Réf. : Cass. soc., 24 mars 2010, n° 08-45.552, M. Thierry Negre c/ Société Calor et a., FS-P+B (N° Lexbase : A1563EUG)
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Résumé La fraude corrompt tout. Si la signature d'un contrat écrit, imposée par la loi dans les rapports entre l'entreprise de travail temporaire et le salarié afin de garantir qu'ont été observées les conditions à défaut desquelles toute opération de prêt de main-d'oeuvre est interdite, a le caractère d'une prescription d'ordre public dont l'omission entraîne à la demande du salarié la requalification en contrat de droit commun à durée indéterminée, il en va autrement lorsque le salarié a délibérément refusé de signer le contrat de mission dans une intention frauduleuse. |
I - Le refus frauduleux de signer le contrat de mission
L'article L. 1251-16 du Code du travail (N° Lexbase : L1550H9B) dispose que le contrat de mission passé par le salarié avec l'entreprise de travail temporaire est établi par écrit et fixe une liste de sept mentions obligatoires. Si le non-respect de ces exigences ne fait naître aucun droit contre l'entreprise utilisatrice, dans la mesure où cette règle n'est pas visée par l'article L. 1251-40 du Code du travail (N° Lexbase : L1596H9Y) (1), elle permet au salarié d'obtenir, dans les rapports avec son employeur, l'entreprise de travail temporaire, la requalification du contrat de mission en contrat de travail à durée indéterminée.
La règle, qui vaut pour l'existence d'un écrit et pour les mentions obligatoires, vaut également pour la signature du salarié (2). Mais qu'en est-il lorsque l'absence de signature résulte d'une manoeuvre du salarié qui tente d'obtenir ainsi les avantages liés à la requalification de son contrat de travail ?
Dans une précédente décision demeurée inédite et rendue en 2009, la Chambre sociale avait logiquement écarté les prétentions du salarié en considérant "que le salarié, qui s'était délibérément abstenu de signer le contrat de mission, ne pouvait se prévaloir de sa propre faute pour solliciter la requalification du contrat de travail en un contrat à durée indéterminée". En d'autres termes, "nul ne peut se fonder sur sa propre turpitude" (3).
C'est cette solution qui se trouve ici confirmée, le fondement du rejet des prétentions du salarié étant légèrement modifié puisque c'est l'adage "fraus omni corrumpit" ("la fraude corrompt toute chose") qui est préféré.
Dans cette affaire, un salarié avait été employé en qualité de cariste pendant cinq semaines dans le cadre de contrats de mise à disposition et de mission établis par la société Adecco. Soutenant qu'il n'y avait pas eu de contrats de mission signés, le salarié avait saisi la juridiction prud'homale en demandant la requalification de son contrat de travail, en vain.
Il n'aura pas plus de chance en cassation dans la mesure où la Haute juridiction rejette ici ses prétentions. Après avoir constaté que "la fraude corrompt tout", la Cour précise que, "si la signature d'un contrat écrit, imposée par la loi dans les rapports entre l'entreprise de travail temporaire et le salarié afin de garantir qu'ont été observées les conditions à défaut desquelles toute opération de prêt de main-d'oeuvre est interdite, a le caractère d'une prescription d'ordre public dont l'omission entraîne à la demande du salarié la requalification en contrat de droit commun à durée indéterminée, il en va autrement lorsque le salarié a délibérément refusé de signer le contrat de mission dans une intention frauduleuse".
II - Une solution prometteuse
Comme nous l'avons indiqué, la solution n'est pas nouvelle et se justifie pleinement dans la mesure où, dans ces affaires, les salariés sont de mauvaise foi. Certes, il convient d'espérer que les juges du fond n'avaient pas conclu ainsi sans de solides preuves tirées, par exemple, de témoignages de collègues ou de très fortes présomptions "graves, précises et concordantes", mais la solution finalement retenue ne saurait être sérieusement discutée.
La référence à la théorie de la fraude à la loi est des plus intéressantes.
Ce n'est, bien entendu, pas la première fois que la Chambre sociale de la Cour de cassation y fait référence, mais c'est en tout cas la première fois que ce principe est consacré, dans un arrêt publié, pour sanctionner le comportement frauduleux d'un salarié. Jusqu'à présent, en effet, le "principe selon lequel la fraude corrompt tout", seul (4) ou en complément des articles 1131 (N° Lexbase : L1231AB9) et 1133 (N° Lexbase : L1233ABB) du Code civil (5), voire de son article 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) (6), avait été visé pour neutraliser des comportements patronaux déviants destinés à évincer l'application de la loi française (7), à contraindre un salarié à renoncer aux avantages d'une mutation (8) ou à frauder les dispositions applicables aux conventions d'allocation spéciale-licenciement du Fonds national de l'emploi (9).
La solution est intéressante en ce qu'elle est susceptible de s'appliquer à des situations voisines, qu'il s'agisse d'envisager la requalification d'un contrat de travail à durée déterminée non signé en contrat à durée indéterminée (10) ou, simplement, la question de la validité de la période d'essai ou de l'opposabilité des dispositions d'un contrat de travail non signé.
Ce retour en force d'une théorie vieille comme le monde est totalement nécessaire. Même si le droit du travail moderne se caractérise par son caractère asymétriquement protecteur, seul le salarié ayant finalement besoin d'être protégé par l'attribution de prérogatives juridiques à lui réservées, la "morale" contractuelle, elle, ne saurait s'imposer qu'à l'une des parties contractantes. Il serait, en effet, proprement scandaleux que seul l'employeur soit contraint d'être de bonne foi, dans l'exécution du contrat, ou se voit sanctionné en présence d'une fraude et ce, alors que le salarié pourrait, en toute impunité, tricher et mentir (11).
Reste à savoir si ce retour en grâce de la morale contractuelle sera susceptible de progresser et de s'appliquer dans des cas de figure où certains salariés abusent objectivement de leur position de force. Ainsi, ne pourrait-on pas s'interroger sur l'opportunité d'admettre, certes dans des hypothèses exceptionnelles, l'abus du droit de refuser une proposition de modification du contrat de travail, à l'instar des dispositions de l'article L. 1226-14, alinéa 2, du Code du travail (N° Lexbase : L1033H97), qui permettent de tenir compte du refus abusif d'une offre de reclassement pour les salariés victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle ? On pense, notamment, ici, au salarié qui a signé une clause de non-concurrence dépourvue de contrepartie financière avant 2002 et qui refuserait la proposition d'introduction de cette contrepartie faite par l'employeur pour sauver la clause.
L'avenir nous dira si cet arrêt annonce une évolution en ce sens de la jurisprudence...
(1) Solution rappelée dernièrement par Cass. soc., 17 mars 2010, n° 08-70.057, M. Dominique Dufour, F-D (N° Lexbase : A8146ETU) : "Mais attendu, d'abord, qu'un travailleur temporaire ne peut faire valoir auprès de l'entreprise utilisatrice les droits afférents à un contrat à durée indéterminée que s'il y a eu violation des dispositions des articles L. 1251-5 (N° Lexbase : L1525H9D) à L. 1251-7, L. 1251-10 (N° Lexbase : L1534H9P) à L. 1251-12, L. 1251-30 (N° Lexbase : L1578H9C) et L. 1251-35 (N° Lexbase : L1586H9M) du Code du travail et non, comme en l'espèce, en cas d'absence de remise du contrat de mission dans le délai légal ou d'absence de signature".
(2) Cass. soc., 7 mars 2000, n° 97-41.463, M. Beleknaoui c/ Société Groupe Elan travail temporaire (N° Lexbase : A6361AGP), Bull. civ. V, n° 90 ; Cass. soc., 17 septembre 2008, n° 07-40.704, M. Jimmy Gauthiez, F-P+B (N° Lexbase : A4074EA7).
(3) Cass. soc., 11 mars 2009, n° 07-44.433, M. El Hadi Moulbab, F-D (N° Lexbase : A7135EDM) : "mais attendu que la cour d'appel, analysant les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, et sans encourir les griefs du moyen, a constaté, d'une part, que le contrat de mission du 14 avril au 23 avril 2004 avait été adressé au salarié dès le début de la mission et, d'autre part, que c'est de son propre chef que le salarié n'avait pas souhaité retourner le contrat signé ; qu'en l'état de ces constatations, elle en a déduit à bon droit que le salarié, qui s'était délibérément abstenu de signer le contrat de mission, ne pouvait se prévaloir de sa propre faute pour solliciter la requalification du contrat de travail en un contrat à durée indéterminée".
(4) Cass. soc., 15 mars 2006, n° 04-44.728, Mme Sylvie Croze c/ Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés, F-D (N° Lexbase : A6135DNK).
(5) Cass. soc., 15 juillet 1998, n° 96-40.878, M. Rondet c/ Société Le Courrier Picard (N° Lexbase : A5609ACQ), Bull. civ. V, n° 385.
(6) Cass. soc., 20 mai 2009, n° 08-42.147, M. Frédéric Bataille, F-D (N° Lexbase : A2025EHH).
(7) Cass. soc., 20 mai 2009, n° 08-42.147, préc..
(8) Cass. soc., 15 mars 2006, n° 04-44.728, Mme Sylvie Croze c/ Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés, F-D (N° Lexbase : A6135DNK).
(9) Cass. soc., 15 juillet 1998, n° 96-40.878, préc..
(10) Cass. soc., 22 octobre 1996, n° 95-40.266, M. Jean-Claude Guichard c/ Société Techma export (N° Lexbase : A2827AGS), RJS, 1996, n° 1238 ; Cass. soc., 26 octobre 1999, n° 97-41.992, M. Dubois c/ Société Les Journaux de Saône-et-Loire (N° Lexbase : A4772AGT) ; Cass. soc., 19 avril 2000, n° 98-41.796, M. Michel Le Moux c/ Mme Yolaine Belliard, inédit (N° Lexbase : A9299CWC) ; Cass. soc., 16 mai 2000, n° 97-45.758, Société ETF Ingenierie, société anonyme c/ Mlle Dominique Foucat, inédit (N° Lexbase : A2123CU8) ; Cass. soc., 31 mai 2006, n° 04-47.656, M. François Vazard c/ Mme Nadine Breion, prise en qualité de mandataire liquidateur de la société à responsabilité limitée Eurinformat, FS-P+B (N° Lexbase : A7535DPR), RDT, 2006, p. 170, obs. G. Auzero ; Cass. soc., 13 novembre 2008, n° 07-41.779, Mme Nathalie Lasserre, F-D (N° Lexbase : A2440EBY).
(11) En ce sens, notre analyse à propos de l'application de la théorie du "solidarisme contractuel" en droit du travail : Le solidarisme contractuel en droit du travail : mythe ou réalité ?, dans Le solidarisme, sous la dir. de L. Grynbaum et M. Nicod, Economica-études juridiques n° 18, 2004, pp. 75-93.
Décision Cass. soc., 24 mars 2010, n° 08-45.552, M. Thierry Negre c/ Société Calor et a., FS-P+B (N° Lexbase : A1563EUG) Rejet CA Lyon, ch. soc., 3 mars 2008 Dispositions applicables : C. trav., art. L. 1251-16 (N° Lexbase : L1550H9B), L. 1251-17 (N° Lexbase : L1553H9E) et L. 125-3 (N° Lexbase : L9638GQZ), devenus L. 8241-1 (N° Lexbase : L3717IBB) et L. 8241-2 (N° Lexbase : L3648H9Y) ; principe selon lequel la fraude corrompt tout Mots clef : travail temporaire ; contrat de mission ; signature ; défaut ; fraude Lien base : (N° Lexbase : E7970ESY) |
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