Réf. : Cass. soc., 17 février 2010, n° 08-41.949, Mme Valérie Vuagnoux, épouse Demory, FS-P+B (N° Lexbase : A0426ESL)
Lecture: 11 min
N4792BNS
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Sébastien Tournaux, Maître de conférences à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV
le 07 Octobre 2010
Résumé L'accord national applicable à l'ensemble du réseau des caisses d'épargne et de prévoyance, relatif à la classification des emplois et des établissements, du 19 décembre 1985 et le paragraphe II 1.2 du "contrat social" signé par la Caisse d'épargne Languedoc-Roussillon le 17 avril 1991 ne permettent pas le versement des primes familiale et de vacances au salarié du réseau des caisses d'épargne au titre d'enfants de son concubin dont celui-ci n'a pas la garde et pour lesquels il verse une pension alimentaire. |
I - La détermination du champ de la famille permettant la majoration d'une prime familiale
Le droit du travail prend régulièrement en considération la situation familiale d'un salarié pour lui attribuer un certain nombre de droits dont ne bénéficie pas forcément le salarié célibataire.
S'il n'est pas possible, et même d'une certaine manière s'il n'est guère utile, de dresser une liste exhaustive de ces règles prenant en compte la situation familiale du salarié, des illustrations peuvent cependant en être données selon la source qui en tient compte.
Le législateur impose fréquemment la prise en compte de la situation familiale du salarié à l'employeur. Tel est le cas, par exemple, des articles L. 3142-1 (N° Lexbase : L0582H9G) et L. 3142-2 (N° Lexbase : L0583H9H) du Code du travail qui imposent l'octroi au salarié de congés pour événements familiaux (mariage, naissance, décès d'un enfant, d'un conjoint, d'un partenaire pacsé, etc.). Tel est également le cas, par exemple, de la procédure prud'homale, qui permet au salarié d'être assisté à l'audience par "le conjoint, le partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou le concubin" (1). La définition du travail à domicile prend, elle aussi, en compte la situation de famille du salarié puisque le salarié "travaille soit seul, soit avec son conjoint, partenaire lié par un pacte civil de solidarité, concubin" (2).
Le législateur a toujours, en matière de droit social, été un précurseur dans la prise en compte de l'évolution des familles françaises. On se souviendra, par exemple, que c'est le Code de la Sécurité sociale qui pris le plus tôt en considération les situations de concubinage pour reconnaître le lien d'ayant droit entre un assuré et son compagnon (3), y compris d'ailleurs quand ce concubinage concernait des homosexuels (4).
Les conventions collectives et les statuts réglementaires des anciennes entreprises publiques ont, elles aussi, souvent pris en considération la famille du salarié, notamment en prévoyant l'existence d'avantages familiaux. Ces primes et avantages, descendants des sursalaires de la fin du XIXème siècle, se sont, par exemple, illustrées au titre de l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Ainsi furent mis sur le devant de la scène les avantages familiaux de retraites attribuées aux mères de familles par les statuts des entreprises électriques et gazières (5).
La Convention collective nationale du réseau des caisses d'épargne et de prévoyance du 19 décembre 1985 est également source de nombreux litiges relatifs à des avantages familiaux. Cette convention, et ses annexes, prévoient l'existence d'une "prime familiale [...] avec une périodicité mensuelle à chaque salarié du réseau chef de famille, qu'il soit marié ou qu'il vive maritalement", cette prime étant également servie aux "salariés divorcés auxquels le jugement de divorce confie la garde des enfants ou impose le paiement d'une pension alimentaire pour pouvoir à leurs besoins".
La Chambre sociale de la Cour de cassation a souvent dû intervenir pour interpréter ces dispositions (6). Elle a, par exemple, été amenée à préciser que cette prime familiale revêtait un caractère forfaitaire, si bien qu'elle devait être servie en son entier aux salariés à temps partiel (7). Elle a également réglé la question de savoir si cette prime familiale devait être réservée aux salariés ayant effectivement les enfants à leur charge et a décidé "qu'il ne résulte pas du texte de l'accord du 19 décembre 1985 que le versement de la prime familiale est réservé aux seuls salariés ayant des enfants à charge" (8). Elle a encore interprété l'accord pour juger que l'avantage conféré au salarié pouvait être limité à un seul salarié si les deux parents étaient salariés du réseau des caisses d'épargne (9).
Si, on le constate, le droit social s'intéresse donc fréquemment aux relations entre travail et famille, il est cependant très rare que la question des familles recomposées soit présentée devant les juridictions du travail, alors même que la situation juridique des beaux-parents fait depuis peu débat (10). C'est pourtant sur ce thème qu'était saisie la Chambre sociale.
Une salariée d'une caisse d'épargne demandait aux juges prud'homaux le versement de primes familiale et de vacances instituées par les articles 16 et 18 de l'accord national applicable à l'ensemble du réseau des caisses d'épargne et de prévoyance, relatif à la classification des emplois et des établissements, du 19 décembre 1985. Par application de ces textes, la prime familiale doit être versée à tout salarié "chef de famille" selon qu'il est sans enfant ou avec enfant et majorée selon le nombre d'enfants ; la prime de vacances, quant à elle, est versée à chaque salarié du réseau, et majorée de 25 % au moins par enfant à charge.
La salariée fondait cette demande sur le fait que son concubin, père d'enfants d'un premier lit, se voyait imposer le paiement d'une pension alimentaire. Or, selon le paragraphe II 1.2 du "contrat social" signé par la Caisse d'épargne Languedoc-Roussillon le 17 avril 1991, les salariés divorcés, auxquels le jugement de divorce confie la garde des enfants ou impose le paiement d'une pension alimentaire pour pourvoir à leurs besoins, perçoivent également la prime familiale.
La cour d'appel saisie de l'affaire rejetait la demande de la salariée qui se pourvut en cassation. Outre un argument tiré du principe d'égalité de traitement entre les salariés écarté par la Chambre sociale, la salariée se fondait sur les termes très généraux des accords collectifs qui semblaient pouvoir impliquer que le salarié "chef de famille" puisse percevoir des primes majorées pour tout enfant à charge, que cette charge lui incombe personnellement ou qu'elle découle de charges attribuées à son conjoint ou compagnon au titre d'enfants d'un premier lit.
C'était donc clairement sur le concept même de famille que la Chambre sociale était amenée à prendre position : la famille recomposée peut-elle entrer dans le champ de la famille du salarié pour le bénéfice de ces primes ?
La Chambre sociale, par cet arrêt rendu le 17 février 2010, rejette le pourvoi en approuvant purement et simplement l'argumentation des juges du fond (11). La Cour estime en effet que, comme l'ont justement jugé ces derniers, les textes conventionnels "ne permettent pas le versement des primes familiale et de vacances au salarié du réseau des caisses d'épargne au titre d'enfants de son concubin dont celui-ci n'a pas la garde et pour lesquels il verse une pension alimentaire".
II - L'exclusion de la famille recomposée du champ de la famille permettant la majoration d'une prime familiale
Si, comme nous allons le voir, cette décision nous paraît éminemment critiquable, elle n'en trouve pas moins sa place dans la construction prétorienne de la conception de la famille retenue par la Chambre sociale de la Cour de cassation. Bien qu'elle ait récemment démontré son attachement au respect de la famille du salarié, notamment en imposant que la clause de mobilité ne porte pas atteinte à la vie personnelle et familiale du salarié (12), elle a toujours plutôt eu l'habitude de prendre des positions réservées sur la structure de la famille.
En effet, la Chambre sociale a toujours été rétive à adopter une position de précurseur en matière d'appréhension de la famille. On se souviendra, par exemple, qu'elle s'était opposée à ce que la personne homosexuelle vivant maritalement avec un assuré social puisse bénéficier de sa couverture sociale en qualité d'ayant droit (13). Le législateur avait dû intervenir pour que cette affiliation du concubin puisse avoir lieu. Il semble qu'un parallèle puisse être tracé entre ces deux solutions.
Comment les interpréter ? Nous ne pouvons pas penser que la Chambre sociale, chambre progressiste par excellence de la Cour de cassation, puisse adopter une telle position par esprit de réaction et de conservatisme. En revanche, il est peut être plus raisonnable de considérer que la Chambre sociale ne s'estime pas habilitée à remodeler le concept de famille. A la rigueur, de tels débats seraient plus adaptés devant la première chambre civile de la Cour de cassation, habituellement en charge du contentieux de la famille. Mieux, c'est certainement le législateur qui devrait prendre position sur la situation des familles recomposées.
Quoi qu'il en soit, la question posée à la Chambre sociale n'était pas une question de droit de la famille relevant de la compétence de la première chambre civile, mais bien une question d'interprétation d'une convention collective. Il nous semble donc que la Cour de cassation aurait, au minimum, pu faire un effort de motivation pour que sa décision soit comprise.
En outre, et surtout, cette décision est critiquable en ce qu'elle refuse de prendre en considération une évolution majeure de notre société. On estime aujourd'hui que 1,2 million d'enfants de moins de 18 ans vivent au sein d'une famille recomposée (14). Ce chiffre est considérable. Les avantages prévus par le législateur ou par les conventions collectives au profit des familles ont pour objet d'améliorer les conditions de vie des familles ayant plusieurs enfants pour lesquelles, cela ne fait pas de doute, les dépenses quotidiennes sont plus importantes. Or, ces dépenses sont rigoureusement les mêmes que la famille réponde aux canons classiques du Code civil ou qu'elle reflète les évolutions des couples d'aujourd'hui. Pour reprendre les termes de l'accord national du 19 décembre 1985, les enfants du concubin vivant sous le toit du salarié sont également "à sa charge".
La solution de la Chambre sociale est peut être encore plus critiquable en ce qu'elle pourrait être interprétée comme prenant, en réalité, une position intermédiaire. En effet, la Cour énonce que le versement de ces primes n'est pas permis au titre d'enfants du concubin de la salariée "dont celui-ci n'a pas la garde et pour lesquels il verse une pension alimentaire". Interprétée a contrario, cette proposition laisse à penser que les primes pourraient être servies ou majorées si le concubin de la salariée avait la garde effective des enfants. Une telle interprétation serait contestable puisque le "contrat social" signé par la Caisse d'épargne Languedoc-Roussillon le 17 avril 1991 permet la perception des primes lorsque le salarié n'a pas la garde des enfants mais qu'il lui incombe de verser une pension alimentaire (15). Quitte à étendre le droit accordé au salarié de toucher cette prime lorsque son concubin détient la garde des enfants, pourquoi alors ne pas l'étendre également à la situation prévue par l'accord dans laquelle le salarié verse une pension alimentaire ?
L'intérêt des pouvoirs publics (16) pour les familles recomposées et pour le "statut du beau-parent" a été vertement critiqué par certains auteurs (17). La famille devrait ressembler aujourd'hui à celle des années 1950. Cette vision de la famille, tout droit tirée des albums illustrés narrant les aventures de la petite Martine, n'a plus place dans notre droit. Il est bien dommage que la Chambre sociale n'ait pas saisi l'occasion de prendre pied avec la réalité !
(1) C. trav., art. R. 1453-1 (N° Lexbase : L0925IAI).
(2) C. trav., art. L. 7412-1 (N° Lexbase : L3488H93).
(3) Loi n° 78-2 du 2 janvier 1978, tendant à la généralisation de la Sécurité sociale.
(4) Loi n° 93-121 du 27 janvier 1993, portant diverses mesures d'ordre social ([LXB=L4101A9R.]). Ce texte a modifié l'article L. 161-14 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L4687ADX). Il permet l'affiliation du concubin homosexuel sur le fondement du rattachement de la personne qui "vit avec" l'assuré social.
(5) Cass. soc., 23 octobre 2007, n° 06-43.329, M. Thierry Gombert, FS-P+B (N° Lexbase : A8589DYR) ; Cass. soc., 18 décembre 2007, n° 06-45.132, Société RATP c/ M. Serge X, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A1382D3L) et les obs. de Ch. Radé, Des limites aux mesures tendant à favoriser l'accès des femmes aux carrières, Lexbase Hebdo n° 287 du 10 janvier 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N5941BDE) ; D., 2008, AJ, p. 225, obs. B. Ines.
(6) Cass. soc., 2 décembre 2008, n° 07-44.132, Caisse nationale des caisses d'épargne et de prévoyance (CNCEP), FS-P+B (N° Lexbase : A5319EBM) et les obs. de Ch. Radé, L'interprétation de la convention collective en questions, Lexbase Hebdo n° 331 du 19 décembre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N0479BIL).
(7) Cass. soc., 17 juin 2009, n° 08-41.077, Mme Colette Guesne, épouse Lemoine, FS-P+B (N° Lexbase : A3119EID) ; JCP éd. S, 2009, 1402, note M. Del Sol ; Cass. soc., 16 septembre 2009, n° 07-45.606, Mme Cécile Christien, F-D (N° Lexbase : A0949ELQ).
(8) Cass. soc., 30 juin 2009, n° 08-41.463, Caisse d'épargne et de prévoyance d'Ile de France Paris, F-D (N° Lexbase : A5937EIQ).
(9) Cass. soc., 2 décembre 2008, n° 07-44.132, préc..
(10) F. Dekeuwer-Défossez, ss dir., Rénover le droit de la famille, proposition pour un droit adapté aux réalités et aspirations de notre temps, Doc.fr., 1999, p. 88 ; I. Théry, Couple filiation et parenté d'aujourd'hui, Le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée, O. Jacob, Doc. fr., 1998, p. 208 ; J.-J. Hyest, Rapport sur les nouvelles formes de parentalité et le droit, fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, Doc. Sénat 14 juin 2006 ; Le statut du beau-parent par-delà les frontières, Sénat, Etude de législation comparée, LC 196, avril 2009.
(11) "Par motifs propres et adoptés".
(12) S'agissant des clauses de mobilité, v. Cass. soc., 14 octobre 2008, n° 07-40.523, Mme Stéphanie Malagie, épouse Milcent, FS-P+B (N° Lexbase : A8129EAC) ; Cass. soc., 13 janvier 2009, n° 06-45.562, Mme Noria Derguini, épouse Ouali, FS-P+B (N° Lexbase : A3375ECY).
S'agissant d'autres contentieux prenant en considération la situation familiale du salarié, v. Cass. soc., 5 novembre 2009, n° 08-44.607, Mme Sylvie Negri c/ Société Omnium de gestion et de financement (OGF), F-D (N° Lexbase : A8179EMU) et les obs. de Ch. Radé, Nouvelle avancée pour le droit au respect de la vie personnelle et familiale du salarié, Lexbase Hebdo n° 372 du 19 novembre 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N4508BMW) ; Cass. soc., 24 janvier 2007, n° 05-40.639, Mme Sylvie Negri, F-D (N° Lexbase : A6849DTT) et les obs. de Ch. Radé, Le rapprochement de conjoint, nouveau droit fondamental du salarié ?, Lexbase Hebdo n° 256 du 19 avril 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N6681BAP).
(13) Cass. soc., 11 juillet 1989, n° 85-46.008, M. Secher c/ Air-France (N° Lexbase : A3435AAH), concl. Dorwling-Carter, D., 1990, p. 582, note Ph. Malaurie ; JCP éd. G, 1990, II, 21553, note M. Meunier ; RD sanit. soc., 1990, p. 116, M. Harichaux.
(14) Insee Première, n° 1259 - octobre 2009.
(15) Dans le même sens, v. Cass. soc., 30 juin 2009, n° 08-41.463, préc..
(16) Le Président de la République avait annoncé, en 2009, le dépôt au Parlement d'un projet de loi sur le statut du beau-parent. V. Le Monde du 6 mars 2009, Sarkozy annonce la création du "statut du beau-parent". Cette annonce n'a, pour le moment, pas été suivie d'effets.
(17) A. Mirkovic, Statut du "beau-parent" : vivement le retrait d'un texte inutile et nuisible, Dr. famille n° 7, 2009, étude 28 ; Ph. Malaurie, Autorité parentale et droits des tiers : un avant-projet patchwork, JCP éd. G, 2009, act. 167.
Décision Cass. soc., 17 février 2010, n° 08-41.949, Mme Valérie Vuagnoux, épouse Demory, FS-P+B (N° Lexbase : A0426ESL) Rejet, CA Montpellier, ch. soc., 20 février 2008 Textes applicables : accord national applicable à l'ensemble du réseau des caisses d'épargne et de prévoyance, relatif à la classification des emplois et des établissements, du 19 décembre 1985 Mots-clés : prime familiale ; prime de vacances ; avantages de famille conventionnels ; familles recomposées Lien base : (N° Lexbase : E0775ETU) |
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:384792