La lettre juridique n°386 du 11 mars 2010 : Éditorial

Justice ou les infortunes de la vertu

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


"Pour avoir quelque autorité sur les hommes, il faut être distingué d'eux. Voilà pourquoi les magistrats et les prêtres ont des bonnets carrés" écrivait Voltaire. Et bien, après les prêtres défroqués par les révélations de leurs sacrilèges et scandaleuses affaires de moeurs, au point de décoiffer une Eglise désormais encline à se porter, elle-même, partie civile sur injonction papale, c'est au tour de la magistrature d'arborer, bientôt, et sur pression populaire, le bonnet d'âne, si l'on en croit le projet de loi organique relatif à l'application de l'article 65 de la Constitution, prévoyant que les justiciables puissent saisir le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour toute demande de poursuites disciplinaires à l'encontre d'un magistrat ; projet de loi adopté en première lecture par l'Assemblée nationale le 23 février dernier. Malgré un dispositif de filtrage, assuré par des membres du CSM, pour s'assurer que la plainte n'est pas irrecevable ou manifestement infondée, la responsabilité déontologique du magistrat du siège ne sera plus la seule affaire de ses pairs, mais également celle de ses concitoyens. Il était inamovible et statutairement indépendant : le siècle de la laïcisation ne pouvait que désacraliser le dernier notable de la seule religion d'Etat qui doit être, la Justice. L'article 6 du statut de la magistrature ne dispose-t-il pas que tout magistrat, lors de sa nomination à son premier poste, prête serment "de bien et fidèlement remplir [ses] fonctions, de garder religieusement le secret des délibérations et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat". Conjuguant prêtres et magistrats dans un trait d'esprit, Voltaire n'était pas bien loin du compte.

Le problème, avec ce nouveau droit de saisine du CSM, arlésienne gouvernementale depuis près de 10 ans, c'est que, outre le fait qu'il relève plutôt d'une tradition de la common law -puisqu'il est en vigueur en Angleterre, aux pays de Galles, au Danemark et au Canada, principalement-, il intervient dans un cadre éthique au régime disciplinaire fort délicat, dont les contours peinent, déjà, à se dessiner.

D'abord, il convient de distinguer obligations juridictionnelles et déontologie : les premières ont trait, bien évidemment, au déroulement de la procédure et au prononcé de la décision de justice, dont les seules contestations de la part des justiciables ne peuvent se traduire que par l'appel ou le pourvoi en cassation ; la seconde regroupant, plus particulièrement, la probité, la loyauté, l'indépendance, l'impartialité, le comportement avec les autres magistrats, l'étude et la connaissance approfondie des dossiers, l'écoute à l'audience et le comportement avec les justiciables, dont le défaut n'emporte, jusqu'à présent, que la seule sanction disciplinaire à l'initiative du ministre de la Justice, des premiers présidents de cour d'appel et des présidents de tribunal supérieur d'appel, le pouvoir disciplinaire étant, quant à lui, exercé exclusivement par le CSM.

Mais déjà, il convient de distinguer éthique professionnelle et devoirs professionnels sous le même chapitre de la déontologie. Au titre des devoirs professionnels du magistrat, énoncés dans des codes spécifiques et dans le statut de la magistrature, retenons le devoir d'impartialité, l'obligation de respecter le principe du contradictoire, dont l'infraction peut aisément engendrer la sanction disciplinaire. Mais, lorsqu'il s'agit d'éthique professionnelle, c'est-à-dire, une notion qui renvoie intimement au comportement individuel du juge, dans l'exercice de sa profession et dans sa vie personnelle, et alors que le CSM se refuse, lui-même, à établir un code détaillé de l'éthique de la magistrature, lui préférant une charte non indicative donc sujette, sinon à caution, du moins à interprétation, sanctionner un magistrat relève presque d'une mission périlleuse : toujours l'indépendance de la magistrature auréole le commis d'Etat d'une justice empruntant, souvent, au canon de l'infaillibilité.

Enfin, si l'on ajoute à cela, le fait que le magistrat soupçonné d'avoir attenté à l'éthique professionnelle est jugé par ses pairs ; c'est oublier Shakespeare : "Juger autrui, c'est se juger". Il n'y a qu'à se souvenir de la difficulté avec laquelle le juge Burgaud a écopé d'une simple réprimande, à la suite d'une affaire qui aura fait trembler d'effroi la France entière pendant plusieurs mois. Car, lorsqu'un magistrat fait l'objet d'une sanction disciplinaire pour atteinte à la déontologie, c'est toute la magistrature qui pâtit d'une brebis égarée, à l'image d'une Eglise en perte d'autorité spirituelle ; "On juge l'arbre à ses fruits" nous enseigne Saint Matthieu -nous y revoilà-. Et, quand on sait que le juge d'instruction vilipendée par les pouvoirs publics et la vindicte populaire figure sur une liste de 34 magistrats de la cour d'appel de Paris pouvant être promus en 2010, afin de postuler au poste de vice-procureur, de substitut général, de vice-président ou de conseiller, on se dit que la sanction disciplinaire de cette malheureuse affaire d'Outreau sera, au final, collective : la suppression du juge d'instruction, telle que prévue dans l'avant projet de loi de réforme de la procédure pénale.

Ethique à mic mac ! Ces difficultés expliquent, sans doute, que 70 % des sanctions prononcées par le CSM reprochent aux magistrats concernés leur lenteur, leurs retards, l'insuffisance de leurs recherches... Bref, leur productivité !

Et c'est là que le bât blesse : comment imposer le respect d'une charte d'éthique à la magistrature, charte édictée sur la base des "principes de Bangalore", recueil imprécis d'obligations éthiques et déontologiques adoptées par les présidents de Cours suprêmes de common law dans les années 1990 et repris, par la suite, par les présidents des Cours suprêmes de droit romano-germanique, lorsque l'on sait que le premier frein au respect de cette charte, c'est le temps. Pour respecter leurs obligations déontologiques et éthiques, les magistrats ont besoin tout simplement de plus de temps pour travailler leurs dossiers, faire des recherches, lire ouvrages et articles techniques, échanger avec des collègues plus anciens, assister à des formations. Il ne s'agit pas d'un appendice, mais d'un préalable à l'éthique. Or, l'évolution de la carrière et de la rémunération d'un magistrat dépend de sa productivité... "Qui juge lentement juge sûrement" écrivait Sophocle. Pas au XXIème siècle ! Les juges font partie des rares agents de l'Etat qui sont rémunérés en partie "au mérite", avec une prime modulable en fonction, notamment, de la charge de travail... La quadrature du cercle en somme.

Alors pourquoi s'étonner lorsque le Conseil d'Etat, juge de cassation des décisions disciplinaires prononcées par le CSM, rend, le 4 novembre 2009, trois arrêts afférant à l'avancement, l'avertissement et à la protection statutaire, dans le cadre de la magistrature, estimant, tout à la fois, que les incidents allégués dans le rapport adressé au Parquet et dont le contenu n'était pas corroboré par les notes d'audience, n'étaient pas de nature à justifier que soit infligé à l'intéressée un avertissement et qu'il en résultait que la magistrate était fondée à demander l'annulation de la sanction, tout en refusant d'octroyer au fonctionnaire de justice le bénéfice de la protection statutaire et en retenant que les appréciations littérales portées sur ses aptitudes professionnelles et la notation analytique retenue n'étaient pas contradictoires. Une décision ménageant la chèvre et le chou : l'impossibilité de sanctionner disciplinairement un magistrat sur des "infractions" déontologiques douteuses et le respect sacré de l'appréciation des qualités professionnelles du magistrat par sa hiérarchie.

A décharge d'un système qui peine à s'autoréguler sur le plan éthique, on notera tout de même que loin de se défausser, les magistrats sont, avec les policiers, les agents de l'Etat les plus sanctionnés, proportionnellement à leur nombre : 1 pour 2 406 en moyenne. Et, les sanctions sont plus lourdes que dans le reste de la fonction publique : quatre fois plus de licenciements et de révocations chez les magistrats que chez les autres agents de l'Etat. En outre, la magistrature est la seule profession qui présente sur internet la totalité des procédures disciplinaires la concernant, ainsi que les sanctions prononcées.

Pour autant, avant d'accorder aux justiciables le droit de saisir le CSM pour toute demande de poursuites disciplinaires à l'encontre d'un magistrat, alors que les services de la Justice peuvent, d'ores et déjà, être sanctionnés pour les atteintes les plus graves à la déontologie, celles relatives au procès équitable de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, on se dit qu'une clarification des règles déontologiques et de la procédure de sanction, telle qu'elle existe aujourd'hui, semble primordiale, afin que les juges puissent juger leurs pairs sereinement, sur la base de règles claires, précises, détaillées, comme aux Etats-Unis et dans les pays d'Europe de l'Est où ont été adoptés des codes comportant des obligations précisément énoncées, chacune assortie de sanctions disciplinaires, avec toujours en ligne de mire, le respect de l'indépendance du magistrat.

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