La lettre juridique n°386 du 11 mars 2010 : Magistrats

[Jurisprudence] Le contrôle par le Conseil d'Etat des pouvoirs hiérarchiques des chefs de cour à l'égard des magistrats du siège

Réf. : CE 6° s-s., 4 novembre 2009, trois arrêts n° 305918 (N° Lexbase : A7956EMM), n° 317289 (N° Lexbase : A7982EML) et n° 321776 (N° Lexbase : A8005EMG)

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

le 07 Octobre 2010

La notion de déontologie des magistrats recouvre deux obligations de nature différente : les devoirs professionnels du magistrat, déjà énoncés dans des codes spécifiques et dans le statut de la magistrature (par exemple, le devoir d'impartialité, l'obligation de respecter le principe du contradictoire...), mais aussi l'éthique du magistrat qui renvoie au comportement individuel du juge dans l'exercice de sa profession et dans sa vie personnelle. Si le non-respect de la première catégorie d'obligations peut aisément faire l'objet de sanctions disciplinaires, il en va autrement pour les obligations de nature éthique, dont le contour est sensiblement incertain. Les règles éthiques sont par nature définies de façon peu précise, assortir leur non-respect de sanctions administratives ou disciplinaires peut conduire à des atteintes sérieuses à l'indépendance de l'autorité judiciaire, dès lors qu'un pouvoir hostile pourrait, sur ce fondement, s'emparer de l'action disciplinaire pour s'attaquer à un magistrat dont, en réalité, les décisions juridictionnelles lui déplaisent. La déontologie inclut la discipline mais la dépasse dans la mesure où le non-respect des règles déontologiques est susceptible d'être sanctionné en dehors de toute procédure disciplinaire, à l'occasion d'une décision intéressant le déroulement de la carrière du magistrat judiciaire. A ce sujet, les chefs de cour et de juridiction sont au coeur du dispositif tendant à prévenir et détecter les manquements à l'éthique et à la déontologie et leur donner le suivi qui convient. Toute information visant le comportement d'un magistrat, de nature à laisser suspecter une atteinte à l'éthique et à la déontologie exige, de la part du chef de juridiction, une investigation approfondie afin d'en vérifier la véracité. Si cette information s'avère crédible, le chef de juridiction en avise sans délai son chef de cour, sans préjudice d'un signalement au parquet en cas d'une éventuelle qualification pénale. L'obligation d'agir reposant, alors, sur le chef de cour doit avoir pour corollaire la mise à sa disposition de mesures adéquates. Outre l'avertissement (1) et la saisine du conseil supérieur, le chef de cour dispose d'un moyen indirect de sanction tenant à l'avancement du magistrat et de son évaluation professionnelle (2).

Il ressort des faits des espèces en cause qu'une magistrate du siège, exerçant les fonctions de juge des enfants, avait, par son comportement lors de cinq audiences, manqué à son devoir de respect des justiciables et des services sociaux. Le premier président de la cour d'appel de Bourges a infligé un avertissement pour ce motif tout en refusant son avancement à la suite de l'évaluation de son activité professionnelle pour la période 2006-2007. Le président du TGI, quant à lui, a pris, à l'encontre de la requérante, certaines dispositions notamment en matière d'organisation de service tout en tenant certains propos, jugés par la requérante comme vexatoires et dévalorisants. La requérante demande, en conséquence l'annulation à la fois de la décision prononçant un avertissement à son encontre et des décisions relatives à l'évaluation de son activité professionnelle, respectivement émises par le premier président de la cour d'appel de Bourges et la commission d'avancement. Ayant demandé au surplus au Garde des Sceaux, ministre la Justice, le bénéfice de la protection statutaire prévue à l'article 11 de l'ordonnance statutaire (3), la requérante demande l'annulation de la décision de ce dernier ayant rejeté son recours gracieux dirigé contre la décision précédent lui refusant le bénéfice de cette protection.

Ce sont ces décisions qui sont soumises au contrôle du Conseil d'Etat. Sans revenir sur la décision concernant le bénéfice de la protection statutaire (4), le Conseil d'Etat juge, d'abord, concernant la question de l'avertissement, que la plupart des manquements imputés à l'intéressée ne sont pas établis par les pièces du dossier et les incidents relatifs à une audience ne sont mentionnés que dans un rapport adressé par un substitut du procureur au Parquet général dont le contenu n'est pas corroboré par les notes d'audience versées au dossier, et ne sont, en tout état de cause, pas de nature à justifier que lui soit infligé un avertissement. Quant à la procédure d'avancement, le Conseil d'Etat juge que les appréciations littérales portées sur les aptitudes professionnelles de la requérante et la notion analytique retenue ne sont pas contradictoires. Qu'en conséquence, l'évaluation de l'activité professionnelle n'est pas entachée d'erreur matérielle ou d'erreur manifeste d'appréciation.

La magistrature française est beaucoup plus proche de la fonction publique que celle des pays de common law. Elle emprunte à la fonction publique l'encadrement hiérarchique, l'existence de carrières fondées, en principe, sur la qualité des notations obtenues. Le savoir-être professionnel, qu'est pour partie la déontologie, est transmis par l'encadrement, induit par les mécanismes d'évaluation et entretenu par la formation tout au long de la carrière, laquelle vient, d'ailleurs, d'être rendue obligatoire. Les magistratures de tradition anglo-saxonne, elles, sont des corps sans carrière où le rôle de la hiérarchie est peu important et où les juges, qu'ils soient choisis ou élus, ne sont pas réellement soumis à un contrôle ou une sanction. Les juges français, quant à eux, sont normalement plus des agents de la loi que des créateurs de droit. Cependant, l'émergence du droit au procès équitable et l'affirmation de celui-ci au rang de critère de l'existence d'un Etat de droit tendent à rapprocher les juges français des juges de common law comme auteurs du droit. Il y a, en conséquence, une remise en cause de la position traditionnelle des juges français tout comme de leur système hiérarchique. Il est intéressant de voir, à cet égard, comment le Conseil d'Etat, qui est passé du rôle de gardien de la déontologie des magistrats à un rôle plus marqué de gardien de l'indépendance des magistrats, régule sa jurisprudence pour préserver le système hiérarchique tout en le replaçant dans le cadre plus général du procès équitable. Les arrêts mentionnés ci-dessus sont le reflet de cet équilibre que tend à consacrer le Conseil d'Etat que ce soit par rapport à la question de la légitimité des mesures et sanctions prises à l'égard des magistrats dans l'exercice de ce système hiérarchique (I) que par rapport à la question de la légitimité même des pouvoirs de sanction des premiers présidents de cour, question qui ne va pas tarder à être posé eu égard aux développements de la jurisprudence européenne en la matière (II).

I - La régulation des mesures et sanctions prises par les supérieurs hiérarchiques à l'égard de leurs subordonnés

Le contrôle du Conseil d'Etat en la matière n'est pas un contrôle poussé, mais il permet d'assurer la légitimité de la procédure qui amène aux mesures et sanctions administratives (A) tout comme la légitimité des motifs qui amène à la prise de ces mesures et sanctions (B).

A - La question de la légitimité de la procédure amenant aux mesures et sanctions administratives

Bien qu'il se fonde sur le caractère fautif de faits commis par le magistrat, l'avertissement ne constitue pas une sanction. Il s'agit, pour reprendre les termes du commissaire du Gouvernement Guillaume, dans ses conclusions sur la décision "Garcin", d'un "pouvoir administratif de remontrance" (4). L'avertissement est destiné à sanctionner "tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité" (5). En ce sens, cette mesure au caractère hybride, à la fois préventive et disciplinaire, sorte de mise en garde pour l'avenir à raison des manquements passés, présente une nature particulière. Dès 1972, le Conseil d'Etat a reconnu que l'avertissement était une décision faisant grief de nature à être déférée devant lui par la voie du recours pour excès de pouvoir (6). L'avertissement intervenant pour des motifs touchant à la personne du magistrat, il ne peut être légalement pris sans que l'intéressé ait eu communication de son dossier, même si le magistrat a eu connaissance des griefs articulés contre lui et a pu s'en expliquer (7). La décision par laquelle l'autorité hiérarchique inflige un avertissement doit être motivée (8). La Haute juridiction administrative vérifie que les droits de la défense ont été respectés et qu'en particulier le magistrat a disposé d'un délai suffisant pour prendre connaissance des griefs qui lui étaient adressés et être ainsi à même de fournir toutes explications utiles (9). Le Conseil constitutionnel, lui-même, a rappelé cette nécessité de respecter les droits de la défense (10).

Le droit à l'avancement, quant à lui, résulte du compromis entre la nécessaire indépendance des magistrats vis-à-vis de leur hiérarchie, qui appelle la référence à l'ancienneté, et la volonté de récompenser les magistrats les plus dynamiques, qui suppose la considération du mérite et donc une procédure d'évaluation la plus objective possible. Comme pour tous les fonctionnaires, cette évaluation a longtemps été symbolisée par la notation, abandonnée pour les magistrats à partir de 1993 au profit d'une fiche d'évaluation sophistiquée de 28 critères d'appréciation gradués (11), présentant sous forme de tableau les différentes qualités attendues d'un magistrat, avec pour chacun des critères 5 degrés de satisfaction (entre "exceptionnel" et "insuffisant"). Cette évaluation est communiquée depuis 1982 au magistrat qui peut présenter des observations et la contester devant la commission d'avancement du Conseil supérieur de la magistrature. Celle-ci, après avoir recueilli les observations du réclamant et de l'autorité hiérarchique, exerce un contrôle de l'erreur manifeste et émet un avis motivé versé au dossier administratif du magistrat. L'avis en lui-même ne présente pas le caractère d'une décision faisant grief (12), mais saisie d'un faible nombre de recours, la Commission fait rarement droit aux réclamations.

Parce que les procédures d'évaluation et de notation relèvent de l'organisation du service judiciaire, le Conseil d'Etat s'est reconnu compétent pour vérifier si l'appréciation de la manière de servir effectuée par le chef de juridiction dans le cadre de son pouvoir de notation, n'était pas entachée d'une erreur manifeste d'appréciation (13). Dans ce cadre, il a pu juger qu'il appartenait aux autorités investies du pouvoir de notation des magistrats de tenir compte de l'ensemble des éléments relatifs au comportement des intéressés et, notamment, de faits extérieurs à l'exercice de leurs fonctions professionnelles mais uniquement dans la mesure où ces faits traduisent un manquement au devoir de réserve (14). En cas d'abaissement de la notation, l'intensité du contrôle exercé par le juge administratif va jusqu'à la qualification juridique des faits, car il peut être assimilé à une sanction (15) et comporte évidemment le contrôle de l'erreur de droit (16). Mais, l'appréciation au travers de la notation par le chef de juridiction, de la manière de servir du magistrat est soumise au contrôle restreint de l'erreur manifeste d'appréciation, le juge ne voulant pas substituer sa propre appréciation à celle du chef, mieux placé que lui pour juger des mérites des magistrats de sa juridiction (17). La réunion des conditions pour bénéficier d'un avancement ne donne pas un droit mais seulement une vocation à l'avancement. Il appartient à la commission compétente d'apprécier les mérites du magistrat candidat à l'avancement (18). Il y a, dans le contrôle du juge, un savant équilibre entre le respect du principe hiérarchique, élément clé de la fonction publique, et le respect des droits de la défense ce dont témoigne encore l'arrêt d'espèce, un simple rapport du substitut du procureur au Parquet général dont le contenu n'est pas corroboré par les notes d'audience ne respectant pas les droits de la magistrate incriminée.

B - La question de la légitimité des motifs amenant aux mesures et sanctions administratives

L'avertissement sanctionne un manquement aux devoirs de l'état de magistrat. Le Conseil d'Etat a eu, ainsi, l'occasion d'annuler un avertissement au motif que les faits reprochés, qui touchaient à la vie privée du magistrat, n'étaient pas constitutifs d'un manquement de nature à rejaillir sur la considération qui s'attachait à l'exercice par l'intéressé de ses fonctions judiciaires (19). Mais, le fait pour un magistrat de se prévaloir de ses qualités de juge d'instruction en utilisant un papier à en-tête du tribunal de grande instance pour obtenir d'un maire la cessation de nuisances sonores près de son domicile, est de nature à justifier un avertissement (20). En règle générale, les faits sanctionnés par l'avertissement doivent présenter un caractère isolé, circonstanciel et être dénués de la gravité justifiant l'engagement d'une poursuite devant le Conseil supérieur de la magistrature, notamment parce qu'ils sont imputables à un magistrat qui ne s'est jamais signalé défavorablement jusque là ou qu'ils ne mettent pas en cause les principes fondamentaux de probité, d'impartialité et d'honneur. Ces faits peuvent, néanmoins, quelquefois concerner des insuffisances professionnelles persistantes, mais dont les chefs de cour estiment qu'elles peuvent être vaincues par cette mesure solennelle. Le Conseil d'Etat a, ainsi, admis la légalité d'un avertissement à l'encontre d'un magistrat du siège à qui étaient reprochés "des retards excessifs et répétés dans la rédaction des décisions de justice et le prononcé de jugement, sans qu'aucune difficulté sérieuse n les justifie" (21). De même, le premier président d'une chambre d'accusation s'est vu infliger un avertissement par le premier président de ladite cour en raison de retards "dans la rédaction et la signature" de certains arrêts rendus dans des affaires pénales de son ressort (22). Dans ces deux espèces, les chefs de juridictions poursuivent un même objectif : sanctionner les retards excessifs dans le prononcé des décisions de justice et éviter in fine une condamnation pour dépassement du délai raisonnable au sens de l'article 6 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR). En tout état de cause, le Conseil d'Etat apprécie in concreto les considérations de fait susceptibles de justifier légalement un avertissement.

Le pouvoir de notation des chefs de cours peut être un moyen, quant à lui, pour les premiers présidents et procureurs généraux, en certains cas, de valoriser certains magistrats et d'en sanctionner d'autres. Les critères qui président à ces évaluations ne sont ni réellement objectifs, ni transparents et ne permettent pas a priori de garantir une égalité de traitement. Le Conseil opère, néanmoins, un contrôle restreint sur les motifs en prenant soin, par exemple, de relever que l'évaluation de l'activité professionnelle d'un magistrat par le procureur général près la cour d'appel réalisée en 1993 ne pouvait se fonder sur un avertissement infligé au même magistrat en 1989 même s'il a jugé qu'un simple rappel dudit avertissement dans la décision d'évaluation, n'était cependant pas de nature à vicier ladite décision (23). En revanche, le Conseil d'Etat autorise le ministre à tenir compte du comportement d'un magistrat "depuis plusieurs années et notamment de la circonstance que l'intéressé avait fait l'objet d'une sanction de réprimande avec inscription au dossier" pour apprécier la gravité de nouvelles fautes commises et susceptibles de justifier la sanction de mise à la retraite d'office (24). Il y a là autant d'éléments qui, encore une fois, révèlent le subtil dosage opéré par le Conseil d'Etat entre le respect du principe hiérarchique et le respect des droits de la défense. En ce sens et au-delà des questions de procédure et de motifs, le Conseil d'Etat est de plus en plus amené à défendre les pouvoirs mêmes des premiers présidents de cours

II - La défense de la légitimité même des pouvoirs d'enquête et de sanction des supérieurs hiérarchiques à l'égard de leurs subordonnés

L'encadrement hiérarchique emprunté à la fonction publique justifie les pouvoirs d'enquête et de sanction des premiers présidents de cour (A), mais la question se pose de plus en plus avec insistance de la légitimité de ces pouvoirs eu égard à l'application, de plus en plus forte, des dispositions du procès équitable en la matière (B).

A - La justification des pouvoirs d'enquête et de sanction des premiers présidents de cour

Le droit d'enquêter des premiers présidents trouve sa source dans leur responsabilité de chef de service, comme tels, ils sont chargés de veiller au bon fonctionnement du service public de la justice, et notamment des juridictions placées sous leur autorité (25). C'est d'ailleurs en tant que chef de service que les premiers présidents exercent une autorité hiérarchique sur les magistrats de leur ressort qui se traduit, non seulement par un pouvoir d'évaluation de ces magistrats, mais également par leur pouvoir de délivrer l'avertissement de l'article 44 de l'ordonnance statutaire et, depuis le 1er janvier 2002, de saisir directement le Conseil supérieur de la magistrature de faits constitutifs d'une faute disciplinaire. Or, et c'est là une seconde justification du droit d'enquêter, sans doute la plus nette, il est, en matière disciplinaire, un principe général selon lequel c'est à l'administration qu'incombe la charge de prouver les griefs avancés contre un fonctionnaire (26). L'enquête administrative pourra ainsi permettre aux premiers présidents, qui sont tout à la fois autorité de sanction (si un avertissement est prononcé) ou autorité de poursuite (s'ils utilisent leur nouveau pouvoir de saisine du Conseil supérieur de la magistrature), de rapporter cette preuve des griefs disciplinaires (27). C'est donc dire que les premiers présidents ont toute légitimité, à l'égal de l'Inspection générale des services judiciaires, pour exercer un pouvoir général d'investigation, de vérification et de contrôle, notamment quand un manquement aux devoirs de son état peut être reproché à un magistrat du siège (28).

Il n'y aucun texte législatif ou réglementaire qui prescrit les règles à respecter pendant l'enquête qu'un chef de cour décide de mener aux fins de vérifier la réalité de manquements disciplinaires reprochés à un magistrat. Pour autant et comme peut le relever un arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille du 18 novembre 1997 (29), le juge administratif vérifie que "le déroulement de l'enquête administrative et la constatation des faits incriminés n'ont pas été entachés d'irrégularités graves susceptibles d'en fausser les résultats". En résumé, l'on peut affirmer que les premiers présidents, à qui incombe la charge de la preuve des griefs, se doivent d'établir cette preuve dans des conditions qui ne souffrent pas de discussion. D'abord, lorsque le premier président prend la décision d'enquêter sur le comportement éventuellement répréhensible d'un magistrat, il doit en avertir au plus tôt personnellement ce dernier tout comme il doit diligenter aussi rapidement que possible l'enquête lorsque d'éventuels manquements sont portés à la connaissance du premier président. Comme peut le relever Jérôme Betoulle, "l'enquêteur lui-même, c'est-à-dire le premier président, et, le cas échéant, le magistrat qu'il délègue, sont tenus au respect de leurs propres obligations statutaires qui vont impliquer nécessairement rigueur, dignité, honnêteté, loyauté, réserve, délicatesse et respect de l'indépendance juridictionnelle" (30), l'auteur ajoutant que "sur ce point, il convient de ne jamais perdre de vue le fait que, face à un collègue auquel est reproché un comportement contraire à la déontologie des magistrats, le chef de cour doit d'autant plus respecter une stricte rigueur méthodologique dans sa propre enquête. Toute attitude contraire brouillerait irrémédiablement l'image d'exemplarité que doit donner à voir l'autorité hiérarchique" (31). Enfin, le premier président doit s'attacher à vérifier les assertions des uns et des autres et à rassembler tous les éléments à charge et à décharge qui lui permettront d'aller au-delà de premières impressions nécessairement subjectives, en cela il doit faire preuve d'objectivité et d'exhaustivité (32).

B - La question de l'application des exigences liée au procès équitable

L'applicabilité de la disposition liée au procès équitable au contentieux de la fonction publique est, aujourd'hui, clairement affichée. L'état premier de la jurisprudence du Conseil d'Etat avait fait que les stipulations de l'article 6 § 1 de la CESDH étaient inapplicables aux magistrats de l'ordre judiciaire qui participent, de par leur fonctions, à l'exercice de la puissance publique et à la sauvegarde des intérêts généraux de l'Etat (33) et ceci dans la ligne de l'arrêt de la Cour de Strasbourg "Pellegrin", en date du 8 décembre 1999 (34), qui avait expressément marqué que "les contestations concernant le recrutement, la carrière et la cessation d'activité des fonctionnaires sortent du champ d'application de l'article 6 § 1". Cependant, la Cour a opéré un revirement, dans un arrêt du 19 avril 2007, "Vilho Eskelinen c/ Finlande" (35), où elle reconnaît que l'application du critère fonctionnel dégagé par l'arrêt "Pellegrin" (36) n'était pas dénuée de difficultés et lui substitue deux conditions cumulatives. En résumé, l'article 6 § 1 reste inapplicable aux fonctionnaires à la double condition que le droit interne de l'Etat concerné ait expressément exclu l'accès à un tribunal s'agissant du poste ou de la catégorie d'agents en question et que cette dérogation repose sur des motifs objectifs liés à l'intérêt de l'Etat. Ainsi, rien en principe ne justifie de soustraire aux garanties de l'article 6 les conflits ordinaires du travail (tels ceux portant sur un salaire, une indemnité ou d'autres droits de ce type) à raison du caractère spécial de la relation entre le fonctionnaire concerné et l'Etat en question. En effet, il y aura présomption que l'article 6-1 trouve à s'appliquer. En pratique, ce revirement de jurisprudence se traduit par une application généralisée des dispositions du procès équitable aux procédures intéressant les agents publics dans la mesure où peu de textes prévoient, dans les Etats du Conseil de l'Europe, une absence de droit au recours. En France, elle sera même systématique dès lors que le recours pour excès de pouvoir est ouvert même sans texte.

De même, les litiges relatifs à un agent public relèvent bien aussi, aujourd'hui, du champ matériel (civil ou pénal) de l'article 6 § 1. La Cour a considéré dans l'arrêt "Pellegrin" qu'"une décision relative au 'recrutement', à la 'carrière' et à la 'cessation d'activité' d'un fonctionnaire a presque toujours des conséquences pécuniaires" et que "dès lors, la distinction entre les procédures qui présentent un intérêt 'purement' ou 'essentiellement' patrimonial et les autres s'avère difficile à établir". La contestation d'une sanction disciplinaire infligée à un fonctionnaire entrait, comme tous les litiges pouvant les concerner, dans le volet civil de l'article 6 § 1 de la Convention dès lors que ce fonctionnaire n'était pas exclu, en raison de ses fonctions, du champ d'application de l'article (37).

Enfin, l'attribution par la loi à une autorité administrative du pouvoir de fixer des règles dans un domaine déterminé et d'en assurer elle-même le respect, par l'exercice d'un pouvoir de contrôle des activités exercées ne contrevient pas aux exigences du procès équitable dès lors que sont assurés le respect des droits de la défense, le caractère contradictoire de la procédure et l'impartialité de la décision (38) mais la Cour rappelle constamment qu'en la matière même les apparences peuvent revêtir de l'importance et dénonce souvent cette confusion des rôles de poursuites, d'instruction et de jugement au final (39). La question est posée pour les procédures applicables aux magistrats judiciaires et amène, en tout les cas, à réfléchir l'importance pour les autorités de contrôle d'être irréprochable dans leur fonctionnement.


(1) L'article 44 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, relative au statut de la magistrature (N° Lexbase : L5336AGQ), dispose que "en dehors de toute action disciplinaire, l'inspecteur général des services judiciaires, les premiers présidents, les procureurs généraux et les directeurs ou chefs de service à l'administration centrale ont le pouvoir de donner un avertissement aux magistrats placés sous leur autorité. L'avertissement est effacé automatiquement du dossier au bout de trois ans si aucun nouvel avertissement ou aucune sanction disciplinaire n'est intervenu pendant cette période".
(2) En application de l'article 12-1 du statut, "l'activité professionnelle de chaque magistrat fait l'objet d'une évaluation tous les deux ans. Une évaluation est effectuée au cas d'une présentation à l'avancement. Cette évaluation est précédée d'un entretien avec le chef de la juridiction où le magistrat est nommé ou rattaché ou avec le chef du service dans lequel il exerce ses fonctions [...]".
Aux termes du troisième alinéa de cet article 12-1, "le magistrat qui conteste l'évaluation de son activité professionnelle peut saisir la commission d'avancement. Après avoir recueilli les observations du magistrat et celles de l'autorité qui a procédé à l'évaluation, la commission d'avancement émet un avis motivé versé au dossier du magistrat concerné".
(3) En vertu de cet article, "Indépendamment des règles fixées par le Code pénal et les lois spéciales, les magistrats sont protégés contre les menaces, attaques de quelque nature que ce soit, dont ils peuvent être l'objet dans l'exercice ou à l'occasion de leurs fonctions. L'Etat doit réparer le préjudice direct qui en résulte, dans tous les cas non prévus par la législation des pensions".
(4) D'où il ressort que les propos tenus et les dispositions prises à l'égard de la magistrate, notamment en matière d'organisation du service par le président du TGI, bien qu'ils aient été ressentis par elle comme vexatoires et dévalorisants, n'ont pas revêtu en l'espèce le caractère de menaces ou d'attaques dans l'exercice de ses fonctions au sens de l'article 11 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958. Par suite, le ministre n'a pas fait une inexacte application de ces dispositions en lui refusant le bénéfice de la protection statutaire.
(5) Conclusions Guillaume sous CE Contentieux, 17 février 1989, n° 77234 (N° Lexbase : A1601AQD), Rec. CE, p. 59.
(6) Article 43 de l'ordonnance statutaire précitée.
(7) CE Contentieux, 1er décembre 1972, n° 80195 (N° Lexbase : A1393B7Q), Rec. CE, p. 771 ; AJDA, 1973, p. 37, concl. Grévisse et p. 31, chron. Cabanes et Léger ; D., 1973, p. 190, note J. Robert.
(8) CE Contentieux, 24 juillet 1987, n° 53676 (N° Lexbase : A3394APE), Rec. CE, p. 270.
(9) CE 6° et 2° s-s-r., 22 octobre 1999, n° 196400 (N° Lexbase : A5435B8S).
(10) CE Contentieux, 17 janvier 1996, n° 156833 (N° Lexbase : A7339AN7) ou CE 6° et 4° s-s-r., 6 avril 2001, n° 218264 (N° Lexbase : A2677ATC), Rec. CE, p.1033.
(11) Cons. const., décision n° 92-305 DC du 21 février 1992, Loi organique modifiant l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature (N° Lexbase : A8260ACW), considérant n° 90, par laquelle le Conseil constitutionnel a rappelé que "préalablement au prononcé éventuel d'un avertissement", le magistrat en cause doit être mis "à même de présenter sa défense".
(12) Les 28 rubriques graduées sont regroupées sous 4 chapitres : les aptitudes professionnelles générales, les aptitudes physiques et techniques, l'aptitude d'organisation et d'animation et les qualités d'engagement professionnel.
(13) CE Contentieux, 23 mai 1997, n° 167504 (N° Lexbase : A9890ADN), DA, 1997, comm. n° 290 ; Rec. CE, p. 919.
(14) CE Contentieux, 26 octobre 1979, n° 04983 (N° Lexbase : A8115B83), Rec. CE, p. 397 ; AJDA, 1979, p. 44, concl. Massot ou CE Contentieux, 13 mars 1987, n° 59656 (N° Lexbase : A3272APU), Rec. CE, p. 95 ; AJDA, 1987, p. 402, concl. Marimbert.
(15) CE Contentieux, 31 janvier 1975, n° 84791 (N° Lexbase : A1180B9L), Rec. CE, p. 70 ; RDP, 1975, p. 811, note J. Robert ; AJDA, 1975, p. 124, chron. M. Franc et M. Boyon.
(16) Ibid..
(17) CE Contentieux, 16 février 1994, n° 135733 (N° Lexbase : A9435ARU), Rec. CE, p. 1023, concernant l'illégalité d'un abaissement de notation fondé sur l'exercice par le magistrat d'un recours pour excès de pouvoir contre une décision de son chef de juridiction.
(18) Voir, en ce sens, CE Contentieux, 26 octobre 1979, n° 04983, précité et CE Contentieux, 13 mars 1987, n° 59656, précité.
(19) Cf., par ex., CE Contentieux, 29 juillet 1994, n° 95324 (N° Lexbase : A9899B87), Rec. CE, p. 399 ; AJDA, 1994, p. 738, concl. Sanson.
(20) CE 6° et 4° s-s-r., 21 mars 2001, n° 203196 (N° Lexbase : A2306ATL).
(21) CE Contentieux, 16 septembre 1994, n° 145304 (N° Lexbase : A2751ASP).
(22) CE Contentieux, 17 janvier 1996, n° 156833 (N° Lexbase : A7339AN7).
(23) CE 6° et 2° s-s-r., 22 octobre 1999, n° 196400 (N° Lexbase : A5435B8S).
(24) CE Contentieux, 21 février 1996, n° 157382 (N° Lexbase : A7796AN3).
(25) CE 6° et 4° s-s-r., 6 avril 2001, n° 214059 (N° Lexbase : A2667ATX).
(26) Cf. Les dispositions de l'article R. 213-29 du Code de l'organisation judiciaire (N° Lexbase : L2887AMU) : "Le premier président et le procureur général procèdent à l'inspection des juridictions de leur ressort. Ils s'assurent, chacun en ce qui le concerne, de la bonne administration des services judiciaires et de l'expédition normale des affaires. Ils rendent compte chaque année au Garde des sceaux, ministre de la justice, des constatations qu'ils ont faites".
(27) CE Contentieux, 8 juin 1966, n° 65697 (N° Lexbase : A5657B7N).
(28) Pour une preuve de la faute disciplinaire résultant d'un aveu de l'intéressé recueilli lors de l'enquête administrative, voir notamment deux arrêts de la cour administrative de Bordeaux (CAA Bordeaux, 4ème ch., 13 décembre 2001, n° 98BX00089 N° Lexbase : A2556BEE et CAA Bordeaux, 5 février 2004, n° 00BX00744 (N° Lexbase : A5033DBZ).
(29) Cf., en ce sens, J. Betoulle, Les pouvoirs disciplinaires des premiers présidents des cours d'appel, Bulletin d'information de la Cour de cassation 2005, n° 627, p. 1-23.
(30) CAA Marseille, 2ème ch., 18 novembre 1997, n° 96MA01295 (N° Lexbase : A9013BKZ).
(31) J. Betoulle, Les pouvoirs disciplinaires des premiers présidents des cours d'appel, préc.
(32) Ibid..
(33) Ibid..
(34) CE 6° et 4° s-s-r., 18 octobre 2000, n° 2081 (N° Lexbase : A1833AIQ), Rec. CE, p. 430.
(35) CEDH, 8 décembre 1999, Req. 28541/95 (N° Lexbase : A7533AWW).
(36) CEDH, 19 avril 2007, Req. 63235/00 (N° Lexbase : A9491DU3).
(37) Il fallait effectuer un tri parmi les agents publics au regard de l'importance de leurs fonctions pour décider s'ils doivent ou non bénéficier d'un procès équitable.
(38) Cf. pour la reconnaissance de l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la CESDH au contentieux applicable aux magistrats judiciaires : CE 1° et 6° s-s-r., 12 décembre 2007, n° 293301 (N° Lexbase : A0885D38), LPA, 2008, 29 avril, n° 86, p. 16, concl. Guyomar.
(38) CE 4° et 6° s-s-r., 30 juillet 2003, n° 240884 (N° Lexbase : A2755C9W), D., 2003, p. 2501 ; LPA, 2004, n° 37, 20 février, p. 3, concl. Guyomar.
(39) Cf., dernièrement CEDH, 11 juin 2009, Req. 5242/04 ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 2822908, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "CEDH, 11-06-2009, Req. 5242/04, DUBUS S.A. c/ FRANCE", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A1869EI3"}}).

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