodé aux volonté des entreprises et de ses prescripteurs.

Les mêmes ajoutent qu'elle renforcerait la compétitivité des entreprises françaises et la profession d'avocat qui en sortirait plus pléthorique qu'elle ne l'est encore : nos confrères en difficulté apprécieront...

Bien plus, le "Grand projet" soulagerait une formation professionnelle qui n'est plus financée qu'à fonds perdus : on ne voit rien dans l'amendement "Frassa" qui n'aborde cette question et le MEDEF ne s'est engagé à rien sur ce sujet.

Enfin, "last but not least" le juriste d'entreprise inscrit au Barreau, ferait bénéficier son employeur du secret ou, du moins, du "legal privilege" et serait astreint à la même déontologie.

On renverra les tenants de cette brillante proposition aux citations des arrêts "Akzo Nobel" et "AM & S" de la Cour de justice de l'Union européenne rappelées plus haut mais surtout aux obstacles accumulés contre le secret professionnel de l'avocat par la Chambre criminelle et par la Cour européenne des droits de l'Homme qui vient dans un arrêt du 16 juin 2016 de prendre une position éminemment restrictive (CEDH, 16 juin 2016, Req. 49176/11 N° Lexbase : A1124RTS) sur les écoutes incidentes.

Gageons que l'arrivée du "legal privilege" nous compliquera un peu plus la tâche, diluant encore un peu l'identité professionnelle des avocats, et justifiant enfin le projet de certains de voir disparaître un secret professionnel que ne pourra plus légitimer ni l'indépendance, ni la protection de la vie privée.

newsid:453677

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus