La lettre juridique n°378 du 14 janvier 2010 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Consultation des fichiers informatiques du salarié et liberté d'expression : synthèse

Réf. : Cass. soc., 15 décembre 2009, n° 07-44.264, M. Bruno Buzon, FS-P+B+R (N° Lexbase : A7092EPD)

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par Sébastien Tournaux, Maître de conférences à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

Le droit du salarié à la protection de sa vie personnelle au travail allié à la garantie de sa liberté d'expression fournit de solides outils de protection du salarié lorsqu'il exprime ses idées face au pouvoir de direction de l'employeur. Ces protections lui permettent généralement de pouvoir dénoncer à qui de droit des comportements qu'il juge déviants dans l'entreprise. Il arrive, malgré tout, que certains salariés peu diligents s'exposent à une sanction disciplinaire dans de telles situations. C'est ce qu'illustre un arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 15 décembre 2009, qui rejette le pourvoi formé par un salarié ayant dénoncé son employeur auprès de diverses autorités et qui avait été licencié pour faute grave. Quoiqu'il ne révolutionne pas la matière, cet arrêt constitue une véritable synthèse du droit positif applicable s'agissant de la consultation des fichiers informatiques du salarié (I) et de l'abus de la liberté d'expression (II) et méritait, pour cette raison, d'être mis en exergue.
Résumé

Les fichiers créés par le salarié à l'aide de l'outil informatique mis à sa disposition par l'employeur pour les besoins de son travail sont présumés avoir un caractère professionnel, sauf si le salarié les identifie comme étant personnels. N'ont pas un caractère personnel et peuvent être ouverts en l'absence du salarié des fichiers intitulés "essai divers", "essais divers B" et "essais divers restaurés".

Les correspondances adressées au président de la Chambre des notaires, à la caisse de retraite et de prévoyance et à l'Urssaf pour dénoncer le comportement de l'employeur dans la gestion de l'étude ne revêtent pas un caractère privé et peuvent être retenues au soutien d'une procédure disciplinaire.

Le salarié qui jette le discrédit sur l'étude en des termes excessifs et injurieux manque à ses obligations dans des conditions outrepassant sa liberté d'expression et qui justifient la rupture immédiate du contrat de travail.

I - Retour sur la procédure de consultation des fichiers informatiques du salarié

  • La présomption de caractère professionnel des fichiers du salarié

La consultation des fichiers informatiques du salarié s'est construite autour de la célèbre affaire "Nikon" jugée par la Cour de cassation en 2001 (1). La Cour de cassation laissait alors une grande liberté au salarié dans l'usage de l'outil informatique en estimant que "le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l'intimité de sa vie privée ; que celle-ci implique, en particulier, le secret des correspondances ; que l'employeur ne peut, dès lors, sans violation de cette liberté fondamentale prendre connaissance des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail et ceci même au cas où l'employeur aurait interdit une utilisation non professionnelle de l'ordinateur".

Après avoir essuyé de nombreuses critiques (2), la Chambre sociale avait reculé en permettant que les fichiers informatiques personnels du salarié du salarié soient consultés par l'employeur en cas de "risque ou événement particulier" (3).

La construction du régime de la consultation des fichiers informatiques fut achevée à l'occasion d'un arrêt rendu en octobre 2006 qui posa une présomption simple de caractère professionnel des fichiers informatiques non spécialement identifiés comme personnels (4).

  • Distinction entre fichiers personnels et fichiers professionnels

Les règles entourant la consultation des fichiers informatiques paraissent donc désormais clairement établies.

Soit les fichiers du salarié, créés sur l'outil informatique mis à sa disposition par son employeur, sont dépourvus de toute identification permettant de conclure au caractère personnel de ces fichiers. Dans ce cas de figure, l'employeur peut les consulter librement sans que la présence du salarié soit requise. Les éléments recueillis par l'employeur seront recevables dans le cadre d'une procédure disciplinaire et ne constitueront pas une entrave à la loyauté de la preuve.

Soit les fichiers du salarié, issus de l'outil informatique mis à sa disposition par l'employeur, sont identifiés comme personnels. Dans cette situation, l'employeur ne peut consulter ces fichiers qu'à la condition que le salarié soit présent lors de cette consultation. Cette contrainte ne peut être évitée que dans l'hypothèse où plane un risque ou un événement particulier sur l'entreprise.

  • L'espèce

En l'espèce, un clerc de notaire avait été licencié pour faute grave, faute caractérisée pour l'employeur par des correspondances du salarié retrouvées sur son poste informatique et qui étaient identifiées comme des brouillons de courrier, sans aucune personnalisation. Ces courriers étaient destinés à divers organismes et comportaient des dénonciations de faits reprochés par le salarié à son employeur. Le salarié contestait la régularité de son licenciement, tant en raison des moyens par lesquels l'employeur s'était procuré ces courriers qu'en raison de l'atteinte à la liberté d'expression que constituait, selon lui, l'usage du contenu de ces courriers pour caractériser une faute grave.

La cour d'appel d'Angers débouta le salarié de sa demande en annulation du licenciement. Le pourvoi formé contre cette décision par le salarié est rejeté par la Chambre sociale de la Cour de cassation. En effet, la Haute juridiction rappelle que les fichiers créés par le salarié à l'aide de l'outil informatique mis à sa disposition par l'employeur pour les besoins de son travail sont présumés avoir un caractère professionnel, sauf si le salarié les identifie comme étant personnels. Les fichiers intitulés "essai divers", "essais divers B" et "essais divers restaurés" n'ayant pas, à ses yeux, été identifiés comme personnel, elle en déduit que l'employeur pouvait librement les consulter.

L'argumentation adoptée est quasiment identique à celle utilisée dans l'arrêt du 18 octobre 2006. De ce point de vue, il n'y a donc aucune évolution de la procédure de consultation des fichiers.

  • La surprenante qualification de "professionnels" de courriers de dénonciation : un jeu de vases communicants

Cependant, répondant au même moyen, la Chambre sociale poursuit en disposant que "les correspondances adressées au président de la Chambre des notaires, à la caisse de retraite et de prévoyance et à l'Urssaf pour dénoncer le comportement de l'employeur dans la gestion de l'étude ne revêtaient pas un caractère privé et pouvaient être retenues au soutien d'une procédure disciplinaire". Cette assertion est surprenante et peut être diversement analysée.

On observera, d'abord, qu'il paraît bien curieux de juger qu'un courrier adressé à la Chambre des notaires et à diverses institutions sociales pour dénoncer des pratiques ayant cours dans l'entreprise puisse relever de la sphère professionnelle et non de la sphère privée. Ce type de démarche ne répond certainement pas aux qualifications ou aux fonctions du salarié, mais relève, au contraire, d'une démarche personnelle. Pour s'en persuader, il est possible d'extrapoler et de se demander quelle serait la qualification retenue par le juge prud'homal d'un brouillon de courrier adressé à l'inspection du travail pour dénoncer le non-respect à une règle de droit du travail...

Il semblerait que la Cour de cassation cherche à procéder à un rééquilibrage entre vie professionnelle et vie personnelle au travail. En effet, avec l'arrêt "Nikon" et de récentes décisions qui interdisent que soit pris en compte un fait tiré de la vie personnelle du salarié pour prononcer un licenciement (5), la vie personnelle du salarié s'est sanctuarisée et devient une sphère dans laquelle l'employeur a perdu quasiment toute influence. Pour contrebalancer cette consolidation de la vie personnelle, la Chambre sociale n'hésite pas à qualifier de professionnels des éléments tangents qui auraient tout aussi bien pu entrer dans la catégorie des éléments tirés de la vie personnelle.

  • Le renversement de la présomption de caractère professionnel des fichiers non identifiés ?

On remarquera, ensuite, que la Chambre sociale fait une appréciation a posteriori du caractère personnel ou professionnel du courrier, c'est-à-dire après avoir fait usage de la présomption de caractère professionnel. Nous nous étions interrogés, en 2006, sur la faculté du salarié de renverser la présomption de caractère professionnel en démontrant que le contenu des fichiers avait bien un caractère personnel (6). Tout en analysant le contenu du fichier et non seulement son identification formelle, la Cour de cassation n'apporte pas pour autant de réponse claire à ces questionnements puisqu'elle se place plutôt sur le terrain disciplinaire : les faits justifiant le licenciement pouvaient être retenus dans le cadre d'une procédure disciplinaire car ils ne relevaient pas de la vie personnelle du salarié. Pour autant, par une interprétation a contrario de ce raisonnement, si les courriers avaient relevé de la sphère personnelle, la Cour de cassation aurait jugé que la procédure disciplinaire ne pouvait s'appuyer sur ces éléments.

Finalement, on peut désormais considérer qu'il convient de distinguer la faculté pour l'employeur de consulter des fichiers du salarié et la possibilité de les invoquer au soutien d'une procédure disciplinaire. Si l'employeur peut toujours consulter des fichiers qui n'ont pas été identifiés comme personnels par le salarié, il ne pourra pas nécessairement les utiliser pour sanctionner le salarié si, après consultation, ces fichiers s'avèrent relever de la vie personnelle du salarié.

II - Retour sur la faute grave constituée par l'abus de la liberté d'expression du salarié

  • La protection de la liberté d'expression

Le second moyen développé par le salarié ne porte plus sur le caractère professionnel ou personnel des fichiers, mais sur l'atteinte à la liberté d'expression que constituerait le licenciement prononcé en raison de propos tirés d'une correspondance qu'il jugeait relever de la sphère privée.

On se souviendra que la jurisprudence opère une distinction entre droit d'expression du salarié dans l'entreprise et liberté d'expression dont le salarié bénéficie comme tout citoyen (7).

Le droit d'expression est institué par les articles L. 2281-1 et suivants du Code du travail (N° Lexbase : L2503H9L). Ce texte instaure, pour les salariés dans l'entreprise, un "droit à l'expression directe et collective sur le contenu, les conditions d'exercice et l'organisation de leur travail". La liberté d'expression, plus générale, correspond à la liberté fondamentale dont dispose chaque individu, liberté consacrée par la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L7589AIW), mais, surtout, par des textes à valeur supérieure, comme l'article 11 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1358A98) ou l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4743AQQ). Cette liberté ne peut subir d'atteintes qui ne soit pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir par le salarié, ni proportionnées au but recherché par l'employeur (8).

  • L'abus de la liberté d'expression constitutive d'une faute grave

L'usage par le salarié de sa liberté d'expression ne peut donner lieu à une sanction disciplinaire, le licenciement prononcé en raison de cet usage étant nul depuis le fameux arrêt "Clavaud" (9). La sanction ne peut être justifiée qu'à la condition que le salarié ait abusé de cette liberté d'expression. La Cour de cassation a parfaitement résumé ce qu'elle entendait par l'abus de la liberté d'expression dans une décision rendue le 30 octobre 2002 (10) : "si le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression [...], il ne peut abuser de cette liberté par des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs".

La Cour de cassation fait donc une application des plus classiques de sa jurisprudence habituelle en matière de liberté d'expression. En effet, elle estime que les juges du fond n'ont pas dénaturé les courriers retrouvés sur l'ordinateur du salarié à destination du Président de la chambre des notaires, de l'URSSAF et de la caisse de retraite et de prévoyance en retenant que ceux-ci comportaient des propos excessifs et injurieux. Dans ces conditions, le licenciement pour faute grave était justifié.

A l'évidence, l'arrêt sous examen ne condamne donc absolument pas la faculté pour le salarié de dénoncer à divers organismes des comportements déviants de son employeur. Quoi que l'on en pense, on peut même estimer que ces dénonciations s'apparentant à du whisthle blowing ne vont cesser de se développer dans les entreprises françaises (11). Pour autant, ces dénonciations doivent adopter un ton et des formes dépouillées de tout excès et de tout caractère injurieux pour être efficaces.


(1) Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.942, Société Nikon France c/ M. Frédéric Onof, publié (N° Lexbase : A1200AWD), lire Questions à... Jean-Emmanuel Ray, à propos de l'arrêt "Nikon", Le quotidien Lexbase/Legalnews du 9 octobre 2001 (N° Lexbase : N1201AAQ), D., 2001, Jur., p. 3148, note P.-Y. Gautier ; RJS, 2001, p. 940, chron. F. Favennec-Héry.
(2) V., en particulier, les commentaires de Lyon-Caen, de J.- E. Ray et de P.- Y. Gautier.
(3) Cass. soc., 17 mai 2005, n° 03-40.017, M. Philippe Klajer c/ Société Cathnet-Science, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2997DIT) et les obs. de Ch. Radé, L'employeur et les fichiers personnels du salarié : la Cour de cassation révise la jurisprudence "Nikon", Lexbase Hebdo n° 169 du 26 mai 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N4601AIA) ; Dr. soc., 2005, p. 789, note J.-E. Ray ; nos obs., La consultation des fichiers informatiques du salarié : du respect dû à la vie privée à la loyauté de la preuve, LPA, 23 avril 2007, n° 81, pp. 6-12.
(4) Cass. soc., 18 octobre 2006, n° 04-48.025, M. Jérémy Le Fur c/ Société Techni-Soft, F-P+B (N° Lexbase : A9621DRR) ; Cass. soc., 18 octobre 2006, n° 04-47.400, M. Philippe Alazard c/ Société Jalma emploi et protection sociale (JEPS), FS-P+B (N° Lexbase : A9616DRL) et nos obs., La consultation des documents de nature professionnelle du salarié, Lexbase Hebdo n° 234 du 2 novembre 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N4508ALK) ; RDT, 2006, p. 395, obs. de Quenaudon ; SSL, 2006, n° 1279, p. 10.
(5) Sur cette question, v. G. Auzero, Un fait de la vie personnelle ne peut constituer une faute disciplinaire !, Lexbase Hebdo n° 358 du 8 juillet 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N9884BKB), note sous Cass. soc., 23 juin 2009, n° 07-45.256, Mme Martine Intartaglia, épouse Conia c/ Société "Au vieux Plongeur", FS-P+B (N° Lexbase : A4139EI7).
(6) La consultation des documents de nature professionnelle du salarié, préc..
(7) Cass. soc., 22 juin 2004, n° 02-42.446, Société Constructions industrielles et maritimes (CIM) c/ M. Gérard Bouyer, F-P (N° Lexbase : A8074DCZ), lire, sur cette distinction, les obs. de N. Mingant, Liberté d'expression et droit de réponse du salarié mis en cause par son employeur, Lexbase Hebdo n° 128 du 8 juillet 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N2254AB4).
(8) Comme toute atteinte à une liberté du salarié, v. C. trav., art. L. 1121-1 (N° Lexbase : L0670H9P).
(9) Cass. soc., 28 avril 1988, n° 87-41.804, Société anonyme Dunlop France c/ M. Clavaud (N° Lexbase : A4778AA9), Dr. soc., 1988, p. 428, concl. Ecoutin, note Couturier.
(10) Cass. soc., 30 octobre 2002, n° 00-40.868, M. Jacky Verguet c/ Société Geci France, F-D (N° Lexbase : A4145A3W).
(11) Pour une illustration récente, v. Ch. Willmann, Alerte professionnelle : un code d'entreprise doit être conforme à la loi du 6 janvier 1978, Lexbase Hebdo n° 376 du 16 décembre 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N7165BMC), note sous Cass. soc., 8 décembre 2009, n° 08-17.191, Fédération des travailleurs de la métallurgie CGT, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A3615EPL).


Décision

Cass. soc., 15 décembre 2009, n° 07-44.264, M. Bruno Buzon, FS-P+B+R (N° Lexbase : A7092EPD)

Rejet, CA Angers, ch. soc., 3 juillet 2007

Texte visé : néant

Mots-clés : licenciement disciplinaire ; faute grave ; consultation des fichiers informatiques du salarié ; distinction entre vie professionnelle et vie personnelle ; liberté d'expression ; abus

Liens base : (N° Lexbase : E9172ESI) et

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