Réf. : Cass. com., 16 février 2010, n° 09-11.968, Société France Télécom, FS-D (N° Lexbase : A9275ERX)
Lecture: 7 min
N4835BNE
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Malo Depincé, Maître de conférences à l'Université de Montpellier I, Avocat au Barreau de Montpellier
le 07 Octobre 2010
Pour le Conseil de la concurrence, en effet, les pratiques qui lui étaient présentées étaient susceptibles de contrevenir aux dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L6583AIN) et 81 du Traité CE , prohibant les ententes ayant un effet anticoncurrentiel. A titre exceptionnel, il prononça des mesures conservatoires suspendant l'exclusivité d'Orange. Celle-ci, qui lui était procurée par contrat, comportait deux branches : une exclusivité sur les services d'opérateur spécifiques à l'iPhone et une exclusivité sur la distribution de ces appareils mobiles de la marque Apple. La décision avait été confirmée par la cour d'appel de Paris le 4 février 2009 (CA Paris, 1ère ch., sect. H, 4 février 2009, n° 2008/23828, Société Orange France et autres c/ Société Bouygues Télécom et autres N° Lexbase : A8427EC4 (1)).
L'arrêt fut donc l'objet d'un pourvoi en cassation formé par Orange évidemment peu satisfaite de voir son exclusivité brisée. Plusieurs moyens étaient présentés à l'appui de cette demande mais seuls ceux concernant le fond de l'affaire retiendront notre attention : un premier argument consistait à refuser toute appréciation cloisonnée du marché en cause, faisant de l'iPhone un produit a priori non substituable par d'autres. Un second argument portait non pas sur l'origine de l'avantage d'Orange mais sur ses effets, l'appréciation faite par la cour d'appel de la contrepartie de l'exclusivité consentie étant incomplète.
Deux lectures peuvent être faites de cet arrêt de la Cour de cassation, sans que l'une ou l'autre permette néanmoins de parvenir à une solution définitive du litige. La première est de considérer que la Cour entend maintenir le jeu normal du marché dans les hypothèses où des concurrents moins chanceux n'ont pas fait les choix commerciaux les plus judicieux. La seconde lecture consiste à voir dans cet arrêt une simple cassation pour motivation insuffisante. Ce sont là deux hypothèses qu'il convient d'approfondir.
La cour d'appel avait fait sienne l'argumentation du Conseil de la concurrence caractérisant une double exclusivité, alors même, selon elle, que la période d'exclusivité consentie par Apple était contractuellement fixée à un minimum de trois années. Rappelant qu'Orange était déjà leader sur le marché, les effets de cette exclusivité paraissaient des plus importants. L'arrêt de la cour d'appel de Paris est néanmoins censuré sur un autre terrain : "en se déterminant ainsi, sans rechercher [...] si l'existence de terminaux concurrents de l'iPhone fabriqué par Apple n'était pas de nature à permettre à des opérateurs de téléphonie mobile concurrents d'Orange, de proposer aux consommateurs des offres de services de téléphonie et internet haut débit mobiles associées à des terminaux concurrents de celles proposées par Orange avec l'iPhone, la cour d'appel a privé sa décision de base légale". Au regard de l'exigence de proportionnalité imposée dans l'appréciation de toute pratique anticoncurrentielle, ces deux points méritent d'être reconsidérés de manière conjointe. On pourrait alors estimer, par une première interprétation de l'arrêt, que si effectivement Orange a bénéficié sur le marché en cause d'une exclusivité qui lui a permis de conforter une position déjà dominante sur le marché de la téléphonie mobile, d'autres produits auraient pu être proposés par la concurrence pour parvenir à une meilleure répartition des parts de marché de chacun des opérateurs. Est-ce à dire pour autant que selon la Cour de cassation, si Orange a fait une opération judicieuse en obtenant l'exclusivité pour l'iPhone, les concurrents d'Orange ne sauraient aujourd'hui engager une action contre le concurrent qui a misé sur le bon cheval ?
Cette interprétation qui laisserait à Orange tout son succès pourrait être corroborée, enfin, par le deuxième moyen de cassation qui reproche à la cour d'appel son appréciation des bénéfices réalisés par Orange. Cette dernière avait en effet écarté l'argument de nature à préserver l'intégralité du contrat : l'avantage résultant de l'exclusivité ne serait que la contrepartie des efforts importants d'investissements auxquels Orange se serait livrée. Là encore, la règle de proportionnalité doit prévaloir et la cour d'appel a pu considérer dans son arrêt que si les investissements en cause pouvaient être importants, ils ne permettaient pas, pour autant, de justifier les avantages "disproportionnés" octroyés par l'exclusivité obtenue. Dans le raisonnement suivi par la cour d'appel donc, l'engagement d'exclusivité aurait pu être validé pour une période moins importante, correspondant mieux aux investissements réalisés. Car, si des investissements importants peuvent justifier l'existence d'une clause d'exclusivité ayant des effets anticoncurrentiels, ils ne sauraient, au-delà d'un juste retour sur investissements, permettre le renforcement d'une position dominante et la réalisation, par des profits importants, d'une véritable "rente de situation". Alors même que restait en suspens la question de savoir ce que pouvait être une durée proportionnée aux investissements réalisés de même que celle des profits légitimes à attendre, la décision de la cour d'appel de Paris prenait les atours d'un "jugement de Salomon". Tout en validant le principe d'une exclusivité consentie à Orange, comme l'imposent les principes de liberté contractuelle et de liberté du commerce et de l'industrie, elle considérait, en l'espèce, que cette dernière était trop importante dans ses effets. Le droit de la concurrence, et plus précisément la prohibition des pratiques anticoncurrentielles, ne venait en conséquence sanctionner que certaines pratiques abusives parce que trop attentatoires au libre jeu du marché. C'était là la pleine expression de la philosophie du droit de la concurrence.
L'arrêt d'appel est néanmoins cassé sur ce point également : "en se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la prise en compte de l'intégralité du chiffre d'affaires généré par les communications mobiles des acheteurs d'iPhone, et non d'un revenu additionnel, ne revenait pas à considérer qu'Orange aurait perdu ou n'aurait pas gagné l'intégralité des clients ayant souscrits à ses offres de services de téléphonie mobile comprenant un iPhone si elle n'avait pas commercialisé ce terminal, la cour d'appel a privé sa décision de base légale". La Cour de cassation semble alors reprocher à la cour d'appel, et au Conseil de la concurrence, d'avoir trop rapidement apprécié les avantages obtenus par Orange dans cette affaire. L'arrêt est donc ici cassé pour une évaluation trop parcellaire de ces avantages : les premiers juges auraient dû déterminer dans l'ensemble des clients iPhone la part de ceux qu'elle n'aurait pas séduit à défaut de présenter le terminal en cause. Le simple fait que les concurrents aient fortement souhaité pouvoir bénéficier de la possibilité de le distribuer ne suffisant pas à caractériser aux yeux de la Cour de cassation l'effet anticoncurrentiel suffisant. Il est vrai qu'en un sens, Orange n'est que le gagnant de paris opérés depuis quelques années par les opérateurs de téléphonie mobile sur certains terminaux. Paris qui passaient par l'acquisition d'exclusivités : la pratique en cause était donc commune à tous les opérateurs, l'un distribuant le nouveau Blackberry, l'autre le premier téléphone 3G, etc. Pour autant, ici, seule Orange avait fait le bon pari, et le premier effet de la décision ici commentée est de la conforter dans son choix : l'opérateur qui a réalisé le meilleur choix commercial, quand bien même celui-ci le conduit via une entente à une position privilégiée en termes de parts de marché, ne voit pas sa position remise en cause.
Ce n'est pas pour autant la fin du contentieux, la Cour de cassation n'ayant en réalité, deuxième lecture de l'arrêt, fait que renvoyer les juges de première et seconde instance, à une meilleure justification de leurs décisions. Dans cette affaire, en effet, la Cour de cassation casse l'arrêt d'appel pour ne pas avoir recherché certains éléments, essentiellement l'existence d'une concurrence sérieuse et la mesure exacte de l'avantage concurrentiel conféré à Orange. De sorte que dans cette affaire, les concurrents d'Orange vont pouvoir faire valoir de nouveaux arguments devant la cour de renvoi (Paris toujours) et que cette dernière devra mieux justifier sa décision.
La solution est néanmoins critiquable dans ses effets si elle aboutit in fine à faire des mesures conservatoires en droit de la concurrence des mesures d'exception, strictement encadrées. Or dans cette matière plus que dans toute autre, le temps joue contre le marché : si une pratique anticoncurrentielle est maintenue, plus le temps passe et moins la décision rendue au fond sera pertinente.
(1) Sur cet arrêt, v., notamment, l'interview de Marie de Prandières, juriste au sein de l'UFC-Que Choisir, intervenante volontaire à l'instance et Jérôme Franck, avocat spécialisé en droit économique, qui a représenté l'association à l'instance, Commercialisation de l'iPhone : Orange se voit contraint de partager la "poule aux oeufs d'or" - Questions à Marie de Prandières, juriste au sein de l'UFC-Que Choisir, et à Jérôme Franck, Avocat spécialisé en droit économique, Lexbase Hebdo n° 342 du 19 mars 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N9732BIB).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:384835