Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 4 décembre 2009, n° 315818, Mme Lavergne (N° Lexbase : A3331EP3)
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par Frédéric Dieu, Rapporteur public près la cour administrative d'appel de Marseille
le 07 Octobre 2010
A - Le double nom : une innovation issue de l'abandon du modèle patronymique
1 - Principe et choix du double nom
Jusqu'à l'intervention de la loi du 4 mars 2002, relative au nom de famille (loi n° 2002-304 N° Lexbase : L7970GTD), prévalait en France, en matière de transmission du nom, le modèle patronymique qui consistait, en vertu d'une règle apparue au Moyen-âge et consacrée par l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, à attribuer systématiquement à l'enfant le nom de son père. Avant d'être (presque) abandonné par le législateur français, ce principe avait été remis en cause par la Cour européenne des droits de l'Homme qui, sur le fondement des stipulations de l'article 8 (N° Lexbase : L4798AQR) (protégeant le droit au respect de la vie privée) et de l'article 14 (N° Lexbase : L4747AQU) (prohibant toute discrimination fondée, notamment, sur le sexe) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, a estimé que la transmission du nom ne pouvait conduire à une telle discrimination consistant, en l'espèce, à sélectionner en principe le nom du mari pour attribuer le nom de famille (1). Non conforme, donc, aux stipulations de cette Convention, la règle de la transmission du nom paternel était, en outre, probablement contraire à la Constitution, l'article 3 du Préambule de la Constitution de 1946 (intégré au "bloc de constitutionnalité") disposant que "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme".
Pour ces raisons, la loi du 4 mars 2002 a, substituant à la notion de nom patronymique celle de "nom de famille", permis aux parents, lors de la déclaration de naissance de l'enfant (ou lors de sa reconnaissance), de transmettre à celui-ci soit le nom du père, soit celui de la mère soit encore le "double nom" de ceux-ci, c'est-à-dire le nom composé des noms de chacun des parents "accolés dans l'ordre choisi par eux dans la limite, toutefois, d'un nom de famille pour chacun" (C. civ., art. 311-21 N° Lexbase : L8864G98). Ce même article dispose qu'en l'absence d'une déclaration conjointe à l'officier de l'état civil mentionnant le choix du nom de l'enfant, celui-ci prendra le nom de celui de ses parents à l'égard duquel sa filiation est établie en premier lieu, et le nom de son père si sa filiation est établie simultanément à l'égard de l'un et de l'autre : cette dernière hypothèse marque, ainsi, nous y reviendrons, une persistance résiduelle du modèle patronymique. L'article 311-21 dispose, enfin, que, lorsque les deux parents, ou l'un d'entre eux, portent un double nom de famille, il leur est loisible, par déclaration écrite conjointe, de ne transmettre qu'un seul nom à leurs enfants, ce nom pouvant être indifféremment celui du père ou de la mère. En bref, le nom de famille, à la différence du nom patronymique qui est, par définition, le nom du père, peut être indifféremment le nom du père, le nom de la mère, le nom du père suivi du nom de la mère, ou encore, le nom de la mère suivi du nom du père, étant précisé que le nom ainsi attribué au premier enfant est, ensuite, automatiquement attribué aux autres enfants. A la différence du nom patronymique, le nom de famille peut, ainsi, être double, c'est-à-dire constitué de deux noms.
2 - La nécessaire distinction entre double nom et nom composé
Le régime de transmission des doubles noms est, en outre, spécifique et distinct, en particulier du régime de transmission des noms composés. Ainsi, lorsque deux personnes elles-mêmes dotées d'un double nom ont un enfant, elles peuvent, soit, en application des dispositions de l'article 311-21 du Code civil, décider par déclaration conjointe de la transmission d'un seul nom à leur enfant, soit transmettre le double nom du père, le double nom de la mère, ou encore, choisir, dans l'ensemble des quatre noms composant leurs doubles noms respectifs, deux noms "simples" qui composeront le nom "double" de leur enfant (2). La transmission des doubles noms se caractérise, ainsi, par l'application d'un principe de divisibilité, le double nom étant, par définition, un nom sécable, susceptible d'être recomposé à chaque génération selon le souhait des parents, dans la limite de deux noms simples accolés et ce, dans le souci légitime d'éviter de constituer progressivement des noms interminables.
En cela, la transmission des doubles noms suit des règles en tout point différentes de celles qui s'appliquent à la transmission des noms composés. Les noms composés, notion qui regroupe trois catégories de noms (noms composés de plusieurs vocables acquis pendant plusieurs générations par une seule lignée tels que "Drieu La Rochelle" ou "Desbordes-Valmore", noms à particule tels que "de Maistre", noms résultant de l'adjonction du nom de l'adoptant à celui de l'adopté à l'issue d'une adoption simple), les noms composés, donc, constituent des entités uniques, indivisibles, qui doivent être transmises dans leur intégralité, sans césure, raccourcissement ou recomposition possible. Le double nom au sens de la loi du 4 mars 2002 peut, ainsi, fort bien être formé du nom composé du père et du nom composé de la mère, pour donner un nom de famille comportant au moins quatre mots (par exemple "Drieu la Rochelle Desbordes-Valmore").
La loi du 4 mars 2002 a, ainsi, entraîné la coexistence de deux régimes juridiques obéissant à des règles différentes de transmission. Or, ces deux régimes s'appliquent à des noms certes différents quant à leur origine "historique", mais qui n'en sont pas moins semblables quant à leur aspect formel. Comment en effet distinguer le nom de famille (Dupond Dupuis) formé de deux noms simples qui pourront être disjoints lors de la naissance du premier enfant (Dupond Dupuis pouvant céder la place à Dupond ou Dupuis), du même nom de famille formé d'un seul nom composé qui subsistera toujours dans son intégralité (Dupond Dupuis restant toujours Dupond Dupuis) ?
B - Le double tiret : une création qui devait s'imposer tant aux parents qu'à l'administration
1 - Définition et justification du double tiret par la circulaire du 6 décembre 2004
Pour parer à cette possible confusion, la circulaire interministérielle de présentation de la loi du 4 mars 2002, avait décidé de créer un nouveau signe typographique qui devait s'appliquer spécifiquement aux doubles noms issus de cette loi, afin de les distinguer des noms composés issus de l'histoire, et préexistant donc à cette loi. La circulaire prévoyait, ainsi, que les noms composant le double nom devaient être séparés l'un de l'autre par le signe "- -". Ainsi, le double nom est "constitué par le nom accolé de chacun des parents, identifiable par le séparateur - -' placé entre le nom issu de la branche paternelle, et celui issu de la lignée maternelle qui le forment". La circulaire ajoutait "qu'à l'instar du simple tiret, ce signe n'a de manifestation qu'à l'écrit et ne se prononce pas" (son rédacteur a-t-il envisagé, ne serait-ce que quelques secondes, que quelqu'un pourrait se hasarder à prononcer un tel signe ?). Cette référence au "simple tiret" permettait de qualifier ce séparateur "- -" de "double tiret", expression qui avait, d'ailleurs, ensuite été adoptée par les services de l'état civil. Bien qu'elle opérât une confusion entre les valeurs respectives du tiret (signe de ponctuation) et du trait d'union (signe lexical ou syntaxique), la circulaire permettait de distinguer, parmi les noms de famille formés des mêmes vocables, le double nom au sens de la loi du 4 mars 2002 (Dupond--Dupuis par exemple) du nom composé (Dupond Dupuis ou Dupond-Dupuis). Ce faisant, elle permettait de "marquer une union qui n'était pas une unification" (3), puisqu'à la différence du nom composé dont les éléments sont, en principe, à jamais indissociables, le nom de famille double pourra toujours, à la génération suivante, subir l'amputation de l'un de ses vocables ou éléments, de sorte que pour ce nom double, le principe d'immutabilité du nom, loin d'être trans-générationnel, ne vaut que pour une seule génération.
Or, ce double tiret, loin de n'être qu'une licence et une audace typographiques, avait une véritable valeur juridique : le projet de circulaire initialement communiqué (faute de document définitif) aux officiers de l'état-civil lors de leur formation indiquait, ainsi, qu'il devait être regardé comme faisant "partie intégrante du nom de famille", ajoutant que "son absence paraît modifier la nature juridique du nom et, ce faisant, la faculté de transmission aux générations futures" (4). En effet, l'omission de ce double tiret a pour conséquence que le double nom en cause ne peut plus être distingué d'un nom composé, et qu'il doit donc obligatoirement être transmis dans son intégralité. Autrement dit, l'absence du double tiret ôte au double nom son caractère sécable, qui est sa spécificité majeure.
2 - Un signe dont l'absence devait être sanctionnée
Rendu obligatoire par la circulaire du 6 décembre 2004, le double tiret devait s'imposer tant aux parents qu'à l'administration et, en particulier, aux officiers d'état civil. A cet égard, la circulaire indiquait que, dans l'hypothèse où les parents auraient omis de faire figurer ce séparateur dans leur déclaration conjointe de choix de nom, il appartiendrait à l'officier d'état civil de le porter d'office sur l'acte de naissance. La circulaire ajoutait que, dans l'hypothèse où l'officier d'état civil aurait omis de faire figurer le double tiret dans le double nom, il appartiendrait au Procureur de la République de faire procéder à la rectification de l'acte de naissance sur le fondement de l'article 99 du Code civil (N° Lexbase : L3662ABA). Elle indiquait enfin que, dans l'hypothèse où les parents se seraient opposés à l'insertion de ce "séparateur" dans le double nom de leur enfant, il incomberait, alors, à l'officier d'état civil d'écarter le choix de double nom fait par les parents, et de faire application des règles supplétives de dévolution du nom prévues à l'article 311-21 du Code civil, pour le cas où les parents choisissent de ne pas faire usage de la possibilité offerte par la loi du 4 mars 2002, ces règles supplétives étant marquées par la persistance résiduelle du modèle patronymique.
En imposant l'adjonction du double tiret et en sanctionnant son omission, la circulaire du 6 décembre 2004 comportait donc des dispositions impératives à caractère général. Or, de telles dispositions, tout comme le refus de les abroger, font grief et peuvent, en conséquence, faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir (5).
II -... Probablement vouée à l'abandon
A - Une circulaire ayant méconnu les prérogatives du pouvoir législatif
1 - L'ajout par la circulaire d'un signe non prévu par l'article 311-21 du Code civil
Dans une réponse ministérielle du 14 mai 2009 (6), la ministre de la Justice avait estimé que l'introduction du double tiret par la circulaire du 6 décembre 2004 ne constituait pas "une règle de droit nouvelle, mais une simple mesure technique, nécessaire à la bonne application de la loi, afin d'en assurer l'application uniforme sur l'ensemble du territoire". Le Conseil d'Etat, dans sa décision du 4 décembre 2009, a infirmé cette qualification de "simple mesure technique", pour souligner le caractère général et impératif, et donc créateur de droit, de cette circulaire, dont les dispositions sont contraignantes tant pour les parents, que pour l'administration chargée de l'état civil.
Le Conseil relève, à cet égard, que les doubles noms issus de la loi du 4 mars 2002, doivent être obligatoirement séparés par un double tiret, et que ce signe peut être inscrit d'office et d'autorité sur l'acte de naissance par le procureur de la République. Le Conseil relève, en outre, qu'en cas d'opposition des parents à l'adjonction de ce signe, l'officier d'état civil doit leur refuser l'utilisation et l'attribution à leur enfant du double nom. Le Conseil estime, cependant, que "l'administration ne pouvait, par circulaire, soumettre l'exercice d'un droit prévu et organisé par la loi et par le décret en Conseil d'Etat auquel elle renvoie pour son application, à l'acceptation, par les parents, de cette adjonction au nom de leur enfant d'un signe distinctif, alors que la loi prévoyait uniquement d'accoler les deux noms, sans mentionner la possibilité d'introduire entre les deux des signes particuliers". Le Conseil d'Etat en conclut que la circulaire du 6 décembre 2004 "est entachée d'incompétence en tant qu'elle impose le double tiret aux porteurs d'un nom double", choisi en application des dispositions de la loi du 4 mars 2002.
L'on voit donc que le Conseil d'Etat a retenu la qualification de double tiret qui, nous l'avons vu, ne figure pas en tant que telle dans la circulaire. Relevons que, dans ses conclusions sous cette décision, B. Bourgeois-Machureau parle de "deux traits d'union successifs", avant d'utiliser, également, l'expression de "double tiret". C'est, qu'en effet, selon le point de vue adopté, strictement graphique ou plutôt sémantique, le signe créé par la circulaire du 6 décembre 2004 peut être qualifié tantôt de tiret, et tantôt de trait d'union. La décision du 4 décembre 2009 a retenu une conception graphique de ce signe, tout en soulignant que son utilisation, loin d'être neutre, avait des effets sur l'état civil des personnes concernées. Autrement dit, le double tiret s'incorpore bien au nom de l'enfant : de manière quelque peu paradoxale, il est un signe qui s'ajoute au nom de famille (double nom) de l'enfant, afin d'en séparer les deux composantes (nom du père et nom de la mère). Dès lors, en effet qu'il y a "adjonction au nom de leur enfant d'un signe distinctif", il y a bien modification de ce nom, et donc influence sur l'état civil de l'enfant. Si donc, fonctionnellement, le double tiret est un séparateur, il est juridiquement un élément du nom de famille de l'enfant. Il en est juridiquement indissociable, et même cette indissociabilité juridique est indispensable pour qu'il puisse exercer sa fonction de séparateur et permettre, en particulier, aux enfants porteurs d'un double nom de ne transmettre à leurs propres enfants que l'un des vocables composant leur double nom.
2 - Un ajout qui relève de la seule compétence du législateur ?
Or, aux termes de l'article 311-21 du Code civil, les parents peuvent choisir "soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit leurs deux noms accolés dans l'ordre choisi par eux, dans la limite d'un nom de famille pour chacun d'eux". L'on voit donc que ces dispositions ne prévoient nullement qu'un quelconque signe graphique doive être ajouté entre les noms respectifs du père et de la mère. Ces noms devant seulement être "accolés", l'on doit même estimer qu'en l'état actuel de la législation, aucun signe ne doit séparer les deux vocables formant le nom de famille double : en conséquence, seule une nouvelle intervention du législateur permettrait d'imposer l'adjonction d'un signe distinctif ("double tiret" ou autre) entre ces vocables.
En imposant l'adjonction d'un double tiret, les auteurs de la circulaire ont ainsi empiété sur les pouvoirs qui sont ceux du législateur, pouvoirs qui, ajouterons-nous, lui sont dévolus en application des dispositions de l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S), qui réservent au législateur le soin de fixer les règles concernant "la nationalité, l'état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités". Or, il est bien évident que toutes les règles relatives à la dévolution du nom de famille entrent, par nature, dans la catégorie des règles relatives à l'état des personnes. C'est, d'ailleurs, la raison pour laquelle ces règles ont toujours été introduites par le législateur, ainsi que cela fut le cas lorsque fut substituée à la notion de nom patronymique la notion de nom de famille. En imposant donc l'adjonction au sein même des noms de famille (doubles noms) issus de la combinaison des noms de deux parents d'un signe distinctif non prévu par le législateur, et obligatoirement porté sur tous les actes d'état civil, et en assortissant, en outre, le non-respect de cette obligation de l'impossibilité de bénéficier du droit ouvert par l'article 311-21 du Code civil (c'est-à-dire du droit à la "sécabilité" du nom de famille et de la possibilité de ne transmettre qu'un seul des vocables formant le double nom), la circulaire du 6 décembre 2004 a posé une règle qu'il appartenait au seul législateur de poser, et elle a, ce faisant, restreint les possibilités de recours à ce droit nouveau créé par ce dernier dans le cadre de la loi du 4 mars 2002.
Au total, c'est au seul législateur qu'il appartient d'imposer un signe s'adjoignant au double nom et s'incorporant à lui, dès qu'une telle obligation conduit à une modification du nom, et donc à une modification de l'état civil qui ne saurait être qualifiée de "simple mesure technique". La solution ainsi retenue par le Conseil d'Etat rejoint en partie, au moins, la position adoptée par le tribunal de grande instance de Lille dans un jugement rendu le 3 juillet 2008. En l'espèce, Aymeric Dr. et Clotilde De. (les noms ont été abrégés) souhaitaient transmettre à leur fille Jade, née en décembre 2007, leurs deux noms, tout en refusant le double tiret imposé par l'officier d'état civil. L'enfant ayant été inscrite sur les registres de l'état civil sous le nom de "Dr.-De." (soit avec un simple tiret ou trait d'union), le parquet a saisi le tribunal de grande instance d'une requête en vue de la rectification de l'acte de naissance, afin de faire rajouter le tiret manquant (C. civ., art. 99). Dans son jugement, le tribunal, comme le Conseil d'Etat, a relevé que la circulaire du 6 décembre 2004 ne s'imposait ni aux juges, ni aux particuliers, dès lors qu'elle portait sur une matière -l'état des personnes- qui relève exclusivement de la loi en vertu des dispositions de l'article 34 de la Constitution, les juges de première instance ayant souligné, sur ce point, que les dispositions de l'article 311-21 du Code civil ne précisaient nullement les modalités de la transcription du nom de famille dans le cas où les parents avaient décidé d'accoler leurs deux noms. Jusqu'alors, le jugement rendu par le TGI, devenu définitif (le parquet n'ayant pas fait appel), est très similaire à la décision rendue par le Conseil d'Etat.
Toutefois, le tribunal a, également, estimé que "le double tiret [était] un signe inconnu de la langue française, pourtant langue officielle de l'Etat, conformément à l'article 2 de la Constitution (N° Lexbase : L1278A99) et ne [pouvait] donc, comme tel, sans avis de l'Académie française, figurer dans un acte public français". Ce second motif de rejet de la requête en rectification présentée par le parquet ne conduit-il pas à remettre en cause (intellectuellement s'entend, puisqu'un jugement de TGI ne saurait s'imposer à la plus haute juridiction administrative) la solution retenue par le Conseil d'Etat en faisant d'une compétence qualifiée de législative par celui-ci une compétence constitutionnelle ? En effet, dès lors que l'obligation de recourir à des signes appartenant à la langue française est une obligation de valeur constitutionnelle, le législateur lui-même n'est pas compétent pour imposer l'utilisation d'un signe qui, tel le double tiret, ne compte pas parmi ces signes. Le recours aux dispositions de l'article 2 de la Constitution nous semble, ainsi, contradictoire avec le recours aux dispositions de l'article 311-21 du Code civil. En effet, de deux choses l'une : soit l'utilisation du double tiret méconnaît les premières dispositions qui sont de large portée et s'imposent au législateur, soit elle méconnaît seulement ces dernières dispositions qui n'excluent pas une nouvelle intervention du législateur pour "créer" le double tiret et imposer son utilisation. La décision du Conseil d'Etat semble indiquer que le législateur pourrait créer un tel signe, quand bien même il serait inconnu de la langue française.
Le jugement du TGI de Lille semble suggérer l'inverse, tout en indiquant, ce qui nous semble contradictoire, que les auteurs de la circulaire ont "simplement" méconnu les pouvoirs du législateur. Ces positions paraissent inconciliables, à moins d'estimer qu'en matière d'état civil, les dispositions de l'article 2 de la Constitution donnent au législateur, en vertu de l'article 34 du même texte, compétence pour intervenir. Toutefois, l'on ne voit guère comment le législateur pourrait imposer aux services de l'état civil l'utilisation de signes inconnus de la langue française, à moins d'estimer que le seul avis conforme de l'Académie française lui autoriserait cette audace. Mais comment cette dernière, pour vénérable qu'elle soit, pourrait-elle contraindre en quoi que ce soit la position du législateur ? On le voit donc, bien que la décision du Conseil ne l'affirme pas (car le moyen tiré de la contrariété de la circulaire à ces dispositions ne fut probablement pas soulevé), le caractère inconstitutionnel (au regard de l'article 2 de la Constitution) des dispositions visant à imposer l'utilisation d'un signe qui, tel le double tiret, est inconnu de la langue française, constitue une objection sérieuse.
B - L'avenir du double nom
1 - Le double tiret : un signe inexistant et probablement interdit
C'est, selon nous, de manière impropre que les auteurs de la circulaire du 6 décembre 2004 ont qualifié le signe "--" de "double tiret". A cet égard, il faut souligner que le terme "tiret" a, à la fois, une valeur graphique et une valeur sémantique. D'un point de vue strictement graphique, le tiret est simplement un trait ou une barre horizontale figurant au début ou au milieu du texte, de sorte que, de ce point de vue, le trait d'union peut lui-même être qualifié de tiret. Autrement dit, graphiquement, le trait d'union est un tiret. Cette assimilation graphique ne saurait, cependant, occulter la profonde différence sémantique existant entre tiret et trait d'union. En effet, d'un point de vue sémantique, le trait d'union sert à marquer qu'il existe un lien étroit entre deux termes : ce lien peut être un lien lexical (cas des mots composés : "porte-avion") ou un lien syntaxique (entre le verbe et le pronom qui le suit : "Veux-tu", par exemple). En revanche, toujours d'un point de vue sémantique, le tiret n'a, quant à lui, nullement pour fonction de marquer un lien entre deux termes : il est, en effet, un signe de ponctuation destiné soit à indiquer un changement de locuteur dans un dialogue, auquel cas il s'emploie seul ("Qui est là ? - C'est moi"), soit à encadrer un élément annexe du texte, auquel cas il s'emploie par paire ("une décision - devenue définitive - qui n'a donné lieu à aucun commentaire"), comme les parenthèses avec lesquelles il partage une même valeur sémantique (et oratoire peut-on ajouter, puisqu'il y a suspension du discours). L'on voit donc que la valeur sémantique du tiret ne peut, en aucun cas, conduire à lui attribuer une fonction de lien ou de "séparateur" entre deux vocables. La qualification du signe "--" de "double tiret" est, ainsi, inappropriée : il s'agit, en effet, plutôt d'un double trait d'union qui relie, tout en les séparant, le nom de famille du père et le nom de famille de la mère.
En outre, et surtout, nous l'avons vu, le double tiret, ou "séparateur" comme l'indique la circulaire du 6 décembre 2004, est, à la différence du simple tiret, inconnu de la langue française. Or, sur ce point, la jurisprudence a déjà sanctionné l'utilisation de tels signes inconnus dans des actes d'état civil. Ainsi, antérieurement au jugement précité du TGI Lille, la cour d'appel de Montpellier, après avoir relevé que les actes d'état civil, actes authentiques par nature, doivent être rédigés en langue française et qu'une langue régionale ne peut ainsi être imposée ni aux administrations ni aux services publics, a estimé que la transcription du prénom devait être conforme à l'alphabet romain et à la structure fondamentale de la langue française et que pouvaient être utilisés des signes diacritiques n'existant pas dans la langue française. La cour en a conclu que le prénom "Marti", d'origine catalane et écrit avec un accent aigu sur le i, ne pouvait être autorisé. La solution retenue par la cour d'appel nous semble transposable au double tiret. En tout état de cause, il est peu vraisemblable que le législateur se hasarde à imposer lui-même l'utilisation du double tiret, ce alors même que la décision du Conseil du 4 décembre 2009 n'y ferait nullement obstacle. L'on imagine mal en effet le législateur promouvoir une telle fantaisie.
Il n'en demeure pas moins qu'à défaut (du moins jusqu'à une prochaine intervention du législateur) de pouvoir utiliser un signe distinctif permettant de différencier le double nom du nom composé, les services de l'état civil seront, désormais, conduits à assimiler ces deux catégories de nom de famille. Concrètement, comme l'a fait le TGI de Lille dans le jugement précité, cela les conduira à accepter que les parents transmettent soit leurs deux noms reliés par un trait d'union, soit leurs deux noms séparés par un simple espacement. Il nous semble, cependant, que la seconde solution (simple espacement) est plus fidèle et conforme aux dispositions de l'article 311-21 du Code civil, qui parle de "noms accolés". Cette faculté désormais offerte aux parents transmettant leur double nom risque, cependant, de remettre en cause le principe de l'immutabilité du nom de famille dans la mesure où, en l'absence d'intervention du législateur imposant un signe propre aux doubles noms, il deviendra, en pratique, impossible de distinguer dans les générations futures entre les catégories de noms de famille, doubles ou composés, tous potentiellement transmissibles. Autrement dit, non seulement les dispositions de l'article 311-21 du Code civil ont explicitement (par volonté expresse) limité l'application du principe d'immutabilité en ce qui concerne le nom de famille double (puisque celui-ci est sécable, et peut être amputé de l'un de ses éléments lors de sa transmission), mais, en outre, elles conduisent implicitement (par leur silence sur ce point) à affranchir les noms de famille composés du respect de ce principe, en alignant leur régime sur celui des noms de famille doubles. Ce sont, ainsi, un principe et une caractéristique essentiels du nom de famille qui risquent d'être méconnus si le législateur n'intervient pas pour créer et imposer une distinction entre ces deux catégories de noms de famille.
2 - Le double nom a-t-il véritablement un avenir ?
Plus généralement, la décision rendue par le Conseil d'Etat le 4 décembre 2004 conduit à s'interroger sur l'avenir des doubles noms. En particulier, ceux-ci prospéreront-ils en "contaminant" (leur communiquant leur caractère sécable) les noms de famille composés ou, au contraire, continueront-ils d'être aussi peu utilisés. Il a, en effet, été relevé que, depuis l'entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, la possibilité d'accoler les deux noms du père et de la mère n'était choisie que dans 5 % des cas (soit 35 000 enfants sur les 700 000 naissances annuelles), ce taux s'élevant à 9 % à Paris, et le recours au double nom concernant, en général, des couples non mariés (7).
Par ailleurs, la substitution de la notion de nom de famille à la notion de nom patronymique n'est pas totale, dès lors que le modèle patronymique est encore destiné à prévaloir en cas de désaccord entre les parents ou en l'absence de choix des parents. Dans ces cas, en effet, la loi du 4 mars 2002 n'a pas retenu, comme règle subsidiaire, une transmission automatique d'un double nom composé de l'un des noms du père et de l'un des noms de la mère, déterminés par ordre alphabétique. Cette solution a, en effet, été écartée par le Sénat au profit d'une transmission automatique du nom du père. Tel est le cas donc pour l'enfant issu d'un couple marié, comme pour l'enfant né hors mariage, lorsque ses liens de filiations maternelle et paternelle ont été établis simultanément, ou encore dans l'hypothèse de l'adoption par deux époux (C. civ., art. 357, al. 2 N° Lexbase : L6485DIZ). Seul l'enfant dont la filiation a été successivement établie a finalement "échappé" à cette suprématie du nom du père pour se voir, quant à lui, attribuer le nom du parent à l'égard duquel la filiation a été établie en premier lieu. Cette persistance résiduelle de la transmission patrilinéaire ne risque-t-elle pas d'entraîner une condamnation par la Cour européenne des droits de l'Homme, en raison de la méconnaissance du principe d'égalité des sexes ? Une telle condamnation aurait, au moins, pour avantage de contraindre le législateur et le pouvoir réglementaire à renforcer la cohérence et améliorer la rédaction des dispositions issues de la loi du 4 mars 2002.
L'occasion lui serait, ainsi, donnée d'opérer lui-même une distinction entre noms de famille doubles et noms de famille composés, en imposant, par exemple, que les deux noms (du père et de la mère) formant le double nom soient reliés, comme en langue espagnole, par la conjonction de coordination "et". Ne peut-on, également, imaginer, mais cela obligerait, il est vrai, à renoncer à la notion même de nom de famille telle que définie par la loi du 4 mars 2002, d'imposer au couple de choisir un nom de famille commun, celui de l'homme ou de la femme, voire les deux noms, lequel serait seul transmis aux enfants ? Se substituerait, ainsi, à la notion de nom de famille la notion de nom matrimonial ou conjugal. Néanmoins, tous les membres de la famille disposeraient alors d'un même nom, un "nom familial", témoignage de l'unité du foyer.
(1) CEDH, 22 février 1994, Req. 49/1992/394/472, Burghartz c/ Suisse (N° Lexbase : A2337AIE), Série A, n° 280-B, D.,1995, p. 5, note Marguénaud.
(2) Les parents ont, ainsi, le choix entre 14 (!) combinaisons différentes.
(3) J. Hauser, note sous TGI Lille, 3 juillet 2008, RTD. Civ., 2009, p. 90.
(4) Cité par L. Cimar, Le double nom : du double tiret séparateur au double trait d'union, Droit de la famille, n° 4, avril 2005, étude 8.
(5) CE Section, 18 décembre 2002, n° 233618, Mme Joëlle X (N° Lexbase : A9733A7M), au Recueil, p. 463, RFDA, 2003, p. 280, conclusions Fombeur, AJDA, 2003, p. 487, chronique F. Donnat et D. Casas.
(6) QE n° 06758 de M. Jean Louis Masson, JO Sénat du 18 décembre 2008, p. 2530, réponse publ. 14 mai 2009, p. 1229, 13ème législature (N° Lexbase : L3402IG4).
(7) Cf., à cet égard, C. Marie, Le nom de l'enfant, AJ Famille, 2009, p. 199.
(8) Cf., sur ce point, L. Cimar, précité.
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