Lecture: 12 min
N4844BNQ
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV
le 21 Octobre 2011
En l'espèce, une collectivité régionale italienne avait lancé une procédure d'appel d'offres pour un marché public de services concernant, notamment, le prélèvement d'échantillons en mer. Un groupement national interuniversitaire pour les sciences de la mer (Conisma) s'était porté candidat à cet appel d'offres, mais avait finalement été exclu de cette procédure. Selon ses statuts, Conisma ne poursuit pas de but lucratif, et vise à promouvoir et à coordonner les recherches et d'autres activités scientifiques, ainsi que leurs applications dans le domaine des sciences marines entre les universités qui en sont membres. Cependant, ses statuts prévoient que Conisma peut participer à des appels d'offres. Se posait, alors, la question de savoir si une telle entité pouvait soumissionner dans le cadre d'un marché public.
La Directive (CE) 2004/18 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (N° Lexbase : L1896DYU) (1), ici applicable, désigne les cocontractants du pouvoir adjudicateur par le terme d'"opérateur économique". Toutefois, à la différence d'autres notions utilisées dans la Directive, le législateur de l'Union européenne ne l'a pas défini.
Afin de répondre à la question posée, la Cour de justice se réfère, d'abord, au quatrième considérant de la Directive, selon lequel "les Etats membres devraient veiller à ce que la participation d'un soumissionnaire, qui est un organisme de droit public, à une procédure de passation de marché public ne cause pas de distorsion de concurrence vis-à-vis de soumissionnaires privés". En outre, l'article 1er, paragraphe 8, de la Directive, dispose que "les termes 'entrepreneur', 'fournisseur' et 'prestataire de services' désignent toute personne physique ou morale ou entité publique ou groupement de ces personnes et/ou organismes qui offre(nt), respectivement, la réalisation de travaux et/ou d'ouvrages, des produits ou des services sur le marché", et que "le terme 'opérateur économique' couvre à la fois les notions d'entrepreneur, fournisseur et prestataire de services. Il est utilisé uniquement dans un souci de simplification du texte". Le législateur européen n'a donc pas exclu qu'un soumissionnaire puisse être une entité publique. La Cour de justice avait, d'ores et déjà, adopté une interprétation identique sous l'empire de la législation antérieure (2).
Le droit européen des marchés publics rejoint ici les solutions retenues par la jurisprudence administrative française. Le Conseil d'Etat a, ainsi, jugé qu'"aucun texte ni aucun principe n'interdit, en raison de sa nature, à une personne publique, de se porter candidate à l'attribution d'un marché public ou d'un contrat de délégation de service public" (3). Le Conseil d'Etat a, par ailleurs, récemment rappelé que "la simple candidature d'une personne publique, dans le respect des règles de la concurrence, à l'attribution d'un marché public, n'est pas subordonnée à une carence de l'initiative privée, ni [...] à l'existence d'un intérêt public" (4).
Ces solutions européennes et nationales témoignent du fait que les entités publiques peuvent bien être des acteurs économiques, et qu'aucune règle européenne ou nationale (constitutionnelle ou législative) ne les empêche d'agir en qualité d'opérateur sur le marché. La seule limite à l'action économique des entités publiques est probablement le principe de spécialité des personnes publiques (sauf l'Etat, évidemment), qui est, ainsi, le meilleur garant du principe de non-concurrence (5). En revanche, le principe de la libre concurrence vient garantir qu'ils agissent dans des conditions équivalentes à celles qui s'imposent aux opérateurs privés.
Si les entités publiques décident d'agir sur le marché, elles sont alors soumises aux mêmes règles que les opérateurs privés, et leur situation ne doit pas créer une distorsion de concurrence. Ce souci se manifeste très clairement dans le quatrième considérant de la Directive (CE) 2004/18. L'article 55, paragraphe 3, de la Directive prévoit, d'ailleurs, que "le pouvoir adjudicateur qui constate qu'une offre est anormalement basse du fait de l'obtention d'une aide d'Etat par le soumissionnaire ne peut rejeter cette offre pour ce seul motif que s'il consulte le soumissionnaire et si celui-ci n'est pas en mesure de démontrer, dans un délai suffisant fixé par le pouvoir adjudicateur, que l'aide en question a été octroyée légalement. Le pouvoir adjudicateur qui rejette une offre dans ces conditions en informe la Commission". Dès lors, il appartient au pouvoir adjudicateur de prendre en compte d'éventuelles subventions (6). En effet, si l'aide est légale, elle ne constitue pas une distorsion de concurrence, et si elle est illégale, elle est contraire aux règles du Traité. Toutefois, s'agissant d'entités publiques, ayant à titre principal, comme celles en l'espèce, une mission de service public, la question des aides se pose dans des termes sensiblement plus délicats. La Cour de justice a d'ailleurs largement esquivé la question.
Le Conseil d'Etat se montre, pour sa part, plus directif puisqu'il impose que, "d'une part, le prix proposé par cet établissement public administratif soit déterminé en prenant en compte l'ensemble des coûts directs et indirects concourant à la formation du prix de la prestation objet du contrat, et, d'autre part, que cet établissement public n'ait pas bénéficié, pour déterminer le prix qu'il a proposé, d'un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de sa mission de service public, et enfin qu'il puisse, si nécessaire, en justifier par ses documents comptables ou tout autre moyen d'information approprié" (7). La jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne aurait probablement gagné à reprendre ces principes afin d'éviter tout mélange des genres.
Dans cette affaire, la société Uniplex avait intenté un recours sur le fondement des dispositions nationales transposant la Directive (CE) 89/665 du Conseil du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (N° Lexbase : L9939AUN) (8), mais s'était vue opposer la tardiveté de son action. Se posait, alors, la question de la compatibilité des mesures nationales avec la Directive, et les principes du droit de l'Union de manière plus générale.
L'on sait que la Directive (CE) 89/665 ne définit pas expressément les délais applicables à la procédure de recours visée à son article premier. Conformément à une jurisprudence classique, la Cour renvoie à l'autonomie procédurale des Etats membres, sous réserve des principes d'équivalence et d'effectivité minimale (9).
La Cour de justice estime très clairement que "le fait qu'un candidat ou un soumissionnaire apprend que sa candidature ou son offre a été rejetée ne le met pas à même de former effectivement un recours. De telles informations sont insuffisantes pour permettre au candidat ou au soumissionnaire de déceler l'existence éventuelle d'une illégalité pouvant faire l'objet d'un recours" (point n° 30). Elle ajoute que "c'est seulement après qu'un candidat ou un soumissionnaire concerné a été informé des motifs pour lesquels il a été écarté de la procédure de passation d'un marché qu'il lui est possible de former une conviction éclairée sur l'existence éventuelle d'une violation des dispositions applicables, et sur l'opportunité d'introduire un recours" (point n° 31). Il est, d'ailleurs, significatif que l'article 41, paragraphes 1 et 2, de la Directive (CE) 2004/18 impose aux pouvoirs adjudicateurs de communiquer aux candidats et aux soumissionnaires écartés les motifs de la décision les concernant.
Cette obligation de motivation des décisions administratives est, en réalité, un principe général du droit de l'Union (10). Il est classiquement admis que "la connaissance des motifs des décisions permet aux intéressés de mieux apprécier s'il y a pour eux matière à réclamation ou à recours" (11). Ici, dans la mesure où ce n'est pas un acte unilatéral qui est en cause, mais un contrat, la sanction de l'obligation est moins sévère ; elle n'affecte pas la légalité de l'acte, mais son absence rend inopposable le délai du recours.
De manière significative, la Cour, pour corroborer sa solution, en appelle "aux modifications apportées à la Directive (CE) 89/665 par la Directive (CE) 2007/66 du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2007, modifiant les Directives (CE) 89/665 et 92/13/CE en ce qui concerne l'amélioration de l'efficacité des procédures de recours en matière de passation des marchés publics, bien que le délai de transposition de cette Directive ne soit arrivé à son terme qu'après l'intervention des faits au principal". Or, "l'article 2 quater de la Directive (CE) 89/665, inséré par la Directive (CE) 2007/66, prévoit que la décision du pouvoir adjudicateur est communiquée à chaque candidat ou soumissionnaire, accompagnée d'un exposé synthétique des motifs pertinents, et que les délais pour former un recours ne viennent à expiration qu'après un certain nombre de jours suivant cette communication" (point n° 34).
Le droit national imposait que "le recours [...] soit introduit promptement et, en tout état de cause dans un délai de trois mois". La Cour de justice estime que ce pouvoir discrétionnaire conféré au juge pour le calcul du délai de recours laisse planer une incertitude, et ne constitue donc pas une transposition adéquate de la Directive. Dès lors, selon une jurisprudence classique, (12), la Cour de justice impose à la juridiction nationale d'interpréter son droit national conformément au droit de l'Union. En l'occurrence, il s'agit d'interpréter les dispositions nationales relatives au délai de recours, de manière à assurer que ce délai ne court qu'à partir de la date à laquelle le requérant a eu ou aurait dû avoir connaissance de la violation des règles applicables à la passation du marché public concerné. Si une telle interprétation est impossible, la juridiction nationale doit être en mesure, "en utilisant son pouvoir discrétionnaire, de proroger le délai de recours de manière à assurer au requérant un délai équivalent à celui dont il aurait disposé si le délai prévu par la réglementation nationale applicable avait couru à partir de la date à laquelle il a eu connaissance, ou aurait dû avoir connaissance, de la violation des règles de passation des marchés publics" (point n° 48).
Dans les faits rapportés, la municipalité de Bonn avait conclu un contrat relatif à l'élimination des déchets avec une société privée. Ce marché avait été conclu en violation du droit de l'Union car il n'y avait pas eu de procédure de passation avec appel d'offres européen. La République fédérale d'Allemagne ne contestait pas la violation commise, en réalité, par une entité intra-étatique. Toutefois, dans la situation en cause, il n'était plus possible de former devant les juridictions nationales un recours contentieux contre ces contrats en raison de l'expiration des délais de recours.
En effet, l'article 2, paragraphe 6, de la Directive (CE) 89/665 autorise les Etats membres à maintenir les effets de contrats conclus en violation des Directives en matière de passation des marchés publics, ceci afin de protéger la confiance légitime des cocontractants. Mais la Cour de justice avait déjà jugé que cette disposition était sans incidence sur l'action en constatation de manquement (13). L'action en manquement est, en effet, une procédure qui vise à engager la responsabilité "européenne" d'un Etat membre qui aurait méconnu le droit de l'Union. Si les procédures nationales prévues par la Directive permettent aux soumissionnaires évincés de faire valoir leur droit, le recours en constatation de manquement a pour fonction de faire respecter la légalité européenne de manière générale (14).
En outre, selon la Cour de justice, l'article 2, paragraphe 6, de la Directive n'a pas "pour conséquence que le comportement du pouvoir adjudicateur à l'égard des tiers doit être considéré comme conforme au droit communautaire postérieurement à la conclusion de tels contrats" (15).
Il n'en demeure pas moins que l'exécution d'un tel arrêt en manquement peut s'avérer délicate. L'on peut penser, tout d'abord, qu'il appartiendra aux juridictions nationales d'en tirer les conséquences et, sur le fondement du principe de responsabilité pour violation du droit de l'Union européenne, d'indemniser les tiers qui auraient subi un préjudice, du fait de ce manquement. L'on ne saurait, toutefois, méconnaître le fait que l'engagement de la responsabilité de l'Etat n'est pas subordonné à la reconnaissance préalable d'un manquement par la Cour de justice (16).
Il semble résulter d'une jurisprudence de la Cour de justice que l'exécution de l'arrêt en manquement impose à l'Etat membre de résilier le contrat conclu en violation du droit de l'Union. La Cour de justice a ainsi, d'ores et déjà, jugé qu'en refusant d'exécuter un précédent arrêt en manquement dans lequel il était constaté qu'un contrat avait été conclu en méconnaissance des règles relatives aux marchés publics, l'Etat avait, également, violé le droit de l'Union européenne et, spécialement, son obligation d'exécuter les arrêts en manquement (17). Dans cette affaire en effet, la Cour a considéré qu'il y avait bien eu violation, mais a refusé de prononcer une astreinte car, postérieurement à l'engagement du recours par la Commission, le contrat en cause avait été annulé. La Cour admet donc l'éventualité que le cocontractant du pouvoir adjudicateur puisse se prévaloir des principes de sécurité juridique, de la confiance légitime, ou bien encore pacta sunt servanda, mais l'invocation de ces principes ne pourra donc au mieux, si l'on admet qu'il lui soit possible de s'en prévaloir, conduire à l'octroi d'une éventuelle réparation du préjudice subi.
Olivier Dubos, Professeur de droit public à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV
(1) JOCE n° L 134 du 20 avril 2004, p. 114.
(2) CJCE, 7 décembre 2000, aff. C-94/99, ARGE Gewässerschutz c/ Bundesministerium für Land- und Forstwirtschaft (N° Lexbase : A0272AWY), Rec., p. I-11037.
(3) CE Avis, 8 novembre 2000, n° 222208, Société Jean-Louis Bernard Consultants (N° Lexbase : A5990B7Y), Rec., p. 492.
(4) CE 2° et 7° s-s-r., 10 juillet 2009, n° 324156, Département de l'Aisne (N° Lexbase : A7176EIM).
(5) D. Loschak, Les problèmes juridiques posés par la concurrence des services publics et des activités privées, AJDA, 1971, p. 261 ; voir, au sujet d'EDF-GDF avant leur transformation en société commerciale, CE Avis, 7 juillet 1994, n° 356089 (N° Lexbase : A9720ESS), EDCE, 1994, n° 46, p. 409.
(6) CJCE, 7 décembre 2000, aff. C-94/99, ARGE Gewässerschutz c/ Bundesministerium für Land- und Forstwirtschaft, préc..
(7) CE Avis, 8 novembre 2000, n° 222208, Société Jean-Louis Bernard Consultants, préc..
(8) JOCE n° L 395 du 30 décembre 1989, p. 33.
(9) Voir, de manière générale, CJCE, 16 décembre 1976, aff. C-33/76, Rewe Zentralfinanz EG et Rewe Zentral AG c/ Lanwirtschatskammer fuer das Saarland (N° Lexbase : A7216AUS), Rec., p. 1989 ; CJCE, 16 décembre 1976, aff. C-45/76, Comet BV c/ Productschap voor Sieegewasen (N° Lexbase : A7206AUG), Rec., p. 2043 ; voir spécialement, s'agissant de la Directive (CE) 89/665, CJCE, 12 décembre 2002, aff. C-470/99, Universale-Bau AG c/ Entsorgungsbetriebe Simmering GmbH (N° Lexbase : A3727A4S), Rec., p. I-11617.
(10) CJCE, 15 octobre 1987, aff. C-222/86, Union nationale des entraîneurs et cadres techniques professionnels du football (UNECTEF) c/ Georges Heylens et autres (N° Lexbase : A8392AUD), Rec., p. 4097.
(11) R. Chapus, Droit administratif général, tome 1, Paris, Montchrestien, 15ème édition 2001, n° 1318.
(12) CJCE, 10 avril 1984, aff. C-14/83, Sabine von Colson et Elisabeth Kamann c/ Land Nordrhein-Westfalen (N° Lexbase : A8698AUP), Rec., p. 1891.
(13) CJCE, 10 avril 2003, aff. C-20/01, Commission des Communautés européennes c/ République fédérale d'Allemagne (N° Lexbase : A6687A7S), Rec., p. I-3609.
(14) CJCE, 15 octobre 2009, aff. C-275/08, Commission des Communautés européennes c/ République fédérale d'Allemagne (N° Lexbase : A9999ELW).
(15) CJCE, 10 avril 2003, aff. C-20/01, Commission des Communautés européennes c/ République fédérale d'Allemagne, préc., point n° 39.
(16) CJCE, 19 novembre 1991, aff. jointes C-6/90 et C-9/90, Andrea Francovich et Danila Bonifaci e.a. c/ République italienne (N° Lexbase : A5783AYT), Rec., p. I-5357.
(17) CJCE, 18 juillet 2007, aff. C-503/04, Commission des Communautés européennes c/ République fédérale d'Allemagne (N° Lexbase : A4387DXR), Rec., p. I-6153.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:384844