La lettre juridique n°384 du 25 février 2010 : Famille et personnes

[Jurisprudence] Papa, maman et moi en centre de rétention...

Réf. : CEDH, 19 janvier 2010, Req. 41442/07, Muskhadzhiyeva et autres c/ Belgique (N° Lexbase : A2046ER9)

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N2454BN9

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par Adeline Gouttenoire, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux

le 07 Octobre 2010

Deux arrêts rendus le 10 décembre 2009 (1) par la Cour de cassation avaient mis en lumière la situation éminemment problématique de très jeunes enfants étrangers contraints d'accompagner leurs parents en centre de rétention administrative, la Haute juridiction considérant, contre l'avis de son avocat général, que cette rétention ne constituait pas un traitement inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la CESDH (N° Lexbase : L4764AQI). On attendait par conséquent que la Cour européenne prenne position, ce qu'elle a fait dans un arrêt en demi-teinte en date du 19 janvier 2010 (Muskhadzhiyeva et autres c/ Belgique). En effet, si la Cour européenne condamne bien la Belgique sur le double fondement des articles 3 (prohibition des traitements inhumains et dégradants) et 5 § 1 (N° Lexbase : L4786AQC) de la Convention (le droit à la liberté et à la sûreté), il n'est pas certain que cette condamnation remette nécessairement en cause la jurisprudence de la Cour de cassation française. Il n'est en effet pas évident, compte tenu de l'analyse des juges de Strasbourg que la rétention en centre administratif de jeunes enfants constitue en elle-même un traitement inhumain et dégradant (I) et le recours au droit à la liberté et à la sûreté de l'article 5 de la CESDH revêt un caractère complexe quoique sans doute plus efficace (II). I - Le fondement incertain de l'article 3 de la CESDH

La question. La question posée par les différentes décisions, et résolue négativement par les arrêts de la Cour de cassation du 10 décembre 2009, était celle de savoir si, en elle-même, la rétention de jeunes enfants accompagnant leurs parents faisant l'objet d'une procédure d'expulsion du territoire, constituait un traitement inhumain et dégradant.

La réponse des juges du fond. Dans les deux affaires ayant fait l'objet des arrêts de la Cour de cassation, le premier président de la cour d'appel, compétent pour statuer sur le recours contre la décision du juge des libertés et de la détention relative au prolongement de la détention, avait considéré que la rétention constituait un traitement inhumain pour l'enfant comme pour ses parents. Il avait affirmé que même si le centre de rétention disposait d'un espace réservé aux familles, "le fait de maintenir dans un tel lieu une jeune mère de famille, son mari et leur bébé de deux mois et demi [dans un cas] et d'un an [dans l'autre] constituait un traitement inhumain au sens de l'article 3 de la CESDH, en raison, d'une part, des conditions de vie anormales imposées à ce très jeune enfant [...] et, d'autre part, de la grande souffrance morale et psychique infligée à la mère et au père par cet enfermement, souffrance dépassant par sa nature, son importance et sa durée le seuil de gravité requis par le texte" (2).

La réponse de la Cour de cassation. La réponse de la Cour de cassation avait été aussi lapidaire que cinglante : "en statuant ainsi par des motifs impropres à caractériser, en l'espèce, un traitement inhumain ou dégradant, le premier président a violé l'article 3 de la CESDH". La Cour de cassation refuse donc de considérer que la rétention d'une famille avec un enfant en bas âge constitue en elle-même un traitement inhumain ou dégradant, pour les parents comme pour les enfants. Selon cette analyse, il faudrait, pour admettre une telle qualification, démontrer que les conditions de rétention particulières auxquelles les enfants ont été soumis sont contraires à l'article 3 de la Convention. On peut se demander si la Cour européenne ne va pas dans le même sens...

La réponse de la Cour européenne des droits de l'Homme. Dans l'arrêt "Muskhadzhiyeva et autres c/ Belgique", la Cour européenne résout distinctement la question de l'existence d'un traitement inhumain pour les parents et pour les enfants.

Pour les premiers, en l'espèce la mère, la Cour affirme que "la requérante n'était pas séparée de ses enfants. Si le sentiment d'impuissance à les protéger contre l'enfermement même et les conditions de celui-ci a pu lui causer angoisse et frustration, la présence constante de ceux-ci auprès d'elle a dû apaiser quelque peu ce sentiment, de sorte qu'il n'a pas atteint le seuil requis pour être qualifié de traitement inhumain". La Cour semble ainsi considérer que l'enfermement des enfants ne constitue pas en lui-même un traitement inhumain pour leur parent, ce qui au demeurant pourrait être discuté.

Pour ce qui est des enfants, la Cour considère, à l'inverse, qu'ils ont bien été victimes d'un traitement inhumain dans l'espèce qui lui était soumise, principalement en raison de l'absence de structure adaptée aux enfants. Elle rappelle que l'article 22 de la Convention internationale des droits de l'enfant (N° Lexbase : L6807BHL) incite les Etats à prendre les mesures appropriées pour qu'un enfant, qui cherche à obtenir le statut de réfugié, bénéficie de la protection et de l'assistance humanitaire, qu'il soit seul ou accompagné de ses parents, et déduit des circonstances de l'espèce que "compte tenu du bas âge des enfants requérants, de la durée de leur détention et de leur état de santé, diagnostiqué par des certificats médicaux pendant leur enfermement, la Cour estime que les conditions de vie des enfants requérants au centre 127 bis avaient atteint le seuil de gravité exigé par l'article 3 de la Convention et emporté violation de cet article".

Portée de la solution européenne. La formulation du constat de violation de l'article 3 peut laisser penser que ce sont "la réalité des conditions de détention" qui caractérise le traitement inhumain. Or, ce raisonnement conduit a contrario à considérer, que si, à l'inverse, les enfants ont été retenus avec leur parent dans une structure spécialisée comme il en existe en France depuis le décret n° 2005-617 du 30 mai 2005, relatif à la rétention administrative et aux zones d'attente (N° Lexbase : L7926G83 ; C. entr. séj. étrang. et asile, art. R. 553-3 N° Lexbase : L1743HWH), la rétention ne constituerait pas un traitement inhumain. Ce qui pourrait conforter la position de la Cour de cassation.

Pour autant, la Cour européenne a seulement répondu à la question qui lui était posée, consistant à savoir si la rétention dans un centre administratif pour adultes, d'enfants accompagnant leur parents, et non pas isolés comme dans l'arrêt "Mubilanzila Mayeke et Kaniki Mitunga" du 12 octobre 2006 (CEDH, 12 octobre 2006, Req. 13178/03 N° Lexbase : A7616DRI) (3), était contraire à l'article 3. Sa réponse positive n'implique pas forcément qu'elle ne considèrerait pas, si la question lui était posée, que la rétention dans un cadre spécifique d'enfants accompagnant leurs parents pourrait constituer un traitement inhumain.

Recours à la CIDE. Dans la droite ligne de sa jurisprudence en faveur de l'élaboration d'une protection catégorielle des enfants, en tant que personnes particulièrement vulnérables, la Cour européenne des droits de l'Homme pourrait, par une lecture de l'article 3, "à la lumière" de l'article 3 § 1 de la Convention internationale des droits de l'enfant -consacrant la primauté de l'intérêt supérieur de l'enfant sur toute autre considération-, considérer que l'enfermement d'un enfant, en dehors de l'hypothèse d'une peine consécutive à une infraction qu'il aurait lui-même commise, y compris lorsqu'il est accompagné de ses parents, constitue un traitement inhumain, en ce qu'il est en tant que tel contraire à son intérêt supérieur. Il ne semble pas que l'aménagement des lieux de rétention suffise à rendre la privation de liberté compatible avec les besoins d'un enfant en bas âge. A l'appui de cette analyse, on peut citer l'arrêt "Sultan Oner et autres c/ Turquie" du 17 octobre 2006 qui concernait deux enfants placés en garde à vue pendant dix-huit heures avec leur mère, soupçonnée d'avoir commis une infraction (CEDH, 17 octobre 2006, Req. 73792/01 N° Lexbase : A1914DSP). La Cour a considéré que "les autorités policières ayant fait fi de la situation des deux requérants mineurs, ces derniers se sont trouvés en butte à une négligence et ont certainement subi des dommages psychologiques directement imputables aux conditions imposées à leur mère". Et que "en l'espèce, il ne fait aucun doute que le système a failli à protéger ces enfants, au mépris de l'article 1 de la Convention qui, combiné avec l'article 3, commande aux Hautes Parties de prendre des mesures propres à empêcher que des personnes ne soient soumises à des traitements inhumains ou dégradants et à permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables".

Séparation. Dans la mesure où l'intérêt supérieur de l'enfant n'est évidemment pas non plus compatible avec une séparation de l'enfant d'avec ses parents, par ailleurs prohibée par l'article 9 de la Convention internationale des droits de l'enfant, cette analyse aboutit en réalité à exclure toute rétention de parents de jeunes enfants, dont on veut bien admettre qu'elle paraît quelque peu extrême. C'est sans doute la raison pour laquelle, la Cour européenne se montre prudente sur une question particulièrement délicate au regard de la souveraineté des Etats, et n'a pas saisi l'occasion qui lui était donnée de qualifier la rétention de jeune enfant de traitement inhumain.

II - Le fondement complexe de l'article 5 de la CESDH

Une condamnation fondée sur les conditions de détention. L'article 5 § 1 f) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme permet la détention d'une personne contre laquelle une procédure d'expulsion est en cours. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle "l'article 5 § 1 f) n'exige pas que la détention d'une personne contre laquelle une procédure d'expulsion est en cours puisse être considérée comme raisonnablement nécessaire [par exemple pour l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir]", ce qui revient à dire que la seule existence de cette procédure justifie la détention -la Cour européenne apportant cette précision à propos de la mère des enfants-.

Toutefois, la cour reprend, cette fois à propos des enfants, l'arrêt "Mubilanzila Mayeke et Kaniki Mitunga", selon lequel "au regard de la jurisprudence dégagée par la Cour, un lien doit exister entre, d'une part, le motif invoqué pour la privation de liberté autorisée et, de l'autre, le lieu et le régime de détention". Elle en conclut qu'en l'espèce, le lieu de rétention n'étant pas adapté aux enfants, il ne satisfait pas aux exigences dégagées par la jurisprudence de la Cour à partir de l'article 5, ce qui, une fois encore, permet de déduire qu'à l'inverse, si le lieu de détention est aménagé pour recevoir des enfants, l'article 5 § 1 f) est respecté. Le raisonnement utilisé par la Cour dans l'arrêt "Muskhadzhiyeva" ne serait donc pas transposable aux arrêts de la Cour de cassation et plus généralement à la situation en France des enfants accompagnant leurs parents contre lesquelles une procédure d'expulsion est en cours, puisqu'ils sont censés être retenus dans des locaux aménagés pour les familles.

Applicabilité de l'article 5 § 1 f) aux enfants. On peut tout de même s'étonner que la Cour européenne ne s'interroge pas sur l'applicabilité aux enfants accompagnant leur parent en centre de rétention de l'article 5 § 1 f) de la Convention. Il faut, en effet, rappeler que, par hypothèse, les enfants ne peuvent faire l'objet d'une expulsion en raison de leur qualité de mineur. La rétention de ces enfants n'est pas justifiée en elle-même. Elle n'est admise que parce qu'elle découle de la rétention des parents qui est certes compatible avec l'article 5.

Protection par ricochet. Toutefois, la protection par ricochet permet de considérer comme incompatible à la Convention, une mesure qui, en elle-même, respecte les dispositions du Traité mais qui emporte une conséquence contraire à l'une de ses dispositions. Cette analyse de la Cour européenne a notamment permis de considérer que l'extradition d'une personne vers un pays dans lequel il risquait la peine de mort était incompatible avec la Convention, non pas en tant que telle mais du fait de la conséquence qu'elle emportait (4). En l'espèce, si on peut admettre que la rétention des parents faisant l'objet d'une procédure d'expulsion, est conforme aux exigences de l'article 5 de la Convention, le fait que cette rétention entraîne l'enfermement d'un enfant qui, lui, ne peut faire l'objet d'une expulsion, constitue une atteinte à ce même article 5.

Proportionnalité. Il convient alors de se demander si cette atteinte est justifiée par un but légitime et proportionnée à ce but. Le but légitime est à l'évidence le maintien de l'unité familiale. Mais encore faudrait-il démontrer que le seul moyen d'atteindre ce but est de placer toute la famille dans un centre de rétention. Dans le même sens, la Cour européenne avait reproché, dans l'arrêt "Sultan Oner et autres c/ Turquie" (préc.), à l'Etat turc de ne pas avoir démontré "que les autorités aient dûment considéré au préalable si d'autres mesures, moins sévères que la privation de liberté en cause, n'auraient pas été suffisantes pour sauvegarder l'intérêt public", ce qui l'avait conduite à considérer que les mesures imposées à la requérante et à ses enfants ne cadraient pas avec l'article 5 § 1 de la Convention.

Dans son avis rendu à propos des affaires soumises à la Cour de cassation, l'avocat général constatait que "l'accompagnement par le mineur de ses parents retenus en centre de rétention administrative n'est pas la seule solution dont dispose l'administration". Il est, en effet, possible d'assigner la famille à résidence ou de décider que la famille sera hébergée dans une chambre d'hôtel. Plusieurs pays européens ont mis en place de telles solutions alternatives au bénéfice des familles.

Rétention en dernier ressort. Ces mesures alternatives permettraient de respecter l'article 37 de la Convention internationale des droits de l'enfant selon lequel la détention d'un mineur doit être une mesure de dernier ressort et d'une durée aussi brève que possible. La Défenseure des enfants, dans son rapport au Comité des droits de l'enfant des Nations-Unies de décembre 2008, en a justement déduit une recommandation consistant à "ne recourir au placement en centre de rétention qu'à titre tout à fait exceptionnel lorsqu'aucune mesure n'a pas été possible et privilégier l'assignation à résidence des parents et de leurs enfants ou à défaut leur placement en résidence hôtelière".

Conclusion. Il faut partir du principe que la rétention des enfants, même dans des locaux aménagés, n'est pas conforme à leurs droits fondamentaux et que seules des circonstances exceptionnelles peuvent permettre d'y recourir ; et ne pas considérer, à l'inverse, que la rétention des enfants est admise dès lors que les locaux sont aménagés sauf à démontrer qu'en réalité les conditions d'hébergement ne sont pas adaptées. Ce dernier raisonnement reviendrait en effet à estimer que le décret qui a instauré des centres de rétention aménagés pour les familles a créé un statut juridique des mineurs accompagnant leurs parents détenus, ce qui ne peut être le cas (5).

Certes, l'exclusion de principe de la rétention pour les enfants entraîne l'exclusion de principe de la rétention pour leurs parents, qui ne pourrait être écartée que par la démonstration que cette rétention est nécessaire. Mais le respect des engagements internationaux de la France en faveur des enfants est à ce prix et que les esprits chagrins ne viennent pas nous dire qu'"il suffirait donc d'avoir des enfants pour échapper à la rétention administrative et finalement à l'éloignement du territoire" (6) ...


(1) Cass. civ. 1, 10 décembre 2009, 2 arrêts, n° 08-14.141, Préfet de l'Ariège, FP-P+B+I (N° Lexbase : A4182EPL) et n° 08-21.101, Préfet d'Ille-et-Vilaine, FP-P+B+I (N° Lexbase : A4183EPM), JCP éd. G, 2010, II, 127, obs. N. Guimezanes.
(2) La précision des juges du fond selon laquelle la souffrance "était manifestement disproportionnée avec le but poursuivi, c'est-à-dire la reconduite à la frontière", était inutile puisque dès lors que le seuil de gravité est atteint pour caractériser le traitement inhumain, il ne peut recevoir de justification.
(3) RTDH, 2007-71, p. 823, note B. Masson.
(4) F. Sudre et alii, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme, PUF, Thémis, 5ème éd. Commentaire n° 15.
(5) Dans le même sens, Avis de l'avocat général Pierre Chevalier.
(6) N. Guimezanes, art. préc..

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